La Vaisselle Johnny Milou Carnets de notes Chants d'au-delà les Océans L'auteur Textes courts et humeurs Accueil de l'Océanique L'auteur
Présentation
 
Lire en ligne
Télécharger le livre (pdf)
Lettres ummites
Les discours d'Hermes
Démarches auprès des éditeurs
Page de liens
Images du livre et du site
Vos commentaires...
Lire > Chapitre 11 :

11.

San Pedro de Atacama. C'est effectivement un coin assez attachant. Et je n'ai pas tout vu…

Il y a beaucoup de touristes ici, plus que d'habitants réguliers. L'avantage, c'est qu'en arrivant je n'ai pas eu de mal à trouver un hôtel, et aussi que je me sens en vacances.

Toute la journée je me suis baladé. D'abord je me suis levé tard, puis j'ai pris un petit-déjeuner consistant à l'hôtel, des œufs et du jambon. Vers midi, j'étais encore à traîner dans le bar, à fumer une cigarette ou deux.

Dans l'après-midi, je me suis promené dans la ville, j'ai croisé un marché pour touristes et ai acheté deux chemises andines et une flûte de pan. Les chemises sont jolies, la flûte est un cadeau pour Vania. Il fallait bien que j'y passe : je suis en vacances. Avec mes achats je me suis fondu dans la masse anonyme des touristes et j'ai continué ma balade au hasard.

On a vite fait le tour de San Pedro, ce n'est après tout qu'une oasis incrustée dans le désert. La ville est essentiellement constituée de petites maisons blanches, chaulées, et d'autres, roses et bleues. La plupart des routes sont en terre. La végétation s'étale autour, pas trop en avant dans le désert, mais elle reste un peu grise.

J'ai été pris d'un grand sentiment de solitude quand je me suis avancé jusqu'à la limite extrême de l'oasis, à l'est. Juste à la sortie de la ville, le désert commence, et il y a la route, droite, noire, qui file à perte de vue. C'est une étendue immense, tellement plate qu'on ne voit s'en élever que les sommets de la Cordillère des Andes, là-bas, au loin, qui obstruent l'horizon du nord au sud, comme une frontière rectiligne, imposante malgré la distance.

Le paysage fait un drôle d'effet, j'ai mieux compris l'utilité des voitures, et en même temps j'ai été pris d'un élan d'empathie pour tous ceux qui ont arpenté ce désert à pied ou à cheval, dans le passé. Quel courage ! Moi, en arrivant là, j'aurais fait demi-tour…

Je suis donc retourné dans la petite ville, à l'ombre d'un ou deux arbres, pour retrouver un paysage plus humain.

 

De retour dans le centre, je me suis assis entre les arcades blanches de la mairie, à l'ombre, pour fumer une clope en regardant la vie se vivre.

San Pedro est bruyante, en début de soirée. Des cars ramènent des touristes ébahis qui ont passé leur journée à regarder des déserts, des geysers et des flamants roses. L'appareil photo en bandoulière, les pellicules ou les cartes mémoires pleines d'images, ils rentrent à l'hôtel avec le sentiment du devoir accompli. Le devoir du touriste étant, sans nul doute, de ramener des photos…

Moi, ce qui me plaît en voyage, c'est de respirer l'air du pays. Pas seulement au sens propre, mais respirer l'ambiance, voir comment ça tourne, les odeurs bien sûr, mais aussi les sons, et toutes les autres informations qui planent dans l'air. Voir comment tout cela s'arrange pour donner une ambiance particulière.

Je passe mon temps à regarder les gens rentrer du travail, faire leurs courses, ça me laisse un peu entrevoir comment ils conçoivent leur vie.

Assis sur le bord de la route, je suis bien placé.

Entre les touristes filant vers leurs hôtels ou les restaurants, ou encore vers leur agence de voyage préférée pour réserver l'excursion du lendemain, je distingue une foule moins criante, plus discrète. Ce sont les travailleurs du tourisme qui vont et viennent pour organiser la soirée.

