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3 octobre 2009 - Exercice en direct sur le site Vos Écrits
Comment Chasi rencontra Louis...
PROCES VERBAL
OBJET : Disparition de personnages
Je soussigné, Agent de police RICHTON, Samuel, dûment agréé et assermenté, rapportons les faits suivants que nous avons constaté :
- La plainte a été déposée par l’Administratrice Générale Adjointe Catherine S., dans les locaux du SARIJ, commissariat central du 2ème arr. Une équipe a immédiatement été dépêchée sur place.
- Nous avons constaté la disparition des personnages représentés sur deux tableaux du 2ème étage, aile Sully, musée du Louvre :
- œuvre située en salle 34, intitulée « Louis XIV », de RIGAUD, Hyacinthe, né le 18 juillet 1659 à Perpignan,
- et œuvre située en salle 48, intitulée « Baigneuses », de FRAGONARD, Jean Honoré, né le 5 avril 1732 à Grasse.
Le périmètre a été immédiatement quadrillé à la recherche des personnages, malgré la mauvaise volonté évidente du personnel du musée.
- Sur les bandes magnétiques de surveillance, nous avons noté la présence d’un individu de type maghrébin qui serait resté plus de trois heures devant l’œuvre intitulée « Louis XIV », la veille du délit. Après investigation, l’individu recherché se nommerait GOURA, Chasi, réfugié politique irakien, né le 15 juillet 1956 à Al A’Zamiyah, demeurant au 11, impasse de Chalets, Aubervilliers. Le suspect est en fuite.
Fait ce jour, dimanche 4 octobre 2009, à Paris.
Le Gardien de police municipale RICHTON.
Cher ami,
Je vous contacte alors que je suis en bien mauvaise posture, une fois de plus. Je ne vois hélas personne d’autre à qui je pourrais confier l’étrange aventure dans laquelle je me suis embarqué. Avant de commencer, je veux vous assurer, et vous connaissez ma probité, que je n’ai commis aucun délit au regard de la loi, peut-être ai-je légèrement transgressé les règles de la physique classique, mais, vous en conviendrez, la loi n’a jamais interdit de telles transgressions. Si vous avez entendu prononcer mon nom aux informations, si des officiers de police sont venus vous interroger, je vous prie de bien vouloir lire ce récit avant de vous faire une opinion. Je vous demande également, vous comprendrez pourquoi, de conserver ces informations secrètes jusqu’à mon retour parmi vous. Si je ne devais pas revenir, vous pourrez faire ce que bon vous semble des faits que je vous révèle ici.
Tout commença dimanche dernier, alors que je me rendais au Louvre pour contempler les œuvres que la société qui m’emploie assure. Je me promenai pendant une bonne heure dans les galeries, jusqu’à ce que j’arrive au deuxième étage de l’aile Sully, dans la salle des peintres de Louis XIV. Là, je fus attiré par un célèbre tableau de Rigaud représentant votre illustre roi, altier, drapé dans des kilomètres de lourde étoffe. Je ne sais pourquoi cette œuvre m’a à ce point inspiré, car je la trouvais auparavant trop chargée. Le royal personnage est un peu trop efféminé à mon goût, pour un roi s’entend, et j’ai toujours trouvé sa coiffe à la limite du ridicule. Je crois que je me suis d’abord arrêté sur le chatoiement des tissus, sur leur réalité. Je vous ai déjà parlé des travaux que je menais à l’université de Bagdad, avant cette funeste guerre qui m’a à jamais éloigné de ces passionnantes recherches. Le temps, je vous ai déjà parlé du temps. De sa nature évanescente, chimérique, et du fait que, selon bien des aspects, il n’existe pas. Ce que je ne vous avais certainement pas dit est que, si le temps n’existe pas, il y a un moyen de montrer que l’espace et la matière n’existent pas plus. Mais je ne veux pas vous assommer de considérations trop techniques, vous pourrez contacter mon collègue Izzat Al-Rafidayn, réfugié à Barcelone, si vous voulez approfondir le sujet. Toujours est-il que, selon cette interprétation du monde et des équations, aucune réalité n’existe au-delà de la signification qu’elle incarne, qu’elle propage. J’ai maintenant acquis la certitude que cette vision est la bonne, car j’en ai fait l’expérience !
