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Chroniques du monde des rêves

Les amants du désordre

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Les amants du désordre (1)

Nous sommes partis un dimanche après-midi. Il faisait très chaud et le soleil ne semblait pas vouloir se cacher. Derrière les volets clos la ville s'éventait. Les bonnes familles qui avaient tenu à aller à la messe se remettaient lentement de l'effort du matin. Nous roulions dans cette ville morte en cherchant la sortie. Il faisait tellement chaud que le bitume collait aux pneus et nous ne nous pressions pas car il n'y avait aucune raison de se presser. Nous avons juste enfilé les rues les unes après les autres, en tournant quand il nous plaisait, il n'y avait jamais personne pour nous en empêcher.

Nous nous sommes arrêtés devant un magasin ouvert parce que Jim avait soif. Elle est sortie de la voiture et s'est éloignée dans les tourbillons de chaleur. Depuis une petite semaine il faisait une température vraiment écrasante. Jim et moi nous étions enfermés dans la maison que Fred nous avait prêtée. Nous n'avions pas bougé depuis mercredi. Les volets étaient toujours restés fermés. Heureusement le frigo était plein quand nous sommes arrivés. On a fait avec.

Fred revenait lundi matin, c'est pour ça qu'on est parti... On aurait pu insister et rester sur place quelques jours de plus, mais on avait plutôt envie de bouger, de partir le plus loin possible.

Au début on avait parlé d'aller se rafraîchir au pôle Nord... et puis peu à peu c'était devenu un projet au lieu d'une blague. Nous savions bien qu'on n'irait pas jusque là-haut, mais on pouvait au moins en prendre la direction. Je n'étais jamais allé dans le nord, et Jim non plus.

Je la voyais dans le magasin, en train d'expliquer au vendeur ce qu'elle voulait. Je n'entendais pas la conversation, je voyais juste ses lèvres bouger rapidement. Elle se tut et le vendeur lui tendit deux bouteilles transparentes et un paquet de gâteaux. Je la vis encore fouiller dans son porte-monnaie et payer au plus juste, puis elle empoigna son trésor et revînt vers moi. Le vendeur retourna au magasin en se servant d'une revue pour s'éventer. Il venait de voir une fée, mais l'apparition s'évanouissait, avec le tintement de la cloche accrochée à la porte.

Jim était d'une beauté époustouflante. Je la connaissais depuis quelques semaines déjà, et jamais durant ce temps je n'ai vu une fille plus belle. Je l'avais rencontrée un soir de printemps, enfin... plutôt une nuit de printemps. Ce soir-là, Fred m'avait invité à une soirée chez des amis à lui, des pilotes. J'étais content d'aller là-bas, bien que je n'en attendisse vraiment rien. Les festivités se déroulaient dans une petite baraque cossue, plantée au beau milieu de la campagne, au bout d'une route où se succédaient les tournants les plus dangereux que j'ai jamais vu. Le soleil venait de se coucher et le ciel était complètement bleu. Quand nous sommes arrivés, il y avait déjà une bonne dizaine de personnes qui tournoyaient autour des cacahuètes et des bouteilles de whisky. La soirée s'annonçait bien, j'ai pris un verre pour me réchauffer. Jim est arrivée un peu plus tard. Je m'en souviens, je me suis retourné pour la voir arriver. Les autres la connaissaient déjà, pas moi. La musique coulait doucement depuis le premier étage et nous nous sommes tranquillement laissé glisser dans la nuit. Il devait être à peu près une heure quand je me suis retrouvé assis à coté d'elle. Nous avons parlé un bon moment, puis, par un cheminement intellectuel assez compliqué, nous avons décidé d'aller voir le brouillard sur le Lac. Jim a emporté de la musique. Il n'y avait pas de brouillard ce soir là, le ciel était contre nous. Nous avons tiré des fusées d'artifices. Nous ne sommes revenus qu'au petit matin. La voiture s'était noyée avec de l'eau jusqu'aux essieux et nous avions dû la pousser. Je nageais dans des baskets trempées. Quand nous sommes revenus tout le monde était parti, nous avons eu le feu pour nous seuls. Depuis ce soir-là je ne l'ai pratiquement pas quittée.

