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Chapitre VII - Tout est à commencer

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La fabrique des anges

 

C’était une drôle d’histoire, celle que je racontai, ce soir-là, à l’hôpital pour enfants. J'étais, depuis quelques semaines déjà, au chevet d'une enfant malade, et le stock de livres de la bibliothèque de l’hôpital commençait à s’épuiser. Cette enfant, elle était dans le coma depuis des mois. Je venais ici pour lire des contes aux enfants malades, pour les distraire un peu de la monotonie de leurs journées à l’hôpital et, surtout, pour me distraire moi-même de la vacuité de mon existence. Cette fois, je ne savais pas si ce que je faisais était utile, je ne savais pas si la petite fille m'entendait. Mais peut-être était-ce aussi important pour moi que pour elle – si du moins mes paroles lui parvenaient. J’ai saisi l’un des derniers livres. L’histoire que je lui lus ce soir-là fut la dernière :

 

« Par un jour de novembre, Aëlle, une jeune femme un peu perdue, croise un spectre en cherchant son chemin. Ça vous a une drôle de tête, un spectre. Tout pâle, la tronche de travers… Elle lui demande : « Sauriez-vous, Monsieur, où je dois prendre ma place ? » Le spectre ne répond pas et passe son chemin. Les corbeaux tournent au-dessus de leurs têtes. Leurs ombres se reflètent sur la neige immaculée. Plus loin, elle croise un homme noir qui lui sourit de toutes ses dents. Elle lui dit : « Monsieur, est-ce vous qui devez me mener ? » À ces mots, les corbeaux disparaissent. Quelques mots suffisent toujours à vous maintenir en lien avec la vie. L'homme noir lui dit : « Je vous connais, Aëlle, je suis Mahdi. Je suis une étoile dans le ciel nocturne, je peux vous guider dans les ténèbres. Suivez-moi, il y a un lieu que j’aimerais vous faire visiter… »

Aëlle suit Mahdi jusqu’à un édifice qu’elle n’avait encore jamais remarqué, sur la façade duquel est inscrit : « Ici, on fabrique des anges. » Le bâtiment, de taille modeste, semble là depuis des siècles, tant ses murs sont patinés. Creusée dans la pierre, l’entrée se découpe en arrondi sur une porte de bois, solide mais élégante. Le bâtiment est ceint de murs traçant les limites de la cour. Le long de ce mur d’enceinte, des plants de mélilot s’alignent, folles herbes à fleurs jaunes dont la couleur égaie la cour. Au centre de celle-ci trône un micocoulier au port arrondi, haut d’une dizaine de mètres.

La cour, de dimensions modestes, n’est ornée d’aucune autre végétation, ce qui donne à la fabrique un air humble. La plaque portant l’inscription est apposée à gauche de l’ouverture principale, sur le mur de couleur claire. Une autre inscription, à droite de la porte, dit : « Avant d'entrer en ce lieu, ayez l'obligeance de secouer la poussière de vos sandales. » La couleur dominante est le blanc cassé, la cour étant parsemée de gravillons de la même teinte que le bâtiment. Les quelques touches de couleur apportées par la verdure en font un lieu apaisant, où l'on a le sentiment de pouvoir se reposer des turbulences de la vie et du monde.

 

-   Nous y sommes ! Voulez-vous demeurer ici ? demande Mahdi.

-   Je n’en suis pas sûre, dit-elle d’une voix hésitante.

-   Ce n’est pas la bonne réponse, Aëlle, qu’est-ce qui ne va pas ?

-   J’ai peur de ne pas savoir compter les anges…

-   Alors ne comptez pas, c’est tout ! dit-il en haussant les épaules.

 

Là-dessus, ils reprennent leur avancée. La porte ne grince pas quand on la pousse ; en fait, elle ne rend aucun son, si ce n’est une sorte de soupir qui semble provenir de l'étage vers lequel un large escalier en colimaçon s’élève, son garde-corps constituant la partie gauche de l’entrée. Une cascade de lumière se déverse en un flot ininterrompu par la verrière qui tient lieu de toit au-dessus de l'escalier. La partie droite de l'édifice semble inexistante : le couloir d'entrée ne donne en effet que sur cet escalier.

