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Lire > Chapitre 22 :

22.

Je suis un voyageur stellaire, un guide qui éveille les peuples, un troubadour des étoiles.

Je passe de planète en planète, discret. Je parle un peu aux humains que je croise, je leur donne quelques indices, je leur joue une petite musique. Et je m'en vais.

Je reviens plus tard, au gré de mes voyages, je vois ce que ça donne. Je parle encore, j'en dis un peu plus, pour essayer de leur ouvrir le chemin. Pour qu'ils avancent plus vite.

Juste un tout petit peu plus vite, pas trop, qu'ils n'aient pas à courir, qu'ils n'en souffrent pas.

Dans ma vie millénaire, j'ai foulé des milliers de sols, j'ai parlé à des millions d'humains. Je connais la galaxie comme ma poche.

J'ai vu des peuples grandir, des sociétés se développer. J'ai vu les erreurs des hommes dans cette évolution, ce qu'il ne faut pas faire, ce qui fait chuter la civilisation.

J'ai essayé d'assister des êtres pris dans les périodes troubles qui font les transitions entre deux stades d'évolution.

J'ai vu les affres, la naissance douloureuse d'une humanité éveillée.

Et après chacune de ces naissances j'ai vu l'humanité globale grandir. J'ai vu des étincelles s'allumer une à une dans la galaxie, des étincelles d'âme. Ou d'amour, on le dit aussi.

Ce soir je suis au chevet de l'humanité terrestre dormante.

 

En portant le bol à mes lèvres je repense au rêve, j'en recolle un à un les morceaux.

« Nom de dieu, c'est chaud ! »

La langue brûlée, je repousse violemment le bol.

Comme j'aurais pu m'en douter, si j'avais eu le temps d'analyser la situation, le mouvement brusque a fait une vague dans le café, ça a débordé, et j'en ai mis partout.

Je vois à peine les dégâts sur la table, je suis entièrement concentré sur ma langue et mes cuisses, qui ont recueilli une part conséquente du breuvage bouillant.

C’est la réaction de Vania qui me fait prendre conscience du champ de bataille qui s’étale devant nous. Elle hurle.

« Mais qu'est-ce que t'as encore foutu, Johnny ! »

J'ai beau lui faire remarquer que je suis grièvement blessé, ça ne la calme pas. Elle doit aller travailler aujourd'hui, c'est peut-être ça…

Pour rattraper le coup, je lui installe un petit coin sympa sur le bar et lui propose d'y boire son café tranquillement, pendant que je nettoie la table, le sol, les chaises, et tout ce qui traîne dans les mares de café.

 

Vania partie, je dois encore finir de m'occuper du sol. Quitte à faire, je décide de me lancer dans un ménage en grand, et, ce faisant, de repenser à ce rêve.

Le ménage m’est toujours apparu comme une activité propice à la réflexion. Cependant, je dois bien reconnaître que Vania plaisante souvent à propos de mon inefficacité patente en ce domaine. C'est peut-être parce que j'en ai toujours profité pour méditer que je n'ai jamais su faire le ménage.

Ce rêve, je ne sais pas trop qu'en penser…

A priori, en me remémorant ce que j'ai vu, ou plutôt les images que j'ai construites au réveil, j'associerais le voyageur stellaire à Hermès. C'est le plus logique. Lui, il parcourt la galaxie, il éveille les peuples…

Mais malgré ça, si je me réfère aux impressions, aux sentiments plus qu'aux images, j'ai l'impression diffuse qu'il s'agit plutôt de moi. D'ailleurs nous sommes toujours les acteurs de nos propres rêves, plus ou moins.

J'ai rêvé à la première personne, parce que je m'imaginais moi-même en voyageur stellaire… Peut-être parce que j'envie Hermès.

Il n'y a pas de rapport direct avec mon rêve, mais je me demande comment l'histoire va s'orienter, comment ça va tourner.

Nous sommes deux maintenant, et nous commençons à avoir des relations suivies avec un extraterrestre. Il nous demande d'étudier la réaction de nos congénères à l'idée d'une vie extraterrestre intelligente…

Il nous a expliqué qu'ils n'allaient pas nous forcer la main, ils souhaitent que nous découvrions la communauté galactique par nous-même. Certes.

Mais d'un autre côté, il nous demande un rapport… Ça signifie déjà qu'ils souhaitent, ou attendent, que nous sortions de notre planète. C'est forcément tout proche…

J'essore le balai-serpillière en restant sur cette idée, sur le pourquoi du rapport.