Jim arriva et monta dans la voiture. Elle m'expliqua vaguement qu'elle avait pris deux bouteilles, une pour maintenant et une pour après le paquet de gâteaux. J'ai bu sans faire attention à ce qu'il y avait à l'intérieur des bouteilles.

Nous sommes repartis sur la route qui ondulait.

La vieille Buick blanche filait sans bruit vers la sortie Nord de la ville. Nous avions enlevé la capote pour mieux profiter du vent. Jim, son siège basculé en arrière, les pieds sur le tableau de bord, laissait les rayons du soleil la transpercer doucement. Je connais bien cette sensation... « Quand on a l'impression que le soleil vous cloue sur place, aucun geste n'est plus possible, tout devient tellement fatigant et l'on se sent si bien... » Pour l'instant je devais conduire et ne pouvais m'abandonner à ses cotés. Les bras me cuisaient sous le soleil, mais il fallait bien tenir le volant. J'ai demandé à Jim de me mettre une chemise mouillée sur les avant-bras. Elle a fait ça pour moi avant de retourner dans les bras du soleil.

Une dame Machin, sortie précipitamment sur son balcon, avait chaud, elle étouffait derrière ses volets clos. Se penchant sur la route, une vingtaine de mètres plus bas elle vit une femme endormie, le visage tendu vers elle, et une grande voiture blanche qui filait dans les rues désertes.

 

Au sortir de la ville, il y avait des oiseaux avec des ailes bizarres, ils volaient dans tous les sens... des dizaines de petites flèches noires, enchaînant looping après looping. C'était assez étrange et j'avais du mal à me concentrer sur la route. Ces oiseaux faisaient penser à des esprits en mouvement, ils étaient tellement vifs ! C'était un peu la même impression qu'au réveil d'un long sommeil, on se lève et il y a plein de petites étoiles qui viennent se superposer au paysage. A tel point que je m'interrogeai un instant sur la réalité de ses oiseaux. Quelques-uns sont venus voler à coté de la voiture, tout près, je voyais leurs plumes ébouriffées par la vitesse. J'ai même essayé de les faire approcher jusque sur le dossier de mon siège, mais ils ne voulaient pas. Je crois qu'ils avaient peur de venir à portée de mes mains, je ne leur voulais aucun mal pourtant. Mais non, ils restaient à quelques mètres et nous observaient en tournant la tête.

La route partait tout droit vers le nord. Je la voyais disparaître au milieu des collines, juste devant de la voiture. J'accélérai un peu pour le plaisir et parce qu'il n'y avait toujours personne pour me contredire. Le vent devînt assez fort dans la voiture, et plus frais aussi. Il raclait tout l'intérieur. Heureusement, les bagages étaient bien calés, ils se seraient envolés sinon. Les cheveux de Jim traînaient derrière sa tête comme des flammes noires. Quant à moi j'étais obligé de me tasser dans mon siège pour être à l'abri du pare-brise.

A part la route toute droite le paysage donnait une bonne impression de chaos. Il n'y avait presque pas de végétation, juste quelques bosquets d'arbres par-ci par-là... une steppe monotone... pas vraiment un désert, mais presque. Cela correspondait bien à l'idée que je me faisais du nord, mis à part qu'il faisait encore assez chaud - les arbres ondulaient dans les turbulences. J'ai encore accéléré. Jim ne se réveillait toujours pas malgré le vent et ses cheveux qui brûlaient comme les feux de l'enfer. Les oiseaux, eux, avaient abandonné la course, ils étaient restés aux alentours de la ville. Je les voyais tournoyer loin dans le rétroviseur. Derrière, la ville semblait toujours aussi morte. Nous avions bien fait de partir, je commençais à en être sûr. J'ai empoigné le paquet de gâteaux pour m'occuper. Puis j'ai descendu la moitié de la seconde bouteille de je ne sais quoi, en pensant que Jim avait eu une sacrée idée de l'acheter.