D’un ton docte, l’homme commence à raconter l’histoire du bâtiment : « La fabrique des anges a été fondée par un ancien maréchal des logis dont la femme et la fille avaient souhaité un passe-temps utile. La fabrication d'anges semblait correspondre à leurs souhaits, puisqu'elles y consacrèrent le plus clair de leur temps jusqu’à leur mort. La fabrique fut ensuite léguée à la ville de Meadland, le maire de la ville et le maréchal ayant eu pour coutume de tirer à l’arc ensemble au club de tir de la ville, ce qui avait tissé entre eux les liens d’une amitié indéfectible. »

Aëlle et Mahdi sont maintenant dans le couloir qui mène à la fabrique. Mahdi reprend son discours : « La fabrique, plutôt discrète du temps où ses fondateurs y officiaient, attira, au fil des ans, de plus en plus de visiteurs : à Meadland, les mauvais parleurs disaient que la ville récoltait là les fruits d’un labeur peu louable. Les aubergistes, eux, se frottaient les mains (il joint le geste à la parole) : une telle affluence dans une si petite ville, c’était pour eux une bonne aubaine, de l’argent facile qui tombait droit dans leur escarcelle ! Alors, pourquoi chinoiser ainsi ? » À ces mots, Mahdi lève les bras au ciel, avant de reprendre : « D’un passe-temps pour dames oisives, la fabrique est devenue une attraction courue pour touristes tout aussi oisifs. L’avantage, pour ces derniers, c’est que l’entrée de la fabrique n’est pas payante. Après, il faut voir… » Il baisse le ton : « Le prix à payer dépend de l’âme des gens qui viennent en visite : une âme noire s’en tire à peu de frais, une âme chaste paie, elle, le prix fort. On ne sait pas à l’avance qui sera ruiné, ou pas ! » Il part d’un rire tonitruant, puis se ravise, regardant autour de lui d’un air contrit, comme pour s’excuser de ce tapage. Aëlle ne rit pas.

 

-   Est-ce que ça va ? demande le guide.

-   J’ai peur, dit-elle. Les anges sont trop beaux pour qu’on les perde, l’existence sans eux sera d’une terrible vacuité, après…

-   N’ayez pas peur. On ne peut les perdre. Ils sont loin seulement pour ceux qui ont perdu le fil de leur propre naissance.

 

La visite reprend. Mahdi, désignant le fond du couloir, explique : « Quand on parvient à l’extrémité du couloir, on accède à la fabrique proprement dite, en franchissant l’entrée masquée par un panneau coulissant. Certains visiteurs, peu téméraires ou peu curieux, sont repartis, déçus, après avoir trouvé porte close en haut de l’escalier, le portier se trouvant à ce moment-là à l’étage au-dessous. C'est d'ailleurs ainsi que la fabrique a acquis sa renommée internationale, la légende prétendant que seuls les cœurs purs parviennent à en trouver l'entrée. » Là-dessus, il se tourne vers Aëlle et lui fait un clin d’œil. « Les gens affluent donc, dans l’espoir de trouver l’entrée de la fabrique et de se prouver qu’ils ont un cœur pur. Il est pourtant simple de découvrir ce passage tellement il est visible, du moins si l'on se donne la peine d'aller jusqu'au bout du couloir… Certains passent ainsi toute leur vie à côté d’éléments essentiels, parfois sans même s’en rendre compte… Et les visiteurs qui ont pénétré dans la fabrique ne sauront jamais qu’en fait de cœur pur, ils ont simplement été jusqu’au bout du couloir. D’ailleurs, si je puis me permettre cette digression, les gens au cœur pur n’ont pas besoin de preuve : ils savent ! » Il dit cela en se frappant un grand coup du plat de la main sur le cœur, en se tenant droit comme un piquet comme pour la revue militaire.

 

Croyant avoir entendu un soupir, je lève les yeux de mon livre. Allongée dans son lit, la petite fille n’a pas bougé. Ses longs cheveux châtain encadrent son joli visage. Je pense à ses parents qui viennent la voir tous les jours, à sa petite sœur qui croit que sa sœur malade fait semblant de dormir quand la famille vient la voir, même si ses parents lui ont tout expliqué sur l’état de santé de sa sœur. Je crois que la petite ne veut simplement rien savoir de la maladie, elle préfère penser que c’est un jeu, et je la comprends. Avant de m’attendrir sur le destin de toute la famille, je préfère continuer ma lecture. Je bois un peu d’eau et je reprends :

 

« La visite de la fabrique se poursuit. Aëlle remarque le petit bruit que le panneau coulissant émet quand on le déplace, une sorte de couinement sympathique qui invite plus qu’il n’effraie. La première impression que donne cette partie de l’édifice est celle d’un lieu à l’abandon, dans lequel les rayons du soleil jouent avec la poussière, créant une atmosphère un brin surannée. De l’étage supérieur, une voix s’élève, un chant féminin consistant essentiellement en une série de vocalises lentes, répétées à intervalles irréguliers, un chant exempt de paroles, une musique vocale, la seule capable d’exprimer l’indicible, pense Aëlle.