Je suppose que ceux qui ne sont pas touristes et ne vivent pas du tourisme, évitent de se trouver au centre-ville à cette heure. J'en vois quelques-uns qui frôlent les murs, qui se hâtent pour quitter la scène en se promettant bien de ne jamais y revenir.

 

Un peu plus tard, le soleil est couché, je suis revenu prendre une douche à l'hôtel et je suis descendu manger. Comme j'étais seul et que le restaurant n'avait pas assez de tables, je me suis retrouvé à manger avec d'autres touristes. Je n'avais pas spécialement envie de parler, mais l'ambiance était détendue et je n'y voyais pas non plus d'inconvénient.

À la fin du repas, une des deux filles a proposé qu'on aille boire un verre à côté, dans un bar musical a-t-elle dit.

En fait, c'était plutôt une boîte de nuit… Mais ce n'est rien, la différence doit être subtile.

Nous avons commandé quelques verres et dansé un peu. On ne pouvait pratiquement plus discuter, à cause de la musique. Ça a duré jusqu'à ce que la même fille, décidément à l'origine de tous les coups, propose d'aller à la Vallée de la Lune, « à une dizaine de bornes d'ici, il y a un minibus qui part dans vingt minutes, et il reste des places, un groupe s'est décommandé ». Tout ça appris de la bouche d'un gars à l'autre bout de la salle, probablement plus calme que notre coin.

Je décide de les suivre, car après tout je n'ai rien de mieux à faire, et je les trouve attachants. On parle beaucoup de tout et de rien, mais dans le contexte c'est plutôt agréable.

 

Il faut voir la Vallée de la Lune par une nuit où elle est pleine. La lune et la vallée sont pleines, la première de lumière, la seconde de touristes noctambules. J'ai toujours aimé lire les messages de la lune, écrits aux flancs des collines.

C'est un paysage chaotique enfoncé dans le sable. Des rochers acérés sortent, comme des ruines englouties par le temps. Sous le clair de lune, le paysage est majoritairement gris et blanc. Là où les roches sont orangées, ça prend quand même une teinte violacée. Au-dessus, la lune est majestueuse, elle illumine le ciel, inutile d'espérer voir les étoiles.

En arrivant sur le lieu, puis en descendant du minibus, nous sommes restés silencieux un bon moment. Nous avons marché sur une colline, puis nous avons trouvé un espace libre suffisamment vaste pour pouvoir s'y poser à l'aise. Ça c'est fait naturellement, le besoin de s'asseoir, de se détendre un peu avant de parler, pour reprendre ses esprits, et, suite à ça, le désir de trouver un endroit où il n'y a pas trop de monde, et d'où on puisse voir la lune et le paysage. C'était à un tel point naturel que nous n'avons pas eu besoin d'échanger un seul mot pour nous comprendre.

 

Au début nous parlons assez vivement, nous nous montrons les collines, les couleurs, les sommets que l'on aperçoit au loin. Et puis les gens, les autres touristes. Et puis des conneries, tout et rien, quand on a assez parlé du reste. On regrette de ne pas avoir amené quelque chose, du café ou à manger. Puis les filles disent qu'il commence à faire froid et les gars qu'il doit être tard, qu'il y a encore une excursion le lendemain.

Plus laborieusement qu'à l'arrivée, une ligne commune se dégage tout de même : il est temps de rentrer. Alors nous repartons vers le minibus. Les deux inconnus qui étaient venus avec nous sont là aussi, ils nous cherchaient. Ça tombe bien. Même le conducteur arrive, c'est parfait, nous allons pouvoir partir. Tout semble se dérouler naturellement, comme depuis le début de la soirée… Mais j'ai un doute, un sentiment, comme un truc qui me retient, le paysage peut-être.