Quand le soleil a été assez bas sur le ciel Jim a décidé de se réveiller. Je me suis senti mieux parce que je commençais à en avoir assez de conduire tout seul. Elle a cherché le paquet de gâteaux pendant un petit moment. Moi, je n'ai rien dit, mais quand elle eut retourné toute la voiture sans rien trouver, elle a compris que je l'avais fini. Elle m'a regardé l’œil soupçonneux, je n'ai toujours rien dit, je suis resté complètement absorbé par la route. Comme elle ne pouvait rien faire d'autre elle a seulement dit: "J'ai faim". Pour le moment elle ne m'en voulait pas trop, ce n'était pas le genre de fille à se formaliser pour un paquet de gâteaux, mais je savais par expérience que si je ne lui trouvais pas à manger dans les cinq prochaines minutes elle allait devenir mauvaise. Je n'avais pas envie de la mettre en colère, on n'était pas là pour ça... mais je ne m'inquiétais pas trop, j'avais prévu le coup. Il faut dire que Jim avait toujours une fringale pas possible en se réveillant... Il lui arrivait parfois de manger un morceau de viande crue...

J'avais repéré depuis quelques kilomètres des pancartes indiquant une auberge. Une chance dans ce désert. Ce devait être à moins d'une dizaine de kilomètres maintenant, et à la vitesse où on filait ce ne serait pas long. En fait j'avais espéré arriver là-bas avant le réveil de Jim, mais rien ne se passait comme je le voulais avec elle. Pour garder tout de même un peu d'effet de surprise je ne lui ai rien dit du tout.

Je lui ai juste demandé si elle avait bien dormi, elle n'a pas répondu, elle boudait. Elle aurait bien aimé faire quelque chose pour m'embêter mais, tenant le volant, j'étais assez invulnérable. Elle aurait seulement pu se mettre à tricoter, je ne supporterai pas de la voir tricoter. C'est sûrement ce qu'elle aurait fait si nous n'étions pas arrivés à l'auberge.

 

Jim a retrouvé la vie quand l'auberge est apparue sur la colline. Elle s'est redressée sur son siège avec un sourire éclatant et le soleil s'est levé sur l'océan. J'étais content aussi, en fait le coup était assez réussi. Jim était de bonne humeur et l'air s'électrisait tout autour d'elle. J'ai ralenti assez à l'avance et nous sommes arrivés sur le parking tout doucement. Les pneus ont stoppé en crissant délicatement sur les graviers, exactement avec le même bruit que dans les films américains. Dans le soir tombant l'air était immobile, on n'entendait pas un bruit à part le doux ronronnement du moteur. Il n'y avait aucune voiture en vue sur la longue route. J'ai coupé le contact et un silence clair a plané quelques secondes autour de nous, puis nous avons entendu la musique qui venait de l'auberge. Jim est sortie, elle m'a fait un petit sourire entraînant, et elle s'est mise en marche vers la nourriture. Je l'ai suivie en faisant attention de ne pas claquer la portière trop fort, pour rester dans le ton.

C'était de la mauvaise musique, elle formait un fond mou et plat, pas gênant. Il n'y avait pas beaucoup de monde dans l'auberge, juste deux couples qui mangeaient chacun dans leur coin. Nous nous sommes installés en plein milieu de la pièce parce qu'il n'y avait plus de coins libres. En s'asseyant Jim m'a glissé que les autres clients avaient "des sales gueules". Je lui ai répondu de ne pas faire attention et de jeter un oeil sur la carte. La faim était de mon coté et elle m'obéit sans trop de problèmes. J'aurais bien aimé en rester là avec les voisins, mais le ciel avait sans doute décidé de me mettre à l'épreuve. Le serveur eut la mauvaise idée de venir prendre notre commande avant celle du couple du fond. Une grosse bonne femme se leva et interpella le garçon : « Hep !... Monsieur, nous étions là avant ». Elle avait probablement raison, mais Jim a aussitôt saisi l'occasion, « Mais qu'est-ce qu'elle veut la mégère du fond ! », juste assez fort pour que tout le monde l'entende. Je me suis enfoncé dans mon siège et le garçon, qui sentait l'orage arriver s'empressa de replier son carnet. Jim ne le laissa pas faire :

- « Patience mon gars, nous n'avons pas fini de commander...