Je le plonge dans l'eau. Plouf. Je l'essore encore un petit coup et je le laisse choir sur le sol. Re-plouf, gros. J'y suis allé un peu fort, il y en a partout…

Mais l'idée est venue…

Si je me souviens bien, il a dit que « nous pourrions en avoir besoin dans le futur, vous et moi. » Vous et moi. Ça veut dire que ça nous concerne, Vania et moi, particulièrement.

Je sens que je suis sur la bonne voie, mais je ne visualise pas bien l'issue.

J'essore à nouveau et je m'emploie à éponger la flaque. À chaque coup de balai j'essaie une combinaison. Il y a Hermès, les extraterrestres, les terrestres, Vania et moi.

Ce terme d' « extraterrestre » commence à m'agacer. Je le trouve désuet. Ça me fait penser aux soucoupes volantes en plastique, aux vieux films de science-fiction en noir et blanc.

Il y a Hermès, les exo-terriens, les terriens, Vania et moi…

Hermès est le « moi » de sa phrase. Les exo-terriens sont ses collègues, ses supérieurs, le reste de la galaxie, il nous en parlait juste avant. Les terriens, il ne les mentionne pas dans sa phrase mais nous en parlions aussi juste avant. Vania et moi sommes le « vous ».

Quand la flaque est pratiquement résorbée, contenue, je réarrange les termes en : les exo-terriens, Hermès, Vania et moi, les terriens.

Et là ça colle ! Oui, ça colle, ça marche, c'est lumineux. Ce qu'Hermès a derrière la tête, c'est de proposer à ses supérieurs que Vania et moi servions de précurseurs, de cobayes.

Les exo-terriens vont demander à Hermès, de tenter sur Vania et moi l'expérience qui prouvera peut-être que les terriens peuvent intégrer la communauté galactique.

C'est lumineux.

Et le sol est propre. Presque.

 

Nous serons donc comme des ambassadeurs, mais mieux, des représentants, des explorateurs, des défricheurs. Des aventuriers de la pensée, les premiers êtres capables de se confronter à la galaxie.

Nous devrons voyager, nous irons voir là-bas, là-haut. Au début ils nous examineront, ils essaieront d'évaluer notre capacité à comprendre leur monde, la galaxie.

Puis après, forcément, il faudra qu'on avertisse tous les terriens, il faudra qu'on leur dise. Je me demande comment ça pourrait se passer.

J'imagine…

Vania et moi venons d'arriver sur un plateau de télévision, au journal du soir. La présentatrice nous demande ce que nous avons à dire, et nous déballons tout, nous disons tout, les exo-terriens, la galaxie, l'univers, et la magnifique aventure qui nous attend.

Au début c'est l'hilarité générale dans le studio, tout le monde s'esclaffe. Mais petit à petit, derrière nous, derrière la baie vitrée, le vaisseau d'Hermès descend doucement. Et maintenant tout le monde regarde le spectacle. Ils ne nous entendent même plus.

Hermès ouvre le cockpit de son appareil, marche sur le nez, découpe la vitre au laser, et fait irruption sur le plateau. Un frisson d'angoisse parcourt l'assemblée et probablement aussi les téléspectateurs. Mais il s'assied tout naturellement à côté de nous. Il se tourne vers l'animatrice et lance un de ses célèbres « Vous pouvez me poser des questions. »

Le lendemain tous les journaux font leur première page sur notre apparition. Sur l'apparition d'Hermès surtout, mais notre rôle est évident. Nous sommes débordés d'interviews.

Nous devons calmer le jeu, expliquer. Nous rencontrons des chefs d'état, des chefs d'état-major, des chefs spirituels. Plein de chefs, la terre est ceinturée de chefs jusqu'à l'excès.

Nous devons expliquer qu'il n'y a pas de danger, pas d'étrangers. Juste des êtres humains.

Plus tard nous serons amenés à être les maillons essentiels, le lien entre l'humanité terrestre et l'humanité galactique. Nos noms resteront dans les livres d'histoire.

Et dieu sait ce que nous verrons en voyageant à travers la galaxie…

Je sens la vanité flamber au bas de mon ventre. Je la laisse chauffer un peu, ce n'est pas désagréable. Ce qu'il faut, c'est éviter qu'elle ne vienne rôtir quelques neurones.