 

J'ai vaguement envie de rester et tout aussi vaguement envie de profiter du minibus pour rentrer me coucher. Rester parce que… J'ai l'impression que ça pourrait m'être profitable d'aller marcher un peu dans le désert. Rentrer parce que les autres gars ont raison : il se fait tard, et le minibus c'est du concret, si je ne le prends pas je ne sais pas comment je rentrerai.

Pendant que je me pose la question une fille arrive en courant, elle demande si elle peut partir avec nous, elle implore du regard tout le groupe, surtout les autres filles. Le conducteur, sans pitié, dit qu'il n'y a plus de place, ce qui laisse planer une gêne non dissimulée dans le groupe. Que faire ? L'abandonner là à son sort – après tout personne ne la connaît cette fille, ou faire quelque chose ?

Personnellement, il me semble beaucoup plus facile de trouver une solution au problème de la fille essoufflée que de répondre à mon propre dilemme. Alors je tranche, j'annonce que je préfère rester. Tout le monde est soulagé, tout le monde se demande ce qui me prend, mais personne ne dit rien. Pour assurer les arrières, je demande tout de même à la fille par quel moyen elle devait rentrer. Elle m'indique un groupe de jeunes en train de pique-niquer dans un coin, ils ne partiront pas avant une heure ou deux.

 

Resté seul, je m'avance un peu dans le désert. Le but de mon voyage me revient subitement en tête, ravivé par le lieu, le ciel, le contexte. Non que je l'aie totalement oublié, mais je gardais l'idée éloignée de mes pensées, pour m'en reposer un peu.

C'est peut-être là, au bout de cette improbable soirée, que je vais de nouveaux rencontrer mes extraterrestres. Oui, les miens, ceux que je suis venu chercher, ceux qui m'ont recueilli une fois, et probablement soigné aussi. Il faut que je marche, que je m'avance dans ce désert, un peu plus loin de la civilisation. Là-bas ils pourront me contacter.

 

J'avance, j'avance, ça fait presque une heure entière que je marche, mais ce n'est qu'une impression, puisque je n'ai pas de montre.

Je commence à réaliser que, dans ce désert, si une soucoupe volante venait à apparaître on la verrait depuis la ville, pourtant distante de plusieurs kilomètres. Ce n'est pas du tout la même situation que lors de ma première rencontre.

Derrière moi, je vois encore, loin, les lumières des véhicules qui déposent ou embarquent les touristes, et, plus ténus, les éclairages disposés sur le sol. Si je ne veux pas passer la nuit dans le désert, je ferais bien de rentrer maintenant, et au pas de course. Sans compter qu'il commence à faire froid et que je ne suis pas très couvert.

Presque convaincu de faire demi-tour, je commence à virer de bord. Pas trop vite, parce qu'il est encore difficile d'admettre que cette tentative était vouée à l'échec, que je ne verrai pas d'extraterrestres ici, et qu'en plus je me suis peut-être déjà mis dans le pétrin pour le retour.

 

Alors que je regarde une fois de plus vers les lumières, l'appui de mon pied gauche se dérobe sous mon poids. Je glisse, d'abord lentement, vers un trou, une fosse que je n'avais pas vue.

Une pente plutôt, la pente raide d'une dune, vu que je glisse longtemps, et de plus en plus vite.

J'ai le temps de voir le sol arriver, avec une tâche un peu plus sombre dans la zone de mon point de chute probable. Je me resserre un peu sur moi-même, me recroqueville en prévision du choc. Ça doit être des rochers, j'en frémis d'avance, c'est un cauchemar.