- Mais Madame...

- Ne vous cassez pas pour la grosse, elle peut bien attendre. »

La "grosse" est devenue plus pâle que les nappes, elle a bondi sur nous en vociférant. J'ai vaguement compris qu'elle voulait voir le gérant. Jim s'est levée et l'a repoussée sur une chaise, heureusement, le mobilier était solide. L'homme en a profité pour se lever, pendant que sa moitié s'effondrait. Evidement c'est vers moi qu'il est venu. Il m'a dit que Jim était folle et qu'il demandait réparation, on n'a pas idée... Mais qu'avais-je donc fait au seigneur pour me trouver ici, devant cet homme au bord de la crise de nerf et qui m'accusait d'aimer une folle? Que voulez-vous, on ne choisit pas tous les instants de sa vie. Comme je ne voulais pas donner tort à Jim je lui ai répondu très calmement que s'il continuait à s'énerver, il allait perdre l'appétit. Le gérant est arrivé alors que les deux excités passaient la porte. Ils s'indignaient et maudissaient la jeunesse. Jim était rayonnante et le gérant semblait être un bon gars.

- « Je crois, jeunes gens, que vous venez de me faire perdre deux clients, dit-il en arrivant.

- Ne vous inquiétez pas, nous mangeons comme quatre, répondit Jim en lui adressant son plus beau sourire. »

Il haussa les épaules et j'en profitai pour lui demander de changer la musique. Le soleil disparaissait lentement derrière les collines et il me semblait que la lumière orangée qui pénétrait par les fenêtres ouvertes méritait un meilleur accueil que la mélasse qui emplissait l'air de ses vibrations molles.

Nous avons passé plus de la moitié du repas sans vraiment parler, juste quelques remarques entre deux coups de fourchette. Jim avait réellement faim et l'air plus frais du soir mettait en appétit. Mais en repoussant une grosse assiette de pâtes à la Carbonara vide, elle m'a attaqué sur son sujet favori, l'histoire. Voici a peu près ce qu'elle m'a dit :

« A notre époque il n'y a plus d'aventure, il n'y a plus d'îles désertes et il n'y a plus de mythes. Les farfadets ne sortent plus jamais des forêts parce que personne ne pense à eux. Qu'aurait pu faire Magellan s'il nous était contemporain? Il n'y a plus de terre à découvrir... et l'univers est encore trop vaste pour nous. Magellan se serait ennuyé, car il n'y a pas une parcelle de terre où ne soit allé un agent touristique. L'aventure ne se vend pas. Le Grand Voyage ne peut s'acheter derrière une vitrine. Dieu, comme j'aimerais m'embarquer sur un grand voilier à destination de l'inconnu. Peut-être dans un siècle ou deux l'aventure sera-t-elle de retour... Les étoiles seront accessibles, ou les villes seront devenues tellement grandes qu'elles seront mystérieuses. On racontera des légendes sur les fantômes informatiques ou sur les hordes qui vivent en sous-sol... La vie sera de nouveau amusante alors... »

Je lui ai demandé si elle aimait vraiment risquer sa vie et elle répondit qu'avant elle était plutôt pour le suicide. J'ai pensé que cela eut été dommage.

Nous sommes partis assez tard dans la nuit, c'est Jim qui a pris le volant.

