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Lire > Chapitre 7 :

7.

Je suis Vania Tati. Jeune, j'en ai souffert. Vous imaginez les quolibets dans la cour de récréation : « Eh, tatie Vania ! » Et je vous passe le pire, rapport à l'intimité féminine.

Maintenant ça va un peu mieux, mais, au travail, il se trouve toujours un mâle intelligent pour perpétuer dans la vie d'adulte ses vannes de collégien.

Dans cette vie, je me suis toujours sentie comme une extraterrestre. Alors vous ne serez pas étonnés si je vous raconte qu'un jour j'ai rencontré des extraterrestres.

Enfin, pour être juste, j'ai commencé par rencontrer un extraterrestre. Un extraterrestre comme moi, terrestre. Et après…

 

Je l'ai vu arriver par derrière, d'abord son ombre. J'ai levé les yeux sur le miroir qui longe le mur, j'ai vu un tronc arriver, me frôler et venir s'asseoir juste en face de moi. Il m'a regardé comme pour s'excuser d'être passé si près. J'ai reconnu dans ses yeux une flamme que je recherche dans tous les yeux que je croise, la flamme d'humanité. Assis, il m'a regardé à nouveau, avec timidité, puis il s'est retourné vers l'autre table, avec peut-être quelques regrets.

J'ai bien vu que les autres se moquaient de lui, c'était évident. Et je les avais entendus parler auparavant, parler de trouver un bon abruti pour s'amuser de son innocence, pour voir comme il est facile de dominer un homme. Je crois qu'il s'en doutait aussi, à cause des quelques regards de connivence qu'il m'a adressés pendant son récit.

J'ai écouté toute son histoire, il parlait assez fort et, dès le début il m'a englobée dans son auditoire. Il faut dire que, quand les autres ont commencé à se présenter comme un club d'ufologie, j'ai tendu l'oreille, je me demandais bien de quoi ils allaient parler.

Pendant un bref instant, j'ai cru qu'il était ivre et allait raconter n'importe quoi, puis, quand je l'ai vu se concentrer, rassembler ses idées, j'ai compris qu'il était maître de lui, à cet instant du moins. Et je l'ai vu raconter, sans réagir aux remarques et aux départs des auditeurs, totalement absorbé, comme s'il se disait cette histoire à lui-même plutôt qu'à nous.

Il y avait encore la possibilité d'une mythomanie grave, mais j'ai préféré penser qu'il racontait la vérité. Je l'ai cru sincère, dès que je l'ai vu, au premier regard que nous avons échangé.

 

Il est devant moi, les jeunes sont partis. Il n'y a plus que lui et moi. Oh, et les autres aussi, bien sûr, tous les gens qui peuplaient le bar il n'y a pas cinq secondes, je suis sûre qu'ils sont encore là, c'est juste que je ne les vois plus, qu'ils sont tout à coup partis très loin. J'ai l'impression qu'une faille de l'espace-temps nous isole du reste du monde, moi, la petite table, et l'extraterrestre qui me fait face.

« Tu as écouté toute mon histoire ?

- Oui, bien forcée, tu parlais assez fort.

- Désolé.

- Non, je rigole, j'ai aussi écouté parce qu'elle m'intriguait, ton histoire.

- Et ça ne te semble pas bizarre, à toi ? Ça ne te fait pas marrer ?

- Il n'y a pas grand-chose qui m'étonne, tu sais… Et je fais plutôt confiance aux gens. Quand on me raconte quelque chose, je préfère toujours partir du principe que c'est vrai, c'est plus constructif… Je trouve…

- Alors tu me crois ?

- Oui, a priori oui. Pourquoi ? Je ne devrais pas ? Tu as raconté n'importe quoi, tu voulais te payer ma tête avec celle des autres ?

- Non, surtout pas, je n'ai pas dit ça. C'est juste que je suis étonné, depuis que ça m'est arrivé, tu es la première personne à me croire… »

La discussion se perd dans le vague. Nous nous regardons, nous réfléchissons, chacun dans notre coin. Il y a de quoi penser. Lui doit réfléchir au fait que je le crois. Moi, je me demande si je fais bien de le croire, si ce n'est pas trop incroyable.