 

Visiblement, ce ne sont pas des rochers. C'est plutôt souple et, quand j’arrive, j'entends crier, « Aïe ! Waouh, putain, qu'est-ce qui se passe ? »

Et, de façon plus posée, d'une voix qu'on sent agréable sous la colère et la surprise, mais un peu étouffée :

« Mais qu'est-ce qui se passe là ? C'est quoi ? Y'a quelqu'un ? Vous êtes qui ? »

Il y a un bruit d'étoffe, le zip d'une fermeture éclair, et je vois un visage se détacher de la masse sombre. Je n'ose trop rien dire, alors je murmure seulement :

« Euh… Excusez-moi… Je vous prie de m'excuser… J'ai glissé…

- Ah oui, t'as glissé ! Et t'es qui, toi qu'as glissé ? Répond-elle amusée.

- Euh… Johnny Milou. »

Rire franc. Puis, encore entrecoupé de rires :

« Johnny Milou !… Tu t'appelles Johnny Milou et tu as glissé !… Je vois le tableau, c'est pas triste. Mais tu viens de quelle planète, mon gars ? »

La fille est maintenant sortie de son duvet, elle remet une polaire qui était fourrée dedans. Elle est tellement jolie que je suis tout ému, j'espère que je ne lui ai pas fait mal. Je lui pose la question, elle hausse les épaules et ne répond pas. Alors je reste planté là.

Je ne peux pas partir, elle est trop mignonne. Je ne peux pas la laisser là dans le désert et m'en retourner sans avoir discuté un peu, savoir ce qu'elle fait là, seule, à dormir ici.

« Tu veux un café ? »

La question me surprend, absorbé dans mes pensées, je ne m'attendais pas à ce qu'elle parle, qu'elle daigne parler à la grosse brute qui s'est cassé la figure sur son dos. Pour contrebalancer ma surprise et ce qui pourrait passer pour une hésitation, je souris.

« Oui, bien sûr, je peux pas refuser un café offert dans le désert, en pleine nuit, et de la part d'une fille que je viens de réveiller comme ça.

- Tu ne m'as pas réveillée, j'étais en train de regarder par là-bas, vers les montagnes. »

Elle me montre des jumelles. Je me demande bien ce qu'elle peut regarder avec des jumelles en pleine nuit. Mais après tout…

« Et qu'est-ce que tu vois, dans tes jumelles ?

- Pour le moment rien… c'est désespérant.

- Ah… Mais qu'est-ce que tu cherches à voir alors ?

- T'es curieux, toi… Johnny Milou… En plus de me tomber dessus, t'es vachement curieux.

- Oui, excuse-moi… C'est juste que j'aime bien comprendre. Je me demande ce que tu peux bien chercher avec des jumelles en pleine nuit. C'est tout… C'est légitime je pense, non, tu ne crois pas ?… À moins que tu n'aies pas envie de parler, dans ce cas-là tu dis rien et c'est bon…

- En fait je regarde si y'a pas des soucoupes volantes… Qui passeraient par là… »

Je ne pouvais pas mieux tomber, sans jeu de mots.

Sous le choc, je m'assieds par terre, assez lourdement, si bien qu'un caillou se plante dans ma fesse et me fait sauter sur le côté.

J'essaie de cacher l'effet que me fait cette déclaration et pour une fois j'y arrive, non que rien ne transparaisse, mais parce que tout transparaît trop, parce que, dans cet enchaînement improbable de chutes, elle n'arrive plus à trouver les causes. Elle me regarde d'un air vraiment désolé, interloqué. Au début je l'ai fait rire, maintenant elle commence à se demander si ça ne va pas trop loin, si je ne suis pas complètement barjo.

Un instant, j'ai envie de lui raconter mon histoire, pourquoi je suis là. Mais j'hésite, je ne sais pas pourquoi. Je ne le sens pas, je sens au contraire que ça m'apporterait des ennuis. Peut-être parce qu'elle semble trop jeune pour être sérieuse. Je décide donc de jouer l'innocent, de ne rien dire, on verra plus tard.

« Comment tu t'appelles ?

- Encore une question !… Tu peux m'appeler Léti… Normalement c'est Laetitia, mais c'est difficile à prononcer dans toutes les langues.

- Et donc, Léti, tu essayais de voir des soucoupes volantes.