 

Jim conduit

 

Jim ne conduisait pas, elle pilotait. En montant dans la voiture elle a fait apparaître un magnétophone de sous ses affaires. Elle a enfilé une cassette dans la machine et nous avons aussitôt été transportés dans le plus fou et le plus noir des films d'aventure. Clyde assis à coté de Bonnie. La voiture a fait un bond en avant et nous nous sommes mis a avaler la route à une vitesse folle. J'ai dit que Jim pilotait... c'est à dire qu'elle n'effectuait pas des gestes nécessaires, elle s'amusait réellement au volant de la Buick. Elle accélérait et freinait sans arrêt, alors que la musique parlait du désert australien. La Buick s'envolait aux sommets des collines et s'écrasait doucement sur la route en retombant. Je l'ai laissé s'amuser, je n'avais rien à dire. J'ai balancé la tête en arrière et j'ai regardé les étoiles immobiles. Le vent doux courait sur mon visage et essayait de le modeler à son idée, au-dessus je sentais mes cheveux partir tout droit, tirés en arrière par la force invisible, comme ceux de Jim tout à l'heure. Il faisait plus frais maintenant. Je ne sais pas si c'était à cause de la nuit ou parce que nous avions déjà beaucoup progressé vers le nord, mais il faisait plus frais. Je vis une étoile filante passer et je souhaitai que Jim conduise assez bien pour ne pas nous tuer.

Il y a des moments dans la vie qu'on ne voudrait absolument pas changer. On ne sait pas comment ça arrive et tout à coup c'est là, ça vous entoure complètement. Et on se laisse emporter par le courant, sans bouger parce qu'on est trop occupé à savourer et parce qu'on ne veut rien casser. Je me trouvais exactement dans l'un de ces instants. La musique s'échappait de la Buick et montait directement au ciel, le moteur était silencieux. J'étais complètement basculé au fond du siège et mes regards partaient à la poursuite de la musique, dans les nuées. J'ai tourné un peu la tête pour voir Jim. Son visage était éclairé par les instruments de la voiture, par cette seule lueur. Elle semblait bien s'amuser. Elle articulait les paroles des chansons en regardant la route arriver. J'ai relevé la tête pour regarder devant et j'ai eu peur. Nous n'allions pas très vite, de ce coté là j'étais tranquille, mais, alors que je m'attendais à voir la route défiler dans les deux grandes taches des phares, mes yeux se perdirent dans un noir intense. Je me suis retourné brutalement et j'ai rencontré le sourire de Jim. Elle m'a dit qu'elle voyait très bien la route. Je n'en étais pas sûr, alors j'ai rallumé les phares. Elle a grogné un peu, mais pas trop. J'aimais vraiment cette fille, mais parfois sa folie me dépassait. On ne peut pas dire que je sois un homme trop raisonnable, non, mais il y a des choses qui ne me seraient jamais venues à l'esprit. Jim, elle, avait toujours une folie dans la cervelle. A travers elle le monde paraissait complètement déformé. Elle agissait comme un filtre qui tordait les lignes droites. Elle n'observait que le culte du dérisoire. N'empêche que je l'aimais et que j'aimais partager ses visions. Je me suis de nouveau écroulé dans mon fauteuil et j'ai fermé les yeux parce que je commençais à être fatigué. Quelques instants plus tard j'ai entendu le click du commutateur de phares, puis la voiture a hésité pendant quelques minutes, le temps que ses yeux s'habituent. J'ai fermé les yeux là-dessus aussi.

Quand je me suis réveillé le soleil inondait la Buick et j'étais encore vivant. Le magnétophone déversait maintenant une musique plus douce, moins agressive que le soleil, toute verte. Jim pilotait toujours la Buick comme une Formule1, je me demandais comment elle avait fait pour tenir aussi longtemps. Elle se retourna vers moi et me sourit, « Bien dormi mon chéri ? » Dieu soit loué la princesse était de bonne humeur ! Cette heureuse nouvelle me donna la force de me relever sur le siège. J'en profitai même pour m'étirer comme un chat, tendant mes bras dans le vent et poussant un cri à faire éclater les bourgeons. Jim s'arrêta un peu plus loin sur le bord de la route, elle en avait tout de même marre. Nous en avons profité pour nous dégourdir un peu les jambes en regardant le soleil monter. Il y avait quelques nuages qui ceinturaient l'horizon mais la journée s'annonçait encore chaude. Apparemment nous n'avions pas encore atteint le nord. Jim avait vraiment de l'énergie plein la tête malgré sa nuit blanche. Avant de partir, je trouvai le moyen de me brûler les fesses sur le capot de la voiture. Jim riait encore quand je claquai la portière.