« Tout ce que j'ai raconté est vrai… je veux dire, tout sauf le coup de la soucoupe verte à pois bleus, bien sûr.

- Bien sûr… J'avais compris que c'était une vanne.

- Oui, enfin, tout le reste est vrai… En tout cas c'est ce que je tiens pour vrai, parce que c'est pas facile de s'y retrouver là-dedans…

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Ben, tu sais, quand tu te réveilles… Tu ne saisis pas toujours tout de suite où tu es. Des fois il faut un certain temps pour recoller les morceaux, pour comprendre que tu es dans une chambre et qu'un réveil est en train de sonner.

- Oui, surtout quand tu ne dors pas chez toi… Ou que le réveil sonne en plein milieu d'un rêve…

- Voilà… Exactement… Et bien moi, ça m'est arrivé plusieurs fois, ces derniers temps, de me réveiller dans des endroits bizarres…

- Et ? Je ne vois toujours pas…

- Eh bien, quand je me suis retrouvé dans la soucoupe… Je ne sais pas si j'étais réellement éveillé, ou si je dormais encore... Je veux dire, ce n'est pas clair. Je suis resté éveillé très peu de temps, dans cette soucoupe. Si ça se trouve, tout ça n'est qu'un rêve.

- Je te signale que tu viens de me dire que c'était une histoire vraie…

- Oui, je maintiens… Au début, je suis resté sur l'idée que j'avais tout rêvé, mais ce n'était pas cohérent non plus. Il y avait trop de choses qui ne collaient pas… Alors finalement j'ai trouvé plus logique de penser que c'était vrai… »

 

À partir de là, j'ai commencé à être vraiment convaincue. Convaincue par lui, Johnny, plus que par son histoire. Nous avons continué d'en parler dans le bar pendant une bonne heure. Il m'a raconté à peu près tout, je crois, et je ne me suis pas privée pour lui poser des questions, voire lui tendre quelques pièges. Mais il a réponse à tout.

En le regardant parler, je ne peux me permettre de mettre en doute sa sincérité, il a l'air si convaincu. Bien sûr il a pu délirer pendant une journée entière, lui-même le reconnaît. Mais les psychiatres n'ont rien trouvé. Alors, à tout prendre, moi ça ne m'étonne pas plus que ça, les extraterrestres.

 

Je n'ai pas vraiment envie de partir, je l'écoute toujours parler, raconter son histoire. Mais il se fait tard, je ne suis plus aussi vive, j'interviens moins souvent. Alors qu'il est en train de me raconter son retour "sur les lieux", j'étouffe un petit bâillement, que je croyais discret.

« On dirait que mes histoires commencent à t'ennuyer…

- Non, non, pas du tout, c'est juste qu'il est un peu tard… Il va falloir que j'aille me coucher.

- Ah, je vois…

- Oui, c'est dommage, j'aime bien t'écouter parler… Il faudra qu'on se revoie, quelque part, dans quelque temps…

- Si tu veux… Mais je ne sais vraiment pas ce que je vais faire. Tu vois, je ne sais vraiment pas… C'est énorme quand même…

- Tu as bien une adresse, un numéro de téléphone ?

- Pas précisément… En fait, je n'ai pas vraiment envie de rentrer chez moi, avec cette histoire d'hôpital… Mais je ne t'ai pas encore raconté ça… La vérité, c'est que je me suis un peu éclipsé de l'hôpital, tu vois… Éclipsé… Sans autorisation quoi…

- Oui, je vois. Tu as peur que les flics t'attendent en bas de chez toi.

- Y'a ça, et y'a que je ne sais même pas si j'ai envie de rentrer… Tu vois, il faudrait…

- Et il faudrait que t'arrêtes de dire "tu vois…" tout le temps.

