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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre IV - Plus froid que la mort

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Entre chien et loup

 

Bien avant toi, dans mes nuits de brumes alcoolisées, je sondais les ténèbres de mon esprit : je suis née sans ailes et j’avais besoin de toi pour m’apprendre à voler. Aujourd’hui je voudrais mourir dans tes yeux, m'enfuir du cœur, du corps, de l'esprit suicidaire, de l'espace qui enferme et du temps limité, toujours, à nos jours. Stérile, il ne me restera rien ni de la vie, ni de l'amour, rien que ma violence qui t’a donné la mort, me laissant languissante…

Rien d'immortel, ici. Il faut tuer, toujours, le crabe qui nous enserre le cœur. Des années ont passé sur l'autel de la vie mais nous n'étions pas prêts, occupés à trop de tentatives d'exister, à être ce que nous croyions devoir être. Trop fatigué, l'esprit est assommé par le piédestal du social, à trop paraître on s'essouffle, on n'a plus la saveur des jours d'amour chaque fois élimés par le temps. Trop court, l'amour, fugace fertilité. Dans l'esprit effondré, dans le cœur épuisé, le désir s'amenuise et meurt lentement.

Doucement, la vieillesse, sur ses patins de laine, vient nous manger l'amour dans le creux de l'assiette. D'escarres en baquets d'aisance, l'amour immobile est bien mort dans le seau. Dans les draps encore chauds, on se souvient du corps, de l'être toujours présent, disparu à jamais, aimant et bienveillant, qui aujourd'hui se vide et coule jusqu’à emplir l'espace. Rapace, rapace, je ne veux pas me laisser enserrer, je ne veux pas mourir cette fois, pas me perdre en toi. Loin de toi je respire, comprimant les poumons pour ne pas souffler trop fort. Parfois j'ai besoin de ta tête, la tenir, l'écraser, la sentir craquer… Victime, dans la vie comme dans la mort. Je t'aime et je le sais, et nous le savons tous, parce qu'il est urgent d'aimer quand la vie est vide et que la tombe attend. J’attends de respirer moins qu'il ne faut pour vivre dans l'assemblée : AG, QG, RG… Il nous fallait trouver le point G.

 

« - Mon amant, laisse-moi tomber de haut, porte-moi hors des songes, recommençons une nuit après la nuit, toujours plus loin que les rêves, jusqu’à ce que je m'effondre et tremble dans tes bras… »

 

…Pauvre marionnette…!

 

J’aurais voulu donner ce que je ne peux traduire par les mots, ce que seul le sang sait, héritage des générations passées. Ce sont elles, défuntes d'avant moi, que je dois canaliser pour ne pas exploser, cette force des entrailles, de famille en famille… Nourrir, jeter, cracher. Toute l'histoire de la vie. Pas d'enfants, pas de bouche à nourrir, c’est pour cela que je dois écrire : il faut que les êtres du futur comprennent pourquoi nous souffrons, que nous avons lutté pour être ce que nous sommes, statues sociales issues de sphères humaines, de marbre ou de béton, statues urbaines, de plâtre ou de goudron, lourdes et sourdes, nous érodant peu à peu dans notre espace restreint. Seule une coulée de lave pourrait nous momifier, nous délivrer un instant d'éternité. Étrange statue humaine agonisant dans mon lit… Tu n’étais pas de ces statues d'ébène pétries dans la haine, toi, je t’avais baigné longuement dans l’amour, à t’en noyer le cœur.

 

« - Aime-moi sans cet air de chien battu qui attend son os, aime-moi éphémère, sans espoir, sans  retour… »

 

L'ombre de tes silences n'a plus d'importance, la vie va bien au-delà. Les ténèbres n'entrent plus chez nous, elles restent sur la plage hantée par ta présence, c’est un paysage fantomatique d'épaves, dans la brume qui n'est déjà plus celle de l'hiver, paysage intérieur, peint à la lueur de ton âme qui se meurt. Je ne crois plus que les hommes aient le droit d’exister de crier de tuer quand toi tu meurs et que le silence ne les atteint pas. Écrire ces lignes, c'est encore tenter de transmettre la souffrance. Je n’en veux plus, cela n'a pas de fin, comme ces pages. Il existe des endroits où l’on meurt, de peur, de froid, de tristesse, et, même si l’on ne meurt pas, la vie n’est pas la même, elle est sans saveur, sans amour, sans joie, et il faut attendre que le temps se fasse pour que la souffrance se lasse.

 

Rien n’est plus comparable à la pierre que mon cœur sans chaleur, sans couleur. Là où les heures de bonheur s’achèvent, je mène un combat où le silence gagne toujours. Pour une fois écouter le silence et rêver d’un ailleurs sans mots. Quand tu avais le cafard et te renfermais dans ton monde, je déprimais. Maintenant que je t’ai tué, c’est moi qui meurs… Avant toi, c’était l’ennui. Après sont venus tes chiens, une meute assoiffée de mon sang, puis la douleur de tes os brisés craquant sous mes doigts... Mes sens sont au supplice, survoltés de n’être pas satisfaits, sollicités à s’en tordre le cœur. Titubant de passion, mon esprit s’écartèle. Au centre, c’est le vide.