Nous n'avons pas cessé de parler jusque vers midi. Jim semblait pleine de paroles, et elle se déchargeait lentement. J'ai pensé qu'elle avait dû ruminer tout ça pendant la nuit, pendant que je dormais comme un bienheureux. Je ne faisais pas vraiment attention à ce qu'elle disait, le soleil m'empêchait de réfléchir correctement et puis je devais aussi conduire. Je n'ai jamais été doué pour faire deux choses en même temps. J'ai seulement accroché quand elle m'a parlé de l'infini. Je lui ai dit que l'infini ça n'existait pas, comme les lignes droites et l'impossible. Ce sont des inventions des hommes. Dans ce monde rien n'est impossible et rien n'est infini, sauf l'ennui. Après ça Jim s'est un peu tue, je crois qu'elle réfléchissait à ce que je lui ai dit. Elle essayait de voir si son infini était une illusion ou si j'étais un imbécile.

Le paysage s'était tout de même un peu modifié depuis la veille. C'était plus varié. La route montait et descendait sans arrêt, ondulant au rythme des collines. Il y avait même des escarpements qu'il fallait attaquer par le flanc, en une ou deux épingles à cheveux bien serrées. De fait la conduite demandait plus d'attention, on ne pouvait plus se laisser aller en appuyant seulement sur l'accélérateur. C'était plus vert aussi, il y avait de petits bosquets qui crevaient la terre par endroits, comme des parasites. Il y avait même le long serpent noir d'une forêt qui courait sur l'horizon. Et comme la terre avait changé, le ciel changea également. Les nuages qui cernaient l'horizon le matin arrivaient maintenant jusque sur nos têtes, cachant le soleil pendant de courts instants. L'air était plus frais aussi, non pas froid encore, mais frais. La tendance se confirmait au fur et à mesure que nous montions vers le nord. Au-dessus de chaque colline de nouveaux nuages nous attendaient, surplombant la plaine de leur masse cotonneuse et de plus en plus sombre. Nous regardions tout cela avec une sorte de ravissement, nous avions l'impression d'êtres enfin délivrés du sauna. Nous ne redoutions pas la pluie, nous l'attendions même, par défi. Quand le ciel fut assez sombre, il s'illumina d'un éclair violent. La route descendait maintenant tout droit dans la plaine et s'en allait en plein milieu de l'horizon. Le ciel était complètement gris et il n'y avait qu'une mince ligne de lumière séparant la terre et le ciel. Nous avons dévalé la colline comme une avalanche. Un second éclair a jauni les nuages.

La première goutte frappa le capot juste devant moi. Elle éclata avec un gros bruit mat. Jim m'a regardé, elle souriait comme une enfant. La deuxième est arrivée quelques secondes plus tard, elle s'est écrasée sur le siège arrière. Le bruit était différent, plus sourd que sur la tôle. Ensuite ça a commencé à arriver plus régulièrement et je me suis un peu inquiété pour les affaires, entassées à l'arrière. J'ai enfoncé l'accélérateur à fond. La voiture filait à toute vitesse à la rencontre des gouttes. C'était de grosses gouttes, gavées d'eau, elles faisaient des taches comme la paume d'une main sur le bitume, noires. Lentement les taches se rejoignaient, elles allaient finir par tout noircir uniformément. Nous foncions là-dessus en laissant deux traînées derrière nous, noires aussi. En fait la situation devenait critique, nous ne craignions rien, car nous étions protégés par le pare-brise, avec la vitesse les gouttes passaient bien au-dessus de nos têtes, mais nos quelques bagages se mouillaient à notre place. Nous foncions toujours, j'espérais arriver le plus tôt possible vers un petit bosquet que nous avions aperçu du haut de la colline.