- Oui… Tu fais partie de ces gens qui trouvent que c'est ridicule ?

- Oh non, pas du tout, ça m'intéresse un peu, au contraire. Et ce n'était pas le truc à dire si tu voulais que j'arrête avec les questions. Non vraiment pas… T'aurais dû me parler d'oiseaux migrateurs ou de fourmis noctambules, là j'aurais pas insisté, mais pour des soucoupes volantes, forcément, j'ai quelques questions en attente… »

Elle sourit, un peu plus détendue.

« Ben d'accord, pose tes questions… Qu'on en finisse, comme ça je pourrai peut-être continuer. »

Plus détendue, mais toujours aussi hargneuse. D'accord je lui suis tombé dessus comme un sac, et pas à côté, en plein dessus. Certes je ne peux rien dire, elle a des raisons de se montrer désagréable. Mais quand même, cet air hautain, comme si elle n'avait besoin de personne, je n'aime pas beaucoup, ça m'enlève quelques scrupules de ne pas déballer la vérité.

« Pour commencer, je me demande pourquoi t'es venue ici, dans ce désert, pour voir des soucoupes volantes, et pas ailleurs. Est-ce que t'en as déjà vu ? Ou alors tu es là totalement par hasard, et où que tu sois, dès que tu t'emmerdes, tu sors les jumelles pour chercher des soucoupes volantes…

- Ben tu ne connais pas le désert d'Atacama ? T'as jamais entendu ça ? Le coin le plus aride de la planète, avec donc le ciel le plus pur. Les tracés de Nazca plus au nord, enfin toute la bordure de la cordillère… »

Je feins un « Non » étonné du mieux que je peux.

« C'est toi qui es là par hasard alors. Si t'es juste venu pour faire du sand-boarding sur les dunes, je te signale que ça ne se pratique pas la nuit, et que, vu ton habileté, tu risques de te faire très mal. »

Je ne sais pas quoi répondre, je n'ai jamais entendu parler de "sand-boarding"…

C'est vrai que je suis venu pour une raison particulière, dire le contraire ou donner une autre motivation, ça serait mentir. Il ne s'agit plus seulement d'omettre, d'occulter une vérité que j'estime privée, il faut affirmer qu'une chose inexistante existe, et ça je ne peux pas. Heureusement je trouve une tournure de phrase qui m'évite à la fois l'aveu et le déshonneur.

« Je suis venu là par hasard, parce que le nom me plaisait bien et que j'ai lu un article dans un journal. Je voyage comme ça, moi… au hasard. Là j'étais à Antofagasta et j'ai fait un saut ici.

- Et tu vas où après ?

- Oh, après je ne sais pas, il va falloir que je rentre, je crois… »

Elle ne dit plus rien, elle me regarde, satisfaite. Je comprends que je me suis fait avoir, qu'elle a habilement détourné la conversation. Mais ça ne se passe pas comme ça avec moi, autant mentir m’est difficile, autant je me moque totalement d'avoir le dessous dans une discussion. J’y suis habitué.

« Bon, d'accord, mais tu ne m'as pas répondu. Pourquoi es-tu ici précisément ?

- Ben si, je te l'ai dit : c'est connu.

- Oui mais ici… Exactement ici, dans la vallée de la Lune. Et puis à la deuxième question aussi : est-ce que tu en as déjà vu, des extraterrestres ?

- Non, je n'en ai jamais vu, mais j'ai connu des gens qui en ont vu. Ils ont vu des lumières dans le ciel qui faisaient des mouvements bizarres. C'était par ici, alors je reviens de temps en temps pour essayer de les voir moi aussi.

- Tu viens souvent ?

- Oui… Enfin j'habite au Chili, à Serena, plus au sud, alors ça ne me fait pas très loin. En été, je viens bien trois ou quatre fois... En ce moment j'accompagne des amis européens qui sont de passage.

- Et tu les as perdus dans le désert pour la soirée ?