Une harpe est posée à même le sol. Les cordes, habituellement destinées à produire des sons, ont été remplacées par de fines cordelettes qui semblent faites de laine tissée de couleur blanche: « ce sont des fils d’ange », murmure Mahdi. Ces fils se prolongent au-delà du corps de l’instrument, s’élevant dans toute la pièce en un enchevêtrement subtil qui fait de cet endroit une immense toile tissée sur fond de poussière d’or.

 

-   Suivez-moi, vous êtes sur la bonne voie, dit le guide, mais je veille : ne me trahissez pas.

-   Je sais ce que je fais, maintenant, n’ayez crainte, je tiendrai ma place » murmure Aëlle.

 

La magie du lieu commence à opérer : elle ressent une émotion où se mêlent un profond respect et un amour immense pour les créatures qui naissent ici. Émue, elle observe l’installation : Les fils passent par-dessus les poutres du plafond, redescendent vers des poulies aux engrenages complexes qui se mettent à tourner chaque fois qu’un nouveau fil est engagé. D’autres machines passent, pressent, poussent, et finalement tissent la matière en un mouvement presque constant. Désignant les grosses pelotes alignées près de l’entrée, l’homme explique :

 

-   C’est la matière première à partir de laquelle on fabrique le corps des anges. »

 

En bout de chaîne, les nombreux fils se rejoignent, sont assemblés puis tissés par deux branches à cinq doigts qui ressemblent à des mains, en de multiples gestes doux et habiles. Après environ douze minutes d’un tissage incessant, les deux fourchettes se séparent pour libérer ce qu’elles ont ainsi forgé, laissant apparaître la double armature des ailes repliées, qui forment ce qui ressemble fort à un cocon dont le fin tissage dissimule le corps que l’on devine à peine à l’intérieur. Un petit plateau de bois recueille ce joyau puis s’abaisse doucement, tandis que les deux mains se remettent au travail. Le plateau s’incline ensuite pour déposer le petit cocon avec délicatesse sur le tapis roulant, qui monte alors en un léger dénivelé sur plusieurs mètres et disparaît à l’étage supérieur. Sur le mur du fond, Aëlle remarque un panneau qui indique : « liste de courses : approvisionnement de la fabrique », puis  :

 

-   1000 pelotes de fils d’ange

-   100 ballots de plumes de cygnus columbianus (rémiges primaires)

-   300 mg de poudre d’étoiles

-   Amour

-   Tendresse

-   Innocence

 

Voyant ce qu’elle regarde, le guide reprend son ton savant pour expliquer :

 

-   Dans cette partie de la fabrique, le seul ingrédient utilisé est le fil d’ange. Pour connaître la destination des autres éléments, il faut reprendre le couloir d’entrée et grimper les marches qui mènent à l’étage. Là, Lubnan nous attend. C’est lui qui nous ouvrira la porte qui mène à la partie supérieure de l'édifice, celle qui se trouve au-dessus de l’entrée et, en partie, au-dessus de la salle de tissage.

-   Maintenant on ne peut plus reculer, je suppose ? demande Aëlle.

-   On peut toujours reculer, mais cela n’apporte rien. Vous connaissez déjà le chemin que vous venez d’emprunter. Aller de l’avant est plus porteur.

-   Si j’ai ce courage, serai-je récompensée ?

-   Vous êtes votre propre récompense. Vous n’avez besoin de rien d’autre que de vous-même.

 

Son ton est sans réplique. Songeuse, elle le suit dans l’escalier, en haut duquel Lubnan les attend, assis sur une chaise de bois blanc. C’est un petit homme d'un mètre environ.

 

-   Voici le portier, le guide, le gardien et le guichetier de la fabrique, déclare Mahdi. Car, même si l’entrée du lieu est gratuite, poursuit-il, chaque visiteur est muni d’un ticket qui indique les horaires d'ouverture du bâtiment, de façon à ce que personne ne s'attarde au-delà de l'horaire prévu.