Je m’échauffe, mais il faut que je vous décrive les faits. J’entendis d’abord un bruit d’étoffe, je me retournai pour voir qui entrait dans la salle, mais ne vis personne. C’est en reportant mon regard sur le tableau que je me suis rendu compte qu’il s’était passé quelque chose : l’auguste personnage s’était assis sur le petit siège couvert du même tissu bleu roi orné de fleurs de lys que sa majestueuse cape. Je le vis d’abord la couronne entre les mains, ne sachant trop qu’en faire, puis il la posa à même le sol et leva les yeux vers moi. Il ne sembla pas surpris de me voir, beaucoup moins en tout cas que je l’étais moi-même. Le moment était étrange car, alors que j’étais encore dans cette pièce du musée, je le savais, mon regard se perdait dans la profondeur du tableau comme si j’étais aussi, simultanément, à l’endroit et au moment où Louis XIV avait posé pour ce tableau.
« Bonjour, mon brave, vous êtes un visiteur du musée ? Je m’étonne que vous sembliez m’entendre : j’essaye en vain d’attirer l’attention depuis tant d’années ! »
J’étais estomaqué, je ne pus rien répondre.
« Allez, remettez-vous monsieur ! J’étais un roi, un sacré roi même, mais je ne suis maintenant qu’un pauvre homme prisonnier d’un tableau… Et je suis bien content de pouvoir converser ! »
Je détournai la tête, à la recherche d’un contemporain dans la pièce, quelqu’un qui aurait pu entendre ou voir ce que je voyais, qui aurait également pu m’entendre quand je me décidai à répondre au roi. La salle 34 était bien là derrière moi, avec ses murs blancs ornés de tableaux, le plancher clair et l’éclairage moderne. Pourtant, dès que je me tournai à nouveau vers le tableau, il emplit tout l’espace, m’absorbant presque complètement. Le roi me regardait avec un sourire amusé.
« Oui, j’ai eu un peu de mal à m’y habituer, moi aussi… C’est assez étrange. Je crois que ce tableau me représente tellement, et que je m’y étais tellement attaché, que, après ma mort, j’ai voulu y rester…
- Ou, si vous permettez, je pense plutôt que vous vous y êtes identifié. Ce tableau, c’est vous.
- Oui, en quelque sorte… Je puis en sortir, m’éloigner un peu dans le musée, mais je ne le peux habituellement qu’en pleine nuit, quand personne ne me voit. Le simple regard d’un visiteur, ou d’un gardien de nuit, même par l’intermédiaire des caméras de surveillance, suffit à me clouer sur place. Il arrive même souvent, alors que je suis en train de me promener dans les salles, que je sois brusquement rappelé sur le tableau parce qu’un gardien vient d’entrer dans la salle. C’est abominable !
- Mais pourquoi, moi, vous vois-je ?… Votre grandeur… »
J’avais parlé à voix haute, mais j’étais en fait absorbé par mes pensées, il le vit et ne répondit pas. Je repris un peu plus tard, pressé par le regard devenu grave du personnage de Rigaud.
« Le premier point est, je crois, que mes recherches m’ont amené à penser que de telles choses sont possibles. Le second point doit être que, d’une manière ou d’une autre, nous nous sommes rapprochés…
- Que voulez-vous dire ? Je n’y entends rien…
- La proximité de fait découle de la proximité de la pensée. Peut-être étais-je, en entrant dans cette salle, dans un état d’esprit très proche du vôtre, et que…
- Je pensais aux baigneuses de la salle 48, auxquelles j’ai rendu visite la nuit dernière…
- Fantastique ! Je pensais moi aussi à ce tableau, car, étant passé devant, peu de temps avant d’arriver ici, j’avais été transporté dans des souvenirs de mes années d’études en France… »
Le roi sourit.
« Une belle poulette ?
- Euh… Oui votre grâce. Une amie, étudiante comme moi, avec qui j’avais descendu la nationale 7. Mais peu importe…
- Si, je vous en prie mon ami, continuez. L’abstinence me ronge !