- Non, ils me saoulaient un peu. Ils veulent tous les deux me sauter, ça m'énerve. C'est des gars que j'ai rencontrés sur le net, je ne les connaissais pas vraiment, mais là, ça devient chiant.

- Oui, je comprends.

- Non, me fais pas rire, tu peux pas comprendre, t'es un mec. Si ça se trouve, toi aussi, tu ne penses qu'à ça…

- Non, pas précisément, je n'y avais pas encore pensé. Mais maintenant que tu le dis…

- Tu vois ! Tu ne peux pas comprendre…

- Si… Quand j'étais un peu plus jeune, j'avais tendance à attirer les homos, et je peux te dire que quelques-uns ont été vraiment lourds. Alors depuis que je me suis fait draguer toute une soirée, je peux comprendre les femmes qui en ont ras le bol.

- Ah ouais… Ça ne m'étonne pas, tu as l'air assez efféminé… D'un autre côté on ne peut pas dire que la finesse soit ton point fort… »

J'accuse le coup… Les coups… Mais de toute manière elle a raison, je suis scotché, je suis un mec devant une beauté cruelle.

« Non, ne fais pas la gueule, je ne dis pas ça pour te blesser, c'est juste une vanne ! »

Elle commence à s'adoucir. Il y a toujours un début assez rude, mais après elle essaie de se rattraper. En progrès donc…

Pris d'un élan de tendresse, je m'approche d'elle jusqu'à être tout contre son duvet. Elle n'a aucun mouvement de recul, plus aucune crainte. Ça fait bien un quart d'heure que je ne me suis pas vautré par terre, ça doit la rassurer.

Je ne dis plus rien, je regarde la cordillère qui s'élève, fantomatique dans la nuit. Léti reste un moment à me regarder, se demandant sans doute ce que je fais, pourquoi je reste planté là, sans la moindre intention de la laisser seule.

« Dis Johnny, tu comptes rester là avec moi ?

- Ben oui, je ne suis pas pressé, je vais essayer de voir des soucoupes volantes, moi aussi. »

Sans rien dire, elle reprend ses jumelles et se repositionne dans le duvet. Je sens son corps osciller sous mon dos. Je me retrouve au creux de son ventre, je glisse un peu et bascule sur le côté pour regarder dans la même direction qu'elle. Je suis très bien comme ça, ici, entre son ventre et ses cuisses, avec seulement le duvet pour me séparer d'elle. Il me semble que je pourrais m'endormir.

 

Peut-être une heure plus tard, je commence à être vraiment frigorifié. Ce n'est plus aussi confortable. Derrière moi, Léti ne bouge pratiquement pas, de temps en temps je la sens se resserrer autour de moi, dans son duvet, pour chercher la chaleur.

Il faut que je me lève, que je bouge, que je fasse circuler le sang. Léti sursaute quand mon poids quitte son ventre, elle ne dormait pas, mais avait dû déjà tomber dans une demi-léthargie.

Elle me demande en baillant :

« Qu'est-ce qui se passe ?

- Rien de grave, j'ai froid, il faut que je me bouge un peu.

- Oh non… J'étais très bien comme ça moi, tu me tenais chaud…

- Oui mais si je meurs de froid, je ne pourrai plus te tenir chaud longtemps, alors…

- Tu peux essayer de venir dans le duvet mais je ne te promets rien… »

Elle a dit ça en rigolant. Mais de mon point de vue, c'est une solution plutôt agréable… Une très bonne solution en fait.

Pendant qu'elle est encore sur l'hilarité silencieuse de sa proposition en l'air, je la contourne, laisse tomber mes chaussures dans le sable et commence à enfiler mes pieds à l'intérieur du duvet.