Nous y sommes arrivés juste avant le déluge. J'ai viré serré malgré la pluie sur la route et j'ai stoppé exactement sous le plus gros des arbres.

Dès que j'ai coupé le contact, les vannes du ciel se sont ouvertes. La pluie a fondu sur la terre comme un aigle sur sa proie. Ça a commencé par un petit crépitement, vaguement rythmé par le tonnerre. Puis tout à coup ça s'est accéléré, c'est devenu un bruit continu et puissant. La plaine a disparu derrière des milliers de traits blancs. Le gros arbre était touffu et nous protégeait assez bien, nous l'en avons grandement remercié en tapotant l'écorce rugueuse, comme l'échine d'un cheval. L'ennui avec les arbres, c'est qu'ils ne retiennent l'eau qu'un moment. Après avoir glissé d'une feuille sur l'autre les gouttes tombent jusqu'au sol et il n'est pas rare que quand la pluie cesse, l'eau tombe encore des feuillages. Les arbres pleurent sur leur condition. Quoi qu'il en soit cet arbre était une bénédiction et nous espérions que l'orage ne durerait pas. Nous avons tout de même protégé nos sacs du mieux que nous le pouvions.

Nous sommes partis peu de temps après, quand la pluie cessa. Il y avait comme un grand silence dans l'air, un silence qui emplissait les oreilles, un manque de bruit. Il y avait aussi de lourdes effluves de terre mouillée qui s'élevaient de partout. Cela me mit de bonne humeur. J'ai remis la Buick sur la route luisante et j'ai pris la même vitesse qu'avant. Au-dessus de nos têtes le vent faisait le ménage, il éparpillait les nuages dans les nuées, faisant place nette pour le soleil qui n'avait pratiquement pas bougé.

La route luisait maintenant comme une voie sacrée sous le soleil. Elle s'enfilait en serpentant un peu vers un horizon plus vert. Nous étions heureux parce qu'il faisait plus frais, nous avions l'impression d'être libres. Le ciel était libre aussi, les nuages effilochés s'y promenaient calmement, ponctuant de blanc le bleu torride.

Comme il ne pleuvait plus, Jim a empoigné son sac et en a sorti le magnétophone. Elle a remis la même cassette que la veille, mais ça me semblait beaucoup plus gai maintenant que le soleil était borgne. Jim a mis les pieds sur le tableau de bord et a commencé à chanter en s'étirant sur le siège. J'étais heureux qu'elle soit heureuse et heureux simplement. Je roulais toujours assez vite. Et comme nous riions ensemble le pneu avant droit a explosé juste au-dessus d'une colline. La voiture est partie sur la droite comme une furie qu'on libère. Il y avait un petit talus sur le bord de la route, nous l'avons escaladé sans hésiter et nous nous sommes envolés vers le ciel.

J'étais sûr que ça arriverait un jour ou l'autre, les pneus étaient usés, mais pourquoi fallait-il que ce soit si vite... et sur une route mouillée. La voiture filait maintenant dans le ciel comme elle filait sur la route quelques secondes auparavant. Je me demandai si nous allions monter assez haut pour transpercer les nuages. Nous étions déjà pas mal monté, plus près de toi mon seigneur... Sur le dessus de la colline j'ai vu qu'il y avait un parking, une voiture sur le parking, une traction avant noire. Il y avait ainsi les propriétaires de la voiture qui pique-niquaient sur une table, tout au fond. Il devait être midi. J'ai pensé que je voyais ces humains comme les oiseaux devaient nous voir hier, quand nous sommes sortis de la ville. La vue du ciel, c'est une situation rare... Mon cœur battit une fois de plus et je me retournai vers Jim. Elle souriait la diablesse. Je me suis étonné alors que mon cœur se remplissait de sang et de l'image de Jim. Je me suis souvenu que je l'aimais et j'ai souri aussi. La voiture a commencé à redescendre vers la terre, nous n'avions pas atteint les nuages... il ne faut pas rêver. Nous étions presque au-dessus du parking et je me demandais si nous allions tomber dedans ou dans les fourrés alentours. En fait nous étions bien partis pour nous payer le grillage parce qu'en ce bas monde rien n'est jamais parfait. Les propriétaires de la voiture noire nous regardaient, la bouche ouverte et le sandwich à mi-chemin de la table. J'ai eu envie de leur faire un petit bonjour mais je me suis dit que je n'en aurais certainement pas le temps.

