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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre VII - Tout est à commencer

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Chaque jour comme le premier

 

J'ai apprécié le vent sur ma joue, l'air qui entrait par la fenêtre du bus entrouverte. À l'arrêt suivant, des gens couraient pour attraper le bus. Je me suis demandé dans quelle étrange urgence ces gens vivaient pour éprouver le besoin de courir ainsi. La seule raison valable de courir était à mes yeux de vouloir rattraper la vie qui s'en va, pas de s'asseoir dans un quelconque bus d'une quelconque ville de la planète... Chacun ses priorités.

 

Je venais de passer des tests d'anglais et de français pour mon admission au département de traduction d'allemand de l'université. Il paraît que les responsables du département de traduction en ont décidé ainsi, c'est un moyen de sélection. Peu importe la langue que vous voulez pratiquer, il vous faut passer ces maudits tests de français et d'anglais. Le monde est parfois étrange.

 

En quittant la salle où j'avais passé les tests, je me suis dirigée vers le service de santé, à l'étage des consultations psychologiques. La secrétaire m'a expliqué que, mon nom n'apparaissant pas dans la machine, je ne pouvais avoir de rendez-vous avec un psychologue. Il fallait attendre que je sois « dans le système », c'est à dire après mon inscription, qui aura lieu dans une semaine, si du moins je suis admise aux tests, dont les résultats conditionnent également l'accès aux soins dont j'ai un besoin urgent, besoin de parler, de verser des larmes – ça y est, elles coulent maintenant, elles n'attendront pas une semaine – alors tant pis, mes mots n'auront d'écho que sur le papier. La mort ne prend pas rendez-vous, elle.

 

La ville est neuve et belle. Neuve pour moi car nouvellement arrivée d'au-delà d'un océan glacé que j'ai trouvé la force de traverser, me jurant que je laissais derrière moi ma carrière de victime. C'est à l'aéroport, à l'instant où j'ai compris que je m'éloignais inexorablement de mes proches, que je me le suis promis : mon enfance torturée ne me poursuivrait pas au-delà de cet instant. J'ai serré les dents pour ne pas pleurer, j'ai relevé la tête et je suis montée dans l'avion en traversant le tarmac en courant. La vie m'a rappelée à l'ordre : victime tu es, victime tu dois rester. La belle affaire.

 

Une vieille dame toute fripée se plante devant mon siège et me fixe sans rien dire. Je sens là comme un appel muet à lui céder ma place... Elle ne connaît pas sa chance, la vieille, elle au moins ça se voit qu'elle est fatiguée de la vie. Je n'ai pas suffisamment de rides, pas de carte d'invalidité ni de béquilles pour pouvoir prétendre à un quelconque soulagement de la part de mes congénères. Je lui ai laissé ma place. En me levant, j'ai senti le sang couler entre mes jambes. La vieille ne m'a pas remerciée, comme si, l'âge aidant, elle avait oublié la politesse. Un Alzheimer sélectif, en quelque sorte.

 

C'est au terminus que je suis descendue. J'ai aimé marcher seule dans les rues de cette ville inconnue. Malgré l'absurdité du monde humain, je suis heureuse d'être parmi les vivants. La caresse du vent chaud sur ma peau, la lumière du soleil qui danse et joue avec l'ombre des arbres, les écureuils qui ne s'effraient même pas à mon approche, tout me semble si nouveau et si beau, comme si mon regard sur le monde était neuf.

 

En rentrant chez moi, j'ai dessiné mon bébé avec des ailes d'ange et je l'ai jeté à la poubelle. J'avais besoin de symboles pour que mon esprit comprenne qu'il devait faire le deuil d'un être invisible. J'aurais pu aller enterrer mon dessin dans la nature, afin de témoigner du respect que j'éprouvais pour cette vie perdue. Mais j'ai plus que du respect pour la vie, quelque chose qui s'apparente à de la rage. Il me fallait un symbole plus fort et plus choquant qu'une simple sépulture.

 

Ce qui devait être une renaissance fut une re-mort. Après avoir senti la mort si proche durant mon enfance, je venais à nouveau de laisser la vie s'en aller. J'ai regardé les éboueurs s'éloigner, emportant le sac dans lequel j'avais jeté mon bébé... C'était comme un fleuve dont j'étais la source et qui s'éloignait de moi inexorablement, sans que je puisse l'arrêter, une source d'amour à l'origine du monde. Au commencement était le verbe aimer. Chaque jour, tout est à commencer.

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