- S'cuse-moi, ça doit être les pastis... Il faudrait qu'il se passe quelque chose, tu vois, que quelque chose arrive pour me montrer la voie… C'est comme si j'étais sorti de chez moi, attiré par une lumière, et que je me retrouve dans le noir. Forcément il faut un autre signe, à nouveau, une lumière, une direction… Parce que moi je ne sais pas, je n'ai même aucune idée, mais alors là aucune, tu peux pas savoir à quel point. Et je ne peux quand même pas tout oublier, tu es bien d'accord avec moi ?

- Non, tu ne peux pas tout oublier, mais ce n'est pas la fin du monde non plus… Il doit y avoir moyen de s'en tirer, quand même… Tu ne crois pas ?

- J'sais pas, j'sais même pas où je vais aller me pieuter ce soir, et je commence à en avoir sacrément envie maintenant… Je vais m'allonger là, tiens…

- Non, viens plutôt prendre l'air, raccompagne-moi, ça te fera une balade. D'accord ? »

Il acquiesce. Je n'avais pas encore remarqué à quel point ce gars est bourré. Ça ne se voyait pas autant, avant, quand il parlait avec plus de fougue. La fatigue certainement. Il part payer, preuve qu'il lui reste un peu de bon sens et de galanterie.

 

Dehors, effectivement, ça rafraîchit. Il a un peu plu et le trottoir est tout luisant. Mes pas résonnent clairs dans l'atmosphère fraîche et humide, les voitures passent dans un vrombissement aigu.

Johnny semble s'être pris une baffe en sortant. Il est resté quelques secondes, immobile, souffle coupé, puis il s'est secoué, de la tête aux pieds et s'est mis en marche à mes côtés. Il est encore resté sans parler pendant un moment, le temps de retrouver un souffle normal, puis il a repris le cours de ses pensées à haute voix.

Quand nous sommes arrivés devant l'entrée de ma petite maison, il venait de me raconter qu'il allait essayer de trouver des informations sur les extraterrestres, de rencontrer des gens, tout un tas de choses qui n'avaient ni queue ni tête. Je ne voulais pas qu'il parte dans une direction qui n'en est pas une.

« Écoute Johnny, sincèrement, moi je crois à ton histoire parce que, de façon totalement irrationnelle, je te fais confiance. Mais ce n'est pas le cas de tout le monde… Personne ne te croira. Et puis, il faut bien reconnaître que tu n'as rien. Je veux dire, comme preuves, tu n'as rien. Tu n'as que ce que tu racontes…

- Et alors, qu'est-ce que je fais ?

- La seule chose que je vois, c'est d'essayer de les retrouver, ces extraterrestres. Si tu veux, tu peux dormir ici, j'ai un lit dans le salon. »

Là je l'ai scotché. J'ouvre la porte et rentre sans me retourner. Je le sens, resté sur le palier, de nouveau immobile, souffle coupé. Mais est-ce à cause des extraterrestres ou parce que je lui propose de dormir chez moi ?

 

Je ne peux pas m'empêcher d'aider les gens que je croise. Je suis comme ça, c'est plus fort que moi. Et il faut reconnaître que je ne me bats pas vraiment contre ce penchant, malgré les encouragements de mon entourage. Quand je croise quelqu'un pour qui j'éprouve de la sympathie, une sympathie immédiate, j'essaie rapidement de voir comment je peux l'aider.

Quelqu'un que je n'aime pas, je ne viendrais pas spontanément proposer une aide quelconque. Non. Mais si cette personne me le demande, ou si je me rends compte qu'elle a un besoin crucial d'aide, je crois que je ne résisterai pas.

 

Johnny, lui, c'est clair que je l'aime bien. Alors il faut absolument que je trouve un moyen de lui rendre service.

Il a l'air tellement perdu avec son histoire. Il ne sait pas où aller, quoi faire, quelle action mener.

Et d'un autre côté, je comprends tout à fait… Il n'est pas sage de rester à ne rien faire quand on a une histoire comme celle-là dans la tête.

Qu'elle soit vraie ou fausse, d'ailleurs.