 

Quand Vania est revenue, j'avais eu le temps de calmer un peu le délire. Je suis allé prendre l'air dehors, faire quelques courses, voir la vie courante. Quand la porte s'est ouverte, j'étais en train de ranger mon butin dans la cuisine.

Une semaine s'est écoulée depuis notre entrevue avec Hermès, nous n'avons cessé de reparler de ce qu'il nous a dit. Vania a même entrepris de consigner ses souvenirs par écrit, pour ne pas les laisser échapper.

Ce soir, elle semble assez fatiguée. Je m'enquiers tout de suite de ses impressions sur la journée, mais je n'obtiens qu'un long soupir.

Pour la détendre, je lui propose de s'asseoir, d'attendre calmement que je lui apporte un verre, et, si elle le veut, je peux lui raconter mon rêve de la nuit. Elle accepte avec un petit sourire.

En fait, je lui invente un mélange épique de mon rêve et des réflexions qui en ont découlé. Elle m'écoute attentivement et se détend peu à peu, elle commence même à sourire.

Je finis par notre fabuleux destin imaginaire, ce qui la rend tout à fait joyeuse. Elle me regarde, les mains sur les hanches.

« Eh bien, tu ne t'embêtes pas, Johnny. Carrément les journaux, les interviews…

- Ben oui, faut pas s'embêter dans la vie…

- Mais tu es bien conscient que ça ne se passera certainement pas comme ça, quand même ?

- Bien sûr… Qu'est-ce que tu crois encore ? Que je vais partir dans un délire ?

- Bah, je rigole… »

Moi aussi je rigole, ce n'est pas le problème. D'ailleurs il n'y a aucun problème. Je me lève pour aller remplir nos verres et ramener quelque chose à grignoter.

« N'empêche que ça ne se passera probablement pas comme ça, reprend-elle. Il est plus probable que tout le monde nous prendra pour des doux tarés et qu'ils nous enverront tous les deux à l'h.p.

- Hum… Ça dépend… Si l'humanité est effectivement prête pour la confrontation, ça se passera de toute manière un jour. Probablement pas au journal télévisé, mais peut-être sous la forme d'une preuve manifeste…

- Quoi par exemple ?

- Par exemple le survol à basse altitude, et de jour, d'une zone fortement peuplée. Ça serait un bon moyen de faire prendre conscience à tout le monde qu'il y a des gens venus d'ailleurs. Après il suffirait qu'ils disparaissent pendant une année pour que la nouvelle se répande dans un calme relatif…

- Relatif, oui… Mais ça mettrait quand même un beau bordel…

- Je ne sais pas… Tu vois, je me dis que tout de même, plutôt que de simplement remplir des questionnaires et rédiger un rapport, nous devrions avoir une réelle action sur le déroulement des choses.

- Mais nous avons une action : nous aidons Hermès à voir si l'humanité est prête ou non.

- Certes… Mais ce n'est pas suffisant… On pourrait agir pour préparer l'humanité. »

Elle me regarde un peu étonnée, ce qui m'étonne à mon tour, car je ne vois rien d'étonnant dans mes propos.

« Mais c'est exactement l'inverse de ce que veut Hermès, rétorque-t-elle. Il ne veut pas influencer…

- Lui, non… Il ne peut pas, il n'est pas de cette planète. Mais nous, nous sommes des êtres humains de la Terre. Si nous décidons de faire bouger les choses c'est que l'humanité est prête à faire le pas. Puisque nous l'avons fait…

- Mais il y a un délit d'initié. Hermès nous a contactés en pensant que ça n'aurait aucune influence. Si nous influençons la pensée des autres humains, d'une part nous le trahissons, d'autre part nous risquons de déclencher des mouvements incontrôlés… Ce que tu dis est vrai, mais pour des personnes qui n'auraient pas été contactées délibérément… »

Forcément, elle n'a pas tort, c'était trop beau.

« D'accord… Mais quand même… On pourrait au moins essayer de convaincre Hermès… Je veux dire, si, en écrivant ce rapport, on cherchait à démontrer que l'humanité est prête au lieu de simplement analyser la situation…

- Même dit comme ça, ça ressemble encore à une arnaque… Mais c'est bien ce que nous ferons, certainement…

- Je suis sûr qu'au moins une partie de l'humanité est prête… Toi et moi sommes prêts. Enfin, je m'avance peut-être un peu en ce qui te concerne, mais moi, je le suis.