- Vous me gênez, votre solaire majesté… Eh bien, nous étions quatre dans la voiture, car la demoiselle descendait sur la côte avec deux de ses amies. Elles profitaient de ma vieille voiture pour faire la route. Oh, ce n’était pas pour mes beaux yeux, vous pensez, un jeune étudiant irakien… je ne les intéressais guère. En route, nous nous sommes arrêtés le long du vieux Rhône, et, comme il faisait une chaleur étouffante en ce début d’été 76, elles avaient décidé d’aller se baigner. Je n’étais pas censé les observer, mais je le fis tout de même… J’en ai toujours conçu un peu de honte.
- Oh, il n’y a pas de mal. Je vous absous, j’en ai le pouvoir. Savez-vous que, moi-même, j’en suis réduis à observer les baigneuses, car…
- Elles ne vous voient pas ?
- Exactement, comment avez-vous deviné ?
- C’est logique. Elles ne sont pas dans le même espace de signification que vous.
- Pourtant, je sais que, elles aussi, vivent dans le tableau. Je les vois parfois, la nuit. Je les appelle mais sans succès. Et je n’ai jamais pu rentrer dans le tableau… »
Le roi part dans ses rêveries quelques instants, puis il reprend :
« C’est irrémédiable ? Car, voyez-vous, à force de les regarder, je suis sérieusement épris.
- Peut-être pas, il faudrait que nous nous rapprochions…
- Allons-y de ce pas ! »
Et c’est là que tout à commencé.
Mon cher ami, je sais que ce récit doit vous sembler des plus incongrus, des plus étranges. Il ne traduit pourtant que la réalité la plus aride, la plus libérée de tout phantasme que j’aurais pu plaquer. Vous vous souvenez aussi des baigneuses, Lucie, Valérie et Jasmine, je vous avais parlé d’elles. Vous n’avez pas tenté de pénétrer les arcanes du temps comme je l’ai fait, mais je sais que votre esprit est assez fin pour accepter des expériences apparemment irrationnelles. Je suis parti avec Louis et les baigneuses, mais je ne sais pas exactement où. Sommes-nous encore dans le même monde, pourrai-je poster cette lettre et pourrez-vous la recevoir ? Pourrez-vous la lire ou le papier sera-t-il obstinément blanc ? Je ne puis le dire, je ne sais plus… Je suis pris d’une torpeur frénétique, je nage dans un coton qui fait sur ma peau l’effet d’une toile émeri. Le monde est distordu, absurde. Le roi et les dames m’attendent en bas dans la voiture. Le pin-pon-pin policier s’approche, une trompette psychédélique pinponant l’hallali. Je dois y aller.
J’enrage de ne pouvoir étudier sérieusement ces évènements… car je les vis !
Chasi -
15 juillet 2009 - Exercice en direct sur le site Vos Écrits
Putain de journée
Putain de journée, je vous jure ! Moi qui ne suis pas patriote pour un sou, je me retrouve dans la foule agglutinée sur les champs, à attendre ce con de défilé. Bastien, mon fils, accroché à ma main gauche, Sidonie, ma femme, derrière, à parler avec ses parents… Les beaux parents ! Ah, ils sont beaux les beaux-parents… Je les déteste. Si je suis ici, c’est à cause d’eux, c’est pour montrer, ou faire croire, à beau-papa que je ne suis pas le soixante-huitard attardé que je suis de toute évidence. Mais non, je ne conchie pas l’armée… Mais, oui, je suis tout prêt à inculquer à mon petit ange les bonnes valeurs complètement branque de la grande muette qui ferait bien de le rester au lieu de nous assourdir à grand coups de tsoin-tsoin et de mirage 2000 fendant l’air. Et y’a pas un de ces cons qui pourrait nous faire un beau bang en rase motte, histoire de rendre sourds la moitié des habitants de la capitale ? Non, ils ne peuvent pas.