J’ai mal à la tête. J’ai mal à la tête et tu n’es pas là. J’ai un voile devant les yeux et tu n’es pas là. Je ne pense plus... Qu’à toi, te repousser, te refuser, nier jusqu'à ton existence passée... Tu es trop absent. Je me demande si tu m’apportes autre chose que le manque. Je brise, je lâche, j’arrache à ma cigarette le cancer que tu es, noir, pire que sombre, plus qu’obscur, un néant parfait... Je défais la boucle et le monstre paraît. Amour ou haine ? Ils se ressemblent tant... La brume glisse sous mes yeux et le cancer m’empoigne la poitrine. Pourtant, le sang coule, passe, et incessamment s’use à la paroi des veines, inlassablement, cherche une issue, n’attend que la blessure...

Je n’ai plus de silence. Je parle, sans arrêt, ça fait un bruit infernal qui s’engouffre dans les conduits auditifs, les écorche jusque dans le silence des nuits. Ah, la belle vie, à contempler les moutons derrière les paupières ! Que le sommeil vienne ! Qu’il anéantisse ton être que je ne cesse de regarder par la serrure de mes souvenirs où se profilent ces étés d’or, durant lesquels nous partions en bateau par-delà les mers, vers ces sommets de ténèbres où nos regards se noyaient puis s’écrasaient sur les récifs. Nous n’en aurons plus, de ces étés flamboyants de nuits blanches à danser sous les étoiles, à courir sur les dunes après les lumières du phare, à se balancer sur les vagues dans la barque du pêcheur, nous n’en aurons plus, tu as tout brisé, tu m’as rapporté le froid et la neige de tes longs voyages en hiver. Tu ne m’embarqueras plus dans le bateau de tes rêves, nous ne serons plus les fous, naufragés rejetés sur la plage de nos désirs. Nous ne boirons plus le vin chaud dans des coquillages de nacre, nous ne rirons plus à la face de la lune, non, il n’y aura plus d’étés, tu m’as bel et bien abandonnée, et les poissons argentés hurlent de désespoir au fond de tes yeux, tu as les lèvres bleutées d’un noyé, et j’aimerais n’avoir jamais vu le soleil pour ne pas connaître cette nuit sans fin...

Tu as été le premier à sombrer parce que tu avais déjà commencé à tout détruire autour de toi. Les fleurs ne te parlaient plus, elles avaient peur de ton silence. Le vin ne suffisait plus à te nourrir, il blêmissait à la vue de tes lèvres insatiables. Tu ne pouvais plus caresser tes livres, ils tombaient en poussière dès que ton regard les effleurait. La rue ne savait plus te révolter, et tu ne voulais pas de son apaisement. Les bougies ont coulé comme l’encre que tu as versée à la lueur de leur flamme et le sang répandu pour ne les avoir pas éteintes. Tu ne savais plus arrêter le temps sur un instant de bonheur. Tes bonheurs ont toujours été factices, désormais le temps ne s’y méprendra plus. Tu ne viendras plus, jamais, déplacer les montagnes sous mon crâne.

 

J’ai été victime de ta neurasthénie vampirique : tu étais le chasseur, j’étais ta proie blessée, tu m’as ramenée à la vie pour mieux m’abattre, me traquer dans les sous-bois sombres de ta névrose, te nourrir de mon âme jusqu'à ce que je m’égare en toi. Aveuglée et grisée de tes paroles, je t’ai fêté, adoré, j’ai construit un temple dans mon cœur où il n’y avait de place que pour toi… L'amour a attendu, paisiblement, qu'on le saisisse à la gorge. Il fallait se déchirer continuellement, s’entretuer, entre nous pas de pitié, juste le tranchant de la lame qui glissait, sillonnant la peau, déchirant la chair au plus profond, jusqu’à ce que le cœur palpitant soit mis à nu, à vif, percé à jour…

 

« - Oh mon amour, sois de fer pour toujours, que je puisse te forger de nouveaux visages… À nous deux, nous ferons de la terre une mer d’acier en fusion… »

 

Viens donc, pantin de tôle, que je te torde un peu !

Cette fois je danse seule pour célébrer la mort de mon roi empoisonné, malade de lui-même. Cependant, par-delà ma rancœur et l’horreur que ta trahison m’inspire, par-delà ma haine, crois-moi, mon amour demeure, et je reste fidèle à ton souvenir.

 

Je dois mourir, moi aussi, parce que tu n’es plus là pour me prendre dans tes bras, parce que la vie continue sans toi et qu’il faut arrêter ça. Insupportable, cette existence hors de toi, vide et froide et insensible la vie sans toi. Je dois arracher ce qui fait mal, et le mal de toi, c’est moi. Il ne sert plus à rien d’écrire avec le couteau sous la gorge, les pensées se bloquent, neurones figés par la peur, sueurs froides, mots raidis dans un linceul de salive avalée. Nœud dans le ventre, dans la gorge, corps roide, idées froides, le temps corrode l’esprit, la peur s’est installée, il est trop tard pour les pensées, trop tard pour la vie. Parce que tu n’es pas là, dans le creux de mon cœur le vide est un rapace, dans le vide de mes pleurs il faut que je le chasse. Rapace, rapace, le temps est venu de marcher sur tes traces, de me replier dans tes chairs… Rabats tes chiens, la traque n’a que trop duré, laisse-moi prendre un peu d’avance sur ton éternité.

 

dessin : neige bleue
C'est une phrase extraite du titre "Midnight train to summer" du groupe danois Sort Sol. J'ai repris cette phrase car elle correspondait pour moi à ce qui se passait dans mon esprit : Dans mon pays de neige, seule l'obscurité grandit. C'était à une époque où tout était gelé en moi et tout ce que je créais était sombre et triste. Cette phrase dépeint le paysage intérieur qui fut le mien pendant longtemps.

 

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