- Mais qu'est-ce que ça veut dire "être prêt" ? Pourquoi l'affirmes-tu ? Comment en es-tu sûr ?

- Je le sens… J'ai envie d'y aller. J'ai envie de rencontrer des "frères humains nés sur d'autres planètes", comme dirait Hermès. Et je n'ai pas peur… Je ne les crains pas, je ne me sens pas inférieur… »

Vania reste songeuse, pendant que j'écoute les mots tomber, le souvenir du son s'estomper. Elle fixe le plafond, passe dans sa tête les arguments pour et les arguments contre.

J'essaie d'imaginer ce que je ressentais après ma première vraie rencontre avec Hermès, au retour du Chili. Puis j’abandonne, je ne peux pas comparer.

J'étais venu au Chili dans l'inconnu, et j'étais directement parti dans l'espace. Elle n'a vu Hermès que dans le bar. Par contre elle bénéficie de tout ce que je lui ai raconté.

« Alors, tu es prête ?

- Je ne sais pas… C'est moins clair dans mon cas. D'un côté j'y crois, j'ai réalisé intellectuellement que des extraterrestres existent. Mais d'un autre côté ça n'a pas pénétré jusqu'au fond de moi, ça reste diffus, comme une idée, un rêve, ça n'a pas la force d'une réalité. Au fond, je ne vois pas bien ce que ça change dans ma vie…

- Oui, on en a déjà parlé… Mais c'est aussi, je crois, parce que tu n'as pas encore fait un tour à l'extérieur, de l'autre côté de l'atmosphère. On réalise mieux quand on voit ça… C'est même comme un bon shoot, on a envie que ça recommence. Là, j'ai très envie d'y retourner…

- Brrr… Je crois que ça me ferait plus peur qu'autre chose… Ça doit être assez angoissant tout de même…

- Oh, non. Je n'ai pas trouvé. Il faut juste être confiant… Mais tu vois, je me disais, c'est probablement pour le plaisir de retourner là-haut le plus souvent possible que je voudrais agir pour accélérer les choses. J'ai envie que nos potes extraterrestres débarquent parce que j'ai envie de voyager dans la galaxie… Tout simplement…

- Tout simplement ! Maintenant il veut voyager dans la galaxie "tout simplement" ! Ça se voit que tu es prêt… Si tu t'entendais… Entre les "exo-terriens" et les voyages "tout simples", tu commences à avoir de drôles d'idées mon cher Johnny.

- Ben oui, tu vois… Bientôt tu parleras comme moi, toi aussi…

- Peut-être ben qu'oui, p't'être ben qu'non…

- Et puis c'est vrai… Y'a plein de choses simples, regarde le transmetteur… Il suffit de l'allumer et tu causes à un "extraterrestre"… »

En parlant, je balaie la table du regard. Dans mon souvenir, il était là, au milieu de la table… À moins qu'il ne soit près de l'entrée… Rien.

Vania me regarde aller d'un bout à l'autre du salon. Pour éviter qu'elle n’appelle immédiatement un médecin, je lui explique que je cherche le transmetteur. Mais elle peut garder une main sur le téléphone au cas où je ne le trouverais pas, j’en deviendrais fou.

Du coup, elle comprend la gravité de la situation et commence à son tour à parcourir l'appartement dans tous les sens.

Quand nous nous croisons au hasard, au milieu du salon, nous échangeons un regard négatif et nous repartons dans une direction aléatoire, en pensant brusquement à un emplacement loufoque dans lequel aurait pu échouer ce maudit appareil.

Après avoir visité le frigo, le four, le fond du grille-pain, le dessous du canapé, le haut des rideaux, le fond des toilettes et le tiroir intime de Vania, je commence à désespérer franchement.

Je commence aussi à reconstituer le triste destin de cet appareil extraterrestre. Il était négligemment posé sur la table, comme d'habitude, et j'ai dû le confondre avec d'autres détritus imbibés de café, je l'ai mis à la poubelle. Et la poubelle, je l'ai jetée en descendant faire les courses.

À l'instant où j'y pense, j'entends, en bas, les éboueurs jeter dans la benne, sans y penser, le plus important sac au monde.

C'est un assassinat, un assassinat de rêve. On me met à mort, on m'estropie, on me flagelle. Pourquoi ça, maintenant ?

Et si personne n'ose, je me flagellerai moi-même…