Quand elle comprend que j'ai décidé de tenter l'impossible, elle repart d'un rire franc, elle se tortille en criant :

« Non, non, Johnny !… Ça ne passera pas !… Ça ne passera jamais !… Mais enfin… C'est quoi ce truc dans mon dos ? »

Je tente de la rassurer par quelques :

« Mais si, mais si, ça va passer, je ne suis pas si gros que ça… »

Je n'arrête pas de rigoler, et je ne me rends pas compte que l'expérience commence à être assez désagréable pour elle. Quand je passe les fesses, je l'entends couiner légèrement et je me rends compte que le haut du duvet est en train de l'étrangler. Je dégage sa gorge, m'excuse, et commence à comprendre qu'elle avait raison, que ça ne passera jamais. C'était couru d'avance, je ne sais pas ce qui m'a pris. L'idée de me retrouver tout contre elle, sans cette ridicule barrière qu'est le duvet ?

Mais comme le plus gros est fait, je descends encore un peu, jusqu'à ce que sa tête se retrouve sur ma poitrine. Elle ne dit plus grand-chose maintenant, elle doit être un peu énervée depuis qu'elle a failli périr par strangulation.

À deux dans le duvet nous formons un bloc solide, pas souple du tout, nous sommes comme ligotés l'un à l'autre au bas de la dune.

« Euh… Je crois que ça ne passera pas. Enfin, c'est passé, mais ce n'est pas très confortable…, risqué-je.

- Oui, tu peux le dire… »

Elle est énervée, ça se sent. Ou blasée plutôt ? Blasée d'être sans cesse énervée, probablement.

« Oui excuse-moi, je ne sais pas ce qui m'a pris… Tu n'as pas mal au moins ?

- Non, ça va… Mon cou se remet lentement… »

Je dégage un peu ses cheveux, pris entre son crâne et mon torse, et je passe doucement mes mains sur son cou. Elle lève un peu la tête pour dégager l'accès et soupire doucement.

« Excuse-moi vraiment. Je ne sais pas quoi dire… Je crois que c'est l'idée de me retrouver contre toi, ça m'a fait tourner la tête. Comme tu disais, je ne suis qu'un mec… »

Elle ne dit rien pendant un moment, moi non plus. Je sais que je devrais m'en aller, mais je ne peux m'y résoudre. J'essaie de prolonger la confrontation au prétexte d'attendre qu'elle réponde quelque chose.

Elle a dû comprendre, car elle reprend la parole, d'une voix maintenant très douce, en accord avec la douceur de sa silhouette.

« Oui… Tu es bien un homme, ça ne fait aucun doute. Toujours à me tourner autour, à essayer de se frotter contre moi, à me harceler. D'accord je ne suis pas farouche, je me laisse faire si vous voulez, mais bon… C'est tout de même chiant à la longue… »

Je me sens comme glacé, piégé en flagrant délit. J'ai prétendu la comprendre et, juste après, j'ai prouvé que je ne comprenais rien. Une attitude typiquement masculine je crois… Je me sens perdu aussi, entre la douceur de sa voix et la dureté de ses propos.

D'un ton vide, parce qu'il n'y a plus d'autre solution, je fais :

« Bon, ben… Ça ne sert à rien que je continue de m'excuser… Je vais y aller…

- Non, attends un peu… »

Je comprends toujours pas. Je la sens plus que je ne la vois se retourner par petits mouvements dans le duvet, pour me faire face, puis elle sort un peu plus pour venir se mettre à hauteur de mon visage. Pendant ce temps je suis transi, j'attends. Elle est comme une déesse, comme ma maîtresse absolue, elle m'a dit d'attendre, alors j'attends, mon sort est totalement suspendu à ce qu'elle va dire.

Quand elle commence à parler, j'ai presque oublié le désert qui nous entoure et la cordillère majestueuse qui s'étend du nord au sud.