Bastien, mon fils, accroché à ma main gauche, et ce drapeau ridicule dans ma main droite, à peine levée, discrète, autant que possible. Le vent le fait osciller doucement, plus que les faibles mouvements que j’impulse dans quelques moments d’égarement… Égaré, égaré, je suis dans cette foule, sous ce soleil, dans cette famille de militaires…
Putain de journée, je vous… L’enfoiré ! Une espèce de loutre, nez allongé, oreilles rabattues, vient de faire surface à ma hauteur et s’est emparé de mon con de drapeau. Ça n’a duré qu’une seconde, un souffle, une respiration, puis l’animal s’est immergé dans la foule. Une longue apnée dans la mer humaine, dense. Puis il refait surface, un peu plus loin, prend le temps de me regarder d’un air narquois et replonge. L’enfoiré ! Je ne suis pas patriote, je conchie l’armée et les drapeaux, mais il y a des limites à ne pas dépasser. Ce drapeau est celui de mon fils, et, même s’il l’a dédaigné depuis une bonne heure, même si je l’ai ramassé par terre deux fois parmi les reliefs de pétards et les allumettes brulées avant de, finalement, préférer le garder, il est tout de même sacré. Je suis le gardien du drapeau, et le général en chef Bastien ne me pardonnerait certainement pas de laisser filer ce fier étendard sans risquer ma vie pour le rattraper ! À peine le temps de glisser la mimine du général dans celle de la duchesse en négociation serrée pour nous éviter le bal des pompiers de trifouilli-les-gonesses, et qui me regarde avec une expression de totale incompréhension, et je m’immerge à mon tour, difficilement, dans les flots tumultueux qui dévalent l’avenue. La loutre a une avance certaine, mais mes chances ne sont pas infimes. Elles le sont, de fait, mais un bon soldat ne s’arrête pas à des détails de cet ordre, pourtant de pure logique. Un bon soldat suit les ordres. En l’occurrence, je n’ai pas reçu d’ordre, mais c’est seulement parce que le général en chef n’a que cinq ans et manque encore un peu de réactivité face aux évènements, surtout ceux dont il n’est pas au courant. Du coup, j’improvise. Logique mon général : l’ordre était pensé, ou aurait pu l’être.
La loutre se faufile, sinue, fend les eaux sombres… et sort occasionnellement le museau pour constater que je suis à ses trousses. Moi, je rame. J’avance à grand coups de bras dans la foule, je mouline. Autour de moi, ça crie et ça gémit. La réprobation est palpable. Qu’importe : les ordres sont les ordres, et le non-dit qui plus est. Me voilà aux barrières de sécurité, plus de trace de la loutre. Où ce fada a-t-il bien pu se planquer ? Je m’appuie sur la barrière pour jeter un regard circulaire sur la foule réprobatrice qui me fusille du regard. C’est une image : je ne puis être fusillé vu que je ne fais que mon devoir ! Et je le vois ! La loutre louvoyant au loin… de l’autre côté. Mais comment a-t-il fait ? Amis, nous n’avons pas le choix, quand faut y aller, faut y aller, autant faire ce que peut ! J’escalade la barrière et je me rue sur l’avenue devant les yeux ébaubis de la foule en délire.
Là, j’ai fait une connerie, une grosse connerie, une énorme connerie… monumentale même. Devant moi, un régiment passe en faisant comme si de rien n’était. Derrière des chars. Pour les avions, c’est bon, ils sont passés, mais je n’écarte pas l’hypothèse que quelques hélicoptères puissent encore arriver. Je tente le tout pour le tout : je fonce. Tenter de passer en courant au milieu d’un régiment de fantassins stressés par des mois de répétition de cette bête cérémonie, est une expérience rare et vivifiante. Et la proximité du gradin des huiles, où le gratin huile son entregent, n’arrange pas les choses. En un quart de seconde il y a : trois soldats et un fou furieux affalés sur le sol, trente caméras de télévision tournées et mises au point sur le lieu du drame, cent-cinquante gars en uniformes sortis d’on ne sait où et courant sur l’avenue. Et, au point focal de toutes ces attentions : moi, baignant dans mon sang.
Un gars portant chemise kaki et casquette se pencha vers moi. Quand il vit, sous ma chemise déchirée, le T-Shirt « Ni Dieu ni maître » que j’avais malicieusement mis ce matin, malgré la chaleur torride qui était annoncée, un petit sourire se dessina sur ses lèvres…
Putain de journée. Je n’imagine même pas la tête de beau-papa…