-   Mais nous, nous n’avons pas de ticket, fait remarquer Aëlle.

-   C’est parce que nous sommes des visiteurs spéciaux, répond Mahdi d’un ton espiègle. Sinon, Lubnan ne nous aurait pas laissés passer, même si c’est un homme bienveillant qui ne crie pas, ne s'énerve jamais, et sourit en permanence ! Lubnan ne juge personne, il est en paix avec lui-même et avec le monde entier. C’est la crème des hommes, et c'est ce qui lui vaut ce poste de portier-guide-gardien-guichetier à la fabrique. Il est d’ailleurs marié à Chrisma, la crème des femmes par définition ! s’exclame Mahdi, avant d'ajouter, sur un ton plus sérieux : « Il n’en faut pas moins pour un tel lieu, puisque, si la salle de tissage ne nécessite aucune surveillance particulière, il en va autrement de l’étage supérieur. Ici, discrétion et retenue sont de rigueur : vous pénétrez un lieu sacré ! »

 

Le manque de lumière me rappelle à la réalité : la nuit commence à tomber et je ne distingue plus très bien ce que je suis en train de lire. Je me lève pour allumer la lumière. L'enfant semble endormie. Je passe ma main dans ses cheveux en essayant d'imaginer sa voix, son rire. Il ne faut pas que je m'attache aux enfants, c'est trop dur quand ils s'en vont. Je me rassois et continue à voix haute :

 

« Une fois que Mahdi a prononcé ces mots, le silence se fait, puis le bruit de la clé qui tourne dans la serrure résonne et va se perdre dans l’escalier. Désignant le toit de verre, il dit : « Vous pouvez vous envoler, d'ici, par la pensée : vous vous trouvez juste sous le ciel, il n'y a que la paroi de verre entre vous et le bleu. C'est déjà un grand pas de franchi à la rencontre des anges. Continuez. Avancez. Franchissez la porte maintenant grande ouverte. » Il invite Aëlle à passer devant lui. Elle entend plus distinctement le chant, celui qui est présent depuis qu’ils sont entrés dans le bâtiment. Sur la gauche, de grandes plumes blanches sont distribuées par un arc géant. Elles se présentent la tige vers le haut et sont propulsées, par un système de piston, dans la largeur de la pièce. Les plumes volent au-dessus de leurs têtes. « vous ne devez pas essayer d'en attraper une, vous compromettriez la naissance d'un ange en rendant son envol impossible, l’avertit Mahdi, un ange sans ailes n'est pas un ange, c'est une poule qui picore son grain sans jamais connaître les cieux. Alors laissez faire, laissez passer les ailes d’anges en formation. » Aëlle, impressionnée, lève la tête pour observer ce manège étrange. Les plumes vont se planter une à une dans les armatures qui passent sur le tapis roulant. Aëlle voit se former deux ailes d’envergure modeste (d’un mètre vingt environ), refermées de telle façon qu'on ne peut distinguer ce qui se dissimule en leur centre. Les ailes ainsi formées sont ensuite transportées sur le tapis jusqu’à la poudreuse (ce nom est inscrit sur un écriteau placé juste au-dessus de l’engin) : c'est une machine en forme d’oeuf géant coupé en deux, qui accueille les paires d'ailes, les unes après les autres, dans la coquille inférieure, l’autre moitié se refermant automatiquement, emprisonnant les ailes et les soustrayant au regard. « C'est dans cet oeuf que l'ange en formation reçoit sa part d'âme, explique Mahdi, sous forme de poussière d'étoile. Il en faut très peu pour insuffler une vie à un ange : quelques grains suffisent. ». Tandis qu’elle observe cet œuf s’ouvrir et se refermer, il lui demande :

 

-   Êtes-vous prête ? Nous arrivons à la dernière étape…

-   Je ne serai jamais prête, mais je suis déterminée à aller jusqu’au bout.

-   C’est bien. Il est temps d’accomplir ce pour quoi nous sommes là.

 

Cette pièce est plus basse de plafond que la salle de tissage, et elle est divisée en deux parties par une cloison blanche qui masque la deuxième partie de la pièce. On y accède par une ouverture dissimulée par un rideau de soie blanche. Aëlle n’a pas pu voir ce qu'il advenait des anges une fois sortis de l’œuf, car cet œuf géant est encastré dans la cloison. On le voit s’ouvrir, prendre une paire d’ailes puis se refermer, mais quand il se rouvre, les ailes n'y sont plus. « L'ange est passé de l'autre côté de la cloison, il est sorti de l'oeuf par une trappe située dans la partie inférieure de la coquille et est retombé sur le tapis roulant qui l’emporte vers son destin d’ange » murmure Mahdi d’un air de conspirateur, entraînant Aëlle à travers le rideau de soie.