« Tu sais, Johnny, je ne t'en veux pas. C'est juste que c'est toujours pareil. Mais vous n'y pouvez rien, c'est comme ça. Des fois j'ai l'impression que des vagues de sensualité émanent de moi et que vous, les pauvres hommes, vous êtes immanquablement entraînés dans un tourbillon de concupiscence... Mais ça me fait plus ou moins plaisir… Des fois je vous jette immédiatement, et irrémédiablement. D'autres fois je suis plus gentille... Alors avec toi, tu vois, je suis plutôt très gentille… Parce que je te trouve… Tu sais, si ce sacré duvet était un peu plus large, ou s'il faisait moins froid, j'aurais bien passé la nuit avec toi, j'aurais même eu envie de faire l'amour, certainement… Mais là, ça va pas, avec le duvet on ne peut ni s'envoyer en l'air, ni même dormir… Alors tant pis… Ça sera peut-être pour demain… Peut-être, si on se retrouve et si je ne suis pas passée à autre chose… »

Et aussitôt qu'elle a fini de parler, elle se jette sur ma bouche et m'enlace de son bras libre.

À la fin du baiser j'ai l'impression que le monde entier est devenu rouge. Dans mon cerveau des bulles écarlates, joyeuses, montent vers le sommet où elles éclatent et retombent, encore irradiantes de lumière.

Quand je sens sa bouche repartir, j'essaie de la rattraper, de lui courir après, ça la fait rire. Alors je comprends que c'est fini, que le moment de grâce est passé, que la nuit, le voyage s'arrêtent là. Je ne suis venu ici, je n'ai eu envie de marcher dans le désert, que pour venir cueillir ce baiser. Peut-être même l'ensemble de cette histoire d'extraterrestres a-t-elle été montée pour que j'arrive à passer ce moment avec elle, Léti.

Comme d'habitude, toutes les pensées violentes qui m'agitent doivent défiler en grosses lettres sur mon visage. Elle me regarde avec une sorte de tendresse compassionnelle, comme si elle n'en avait pas perdu une miette. Et comme elle comprend que ça ne doit pas être simple pour moi de me décider à partir, elle me pousse un peu :

« Allez, Johnny… Je sais bien que tu voudrais rester, et que la dernière chose à faire pour te pousser à partir était de t'embrasser… Mais il va falloir que tu y ailles. Tu ne peux pas dormir dans le duvet et je ne te laisserai pas dormir sans rien, tu vas crever de froid. À la limite je pourrais partir avec toi et on irait se jeter ensemble sur un lit, mais là je voulais rester une nuit entière, jusqu'au lever du soleil… C'est ce que j'avais prévu, depuis ma dernière visite…

- Oui, d'accord, je vais y aller, juste le temps de mettre un peu de scotch autour de mon cœur pour qu'il puisse tenir en un seul morceau, au moins jusqu'à ce que tu ne me voies plus… Question de fierté…

- Pfff…

- Tu crois qu'il y aura encore du monde pour me ramener en ville là-bas ? Je ne sais pas du tout quelle heure il peut être…

- Je n'en ai aucune idée non plus. Mais sur le parking il doit rester au moins ma voiture, tu verras, derrière, il y a un vélo. Tu peux le prendre… Il n'y a pas de lumière, mais avec la lune, t'as des chances de voir la route.

- Ah, d'accord. Tout est prévu… Je peux même pas espérer être obligé de revenir…

- Non… À moins qu'on m'ait piqué ma voiture… Ou le vélo… Mais bon, c'est tout de même rare dans le coin.

- Et je te le rends quand, le vélo ?

- Tu ne pars pas demain ?

- Non, je devrais être encore là… À moins que je ne décide de te fuir à jamais…

- Pfff… On a qu'à dire qu'on se retrouve à midi au Klan Destino, pour le petit-déj.

- D'ac… C'est où le Clandestino ?

- Mais tu ne connais rien, ma parole ! Ce n'est pourtant pas très grand, San Pedro. C'est "calle Licáncabur", au nord du village, au bout de Tocopilla.

- Bon, ben je vais y aller… Je peux avoir un petit bisou pour la route ? »