La Buick est arrivée juste après le grillage, c'est l'avant qui a touché le premier, le coin avant droit. Nous avons dégagé tout de suite et nos sacs nous ont suivis. Le magnétophone a fait un beau looping au-dessus du parking, en émettant un La déformé par l'effet Doppler. Il vînt s'écraser sur la cabane des W-C. en disant « Don't serve your king. » Les sacs ont atterri un peu plus bas en se crevant. J'ai fermé les yeux en arrivant sur le bitume. Il s'est enroulé tout autour de moi comme une couverture et m'a tenu chaud pendant quelques instants. Je me suis retrouvé au milieu des sacs éventrés, la tête dans un slip de Jim. Ça m'a fait rire. Jim est arrivée un peu plus loin. Elle ne souriait plus car elle avait un peu mal. Je sentais sa douleur dans mes bras. Elle est venue cogner contre un arbre, elle l'a entouré de toutes ses douceurs. Elle m'a regardé en essayant de garder le moral. Derrière, la Buick achevait son troisième tonneau. Les derniers phares ont éclaté. Elle était accompagnée dans l'air par toute une myriade de petits morceaux de je ne sais quoi, étincelants dans le soleil. Elle s'est arrêtée en glissant un peu sur le bitume, elle était à l'envers. Il y eut encore le crépitement de ces milliers de morceaux tombant au sol, puis le silence revint. Les gens qui mangeaient n'avaient pas bougé.

Nous nous sommes relevés presque aussitôt parce que nous n'avions aucune blessure grave. Un gars s'est levé de la table et s'est avancé vers nous. J'ai bénit le ciel d'aimer les Buicks décapotables, elle était morte maintenant mais elle nous avait épargnés dans son agonie. Jim est partie vers la voiture noire, j'ai reculé pendant que l'autre avançait. Il m'a demandé si nous allions bien et je lui ai répondu que tout était parfait, qu'il n'y avait aucun problème. Derrière moi j'ai entendu le moteur démarrer. Le bonhomme s'est arrêté, il ne savait plus quoi faire. Moi je savais, et j'en ai profité pour prendre de l'avance. Je me suis retourné et j'ai couru vers la bagnole noire. La porte du conducteur s'est ouverte, je suis monté et j'ai démarré sur les chapeaux de roues. Le gars derrière est resté figé au milieu de son parking, nous lui avons laissé un enjoliveur.

Il y avait un autoradio dans la voiture. Jim a sorti la cassette de son jean et l'a enfilé dedans. Je me suis demandé comment elle avait pu récupérer une cassette dans le déluge, mais j'ai vite abandonné la question, ça ne valait pas la peine de se tracasser. Peut-être trimbalait-elle toujours plusieurs copies, au cas où... J'avais encore le slip dans lequel je m'étais planté entre les mains, je l'ai pendu au rétroviseur.

La route continuait toujours vers le nord, comme un grand fleuve paisible. Heureusement que nous étions dans une voiture couverte maintenant, car il faisait plus frais et les nuages n'avaient pas quitté le ciel. En fait nous n'étions peut-être plus très loin du pôle Nord. Jim avait un peu de sang qui coulait sur la joue, cela lui donnait l'air farouche mais ce n'était pas très propre. Je lui ai dit de se débarbouiller. Elle a prit un drap qui traînait derrière et s'est refait une beauté en se regardant dans le rétroviseur droit. Ensuite elle m'a un peu essuyé la figure. Le drap était sale maintenant et nous étions propres, Jim a jeté le drap.

- « Ça te va ? » a-t-elle demandé en se retournant.

- « C'est parfait... »

Et j'ai appuyé à fond sur l'accélérateur.