Une femme est assise derrière cette cloison, sur une chaise située derrière une paroi de verre infranchissable. De l’autre côté de cette paroi, une large fenêtre est grande ouverte. « Le bout de la chaîne, c’est elle, déclare Mahdi, le maillon sans lequel rien ne serait possible. C’est elle qui permet aux anges de prendre leur envol. Son corps a été formé pour cela, telle une machine qui doit puiser, au plus profond de ses entrailles, la force d’élever les anges, un à un, vers les cieux. » Mahdi parle maintenant d’une voix de prédicateur : « C’est elle aussi qui leur insuffle leur innocence, qui leur donne tout l'amour et leur prodigue toute la tendresse dont ils ont besoin pour s'élever. »

La femme est assise sur une chaise en bois toute simple. Son ventre est ouvert au niveau de l’utérus. N’était l'appareillage qui occupe cette place, Aëlle pourrait voir l'intérieur de ses chairs. Elle est assise, la tête basse, les bras levés, tirant de toutes ses forces sur la chaîne qui s'élève au-dessus de sa tête. La chaîne part de son ventre, s’enfonce dans ses chairs, roule autour du cylindre horizontal placé dans la cavité abdominale, puis remonte au fur et à mesure qu’elle tire sur la chaîne, remonte jusqu’à la poulie qui tourne, lentement, au-dessus d’elle, élevant chaque ange qui se présente à elle. Un à un ils défilent, ouvrant grand leurs ailes face à elle. « Ils absorbent ce qui émane de son ventre, ce qui monte de ses entrailles, grâce aux seules forces qu'elle puise en elle. » susurre Mahdi. De l’endroit où elle se trouve, Aëlle ne peut voir que le profil des anges. Personne en dehors de la femme ne peut voir leur visage, si du moins ils en ont un, se dit Aëlle.

Une fois la force de cette femme en eux, leurs ailes déployées se mettent à battre l’air et ils s'élèvent doucement pour disparaître par la fenêtre ouverte. On les voit s'éloigner, devenir de plus en plus petits, puis ils se perdent dans l’azur. Le femme, elle, continue de tirer sur sa chaîne. Sa mélopée se fait toujours plus triste, plus désespérée.

 

-   C’est un labeur qu’elle effectue inlassablement depuis des années. Elle est épuisée, dit Mahdi tout bas.

-   Alors je dois y aller, répond Aëlle d’une voix un peu voilée.

-   Oui, c’est le moment de prendre sa place. C’est ce que vous pouvez faire de mieux pour elle… Et pour eux, ajoute-t-il en désignant les anges derrière la paroi de verre. »

 

Laissant les choses suivre leur cours, Mahdi quitte la pièce, adressant au passage un petit signe de tête affirmatif à Lubnan. Il descend ensuite à la salle de tissage. Là, sur le mur du fond où est affichée la liste d'approvisionnement de la fabrique, il saisit un chiffon et, délicatement, efface les trois derniers mots : « amour, tendresse, innocence. »

 

Le livre est tombé par terre et s'est refermé tout seul. Je remarquai alors, dans le silence de cette chambre d’hôpital, que l’enfant ne respirait plus. Refusant de céder à la panique, j'appuyai simplement sur l'alarme, même si je savais ce geste vain. Je restai là à regarder la petite fille, osant à peine respirer, comme si cela était tout à coup devenu inconvenant. Peu après, une infirmière se précipita dans la chambre. Après lui avoir fait part de la situation, je m'éloignai discrètement. J’avais enfin trouvé ma place.

 

dessin : enfant endormie
Point de fuite*
C'est le mot "fuite" qui m'a inspiré ce titre, le sommeil pouvant être pris comme le point de fuite de la réalité (dans la mesure où tous les traits saillants de la réalité vécue se retrouvent dans les rêves.) Il peut aussi signifier "il n'y a pas de fuite possible", puisqu'il est illusoire de croire que l'on peut échapper à la réalité dans le sommeil.

* Quand on parle de perspective, le point de fuite est le point de convergence des lignes parallèles.

 

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