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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre VI - Les tunnels du souvenir

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La vérité sur le karma d’Abel

 

Pendant que dans son sommeil sa sœur se noie, Abel se berce au son des Pink Floyd. C’est dans la chambre sous les toits, celle où il fait trop chaud l’été, mais là il y fait froid, c’est au cœur de l’hiver, et Abel se berce en se balançant d’avant en arrière sur « Wish you were here », et elle rêve de celui qui la bercera plus tard, quand elle sera grande et loin d’ici.

 

Dans le lit à côté, sa soeur dort d'un sommeil agité. Une fois encore, elle va se réveiller en criant : « Je vais mourir ! » et le père montera les escaliers quatre à quatre pour la rassurer. Sa soeur a failli se noyer une fois, et la nuit elle revit ce cauchemar qui la réveille au moment où elle croit mourir.

 

C’est comme ça le dimanche soir, car le lundi matin sa sœur s’en va à l’internat, et Abel est seule pour le reste de la semaine, seule dans la grande chambre sous les toits. Elle a peur quand elle est seule, et elle doit sortir toutes ses peluches du placard (celui qui court le long de la cloison, si loin qu’on n’en voit pas le fond, où se cachent les morts). Elle place ses animaux en peluche tout autour de son lit. Parfois, il ne reste plus assez de place pour son corps à elle, alors elle doit pousser un peu, mais au moins elle peut dormir, les animaux veillent sur elle.

 

Le lendemain à l’école Abel a peur. Elle a peur de se lever pour aller aux toilettes. Elle a peur de lever le doigt et de demander à son maître la permission d’aller aux toilettes. Pourtant, il est gentil, elle sait qu’il le lui permettrait, mais elle a peur. Alors elle se retient très fort. Mais, peu à peu, ça devient insupportable, et tout à coup Abel lâche la pression, elle laisse aller sa vessie et ses larmes, humiliée dans le corps qui se soulage, chaud entre les jambes et ça glisse doucement sous la chaise. Le maître se fâche, les autres rient, Abel pleure de plus belle, mais elle a échappé aux toilettes et au couloir désert.

 

Le midi, Abel rentre à la maison, où le repas est toujours prêt. Ensuite il faut repartir pour l’école même si on a mal au ventre. Quelquefois elle ne peut pas. Quelquefois elle a tellement mal qu’elle doit vomir et alors sa mère la garde à la maison. Une fois qu’on a vomi on peut s’endormir au chaud sous les couvertures, on est bien à l’abri et on aimerait y rester toute la vie, c’est ce que pense Abel en s’endormant pour calmer la douleur, oubliées les toilettes de l’école dans le sommeil de la malade, oublié l’homme qui rit et qui se moque pendant qu’Abel s’en va, s’en va très loin de son corps avec son esprit qui se libère de la pesanteur.

 

Puis il y a les vacances. Là, c’est la vraie vie. Dans les champs, avec les sœurs, on court et on joue à lancer les poupées dans le maïs, chaque fois on les retrouve après de longues investigations parmi les épis - si hauts qu’on ne voit plus le corps d’Abel perdu au milieu du champ - mais Abel ne s’éloigne jamais vraiment, elle ne s’aventure pas toute seule en plein milieu du champ, elle a trop peur de ce qui pourrait surgir devant elle et la blesser sans que personne ne le remarque, parce qu’elle est trop petite pour qu’on la voie.

 

Le soir, devant le feu qui crépite, la grand-mère prépare la tisane avec les langues de chat qu’on trempe dans le liquide et qui deviennent toute molles si on les laisse tremper trop longtemps. Ensuite, il faut se laver à l’évier à l’eau froide, puis les pieds dans la bassine où l’on verse de l’eau bouillante chauffée sur la cuisinière. Pour finir, on s’agenouille devant le lit pour le « Notre-Père-qui-êtes-aux-cieux-que-ton-nom-soit-sanctifié-que-ton-règne-arrive-que-ta-volonté-soit-faite-sur-la-terre-comme-au-ciel »… Abel n’y comprend pas grand-chose mais elle aime ce rituel, les mains jointes et les voix qui murmurent, elle aime tous les rituels de la grand-mère, et dormir dans son lit où elle se sent en sécurité, sous l’énorme édredon qui la dissimule entièrement, à côté du corps chaud de la grand-mère qui sent l’odeur de la vieille armoire, celle qui grince quand on l’ouvre.

 

Un matin, la grand-mère l’a grondée parce qu’Abel lui a donné un coup dans son sommeil. Les sœurs en rient, mais Abel est triste. Sa grand-mère ne lui donne pas d’amour aujourd’hui, car elle n’est pas contente d’avoir reçu un coup, mais Abel ne l’a pas fait exprès. Elle dormait, elle dort toujours si profondément, et c’est injuste de lui retirer ainsi son amour. Abel a mal et se tord le ventre pour ne pas le montrer. À l’extérieur on ne peut rien deviner.

 

Maintenant Abel est de retour à l’école. La cloche sonne et il faut quitter la salle de classe. Elle voudrait ne jamais la quitter, car elle s’y sent en sécurité, mais il faut aller en récréation, personne ne doit rester à l’intérieur, « les enfants ne sont pas autorisés à traîner dans les couloirs », c’est ce qui est écrit dans le règlement. Abel se lève à contrecoeur pour suivre ses camarades. Dans la cour, elle s’appuie contre le mur du préau et observe. Quand l’homme arrive elle a peur, mais il passe et elle s’éloigne très vite. Abel surveille aussi les couloirs et ne va jamais seule aux toilettes, mais, malgré sa prudence, parfois elle ne le voit pas arriver. Il surgit tout à coup et elle doit le suivre. Elle ne dit rien, car c’est un adulte, elle est trop jeune pour savoir ce qu’il faut dire, alors elle le suit dans la salle de classe et personne ne sait qu’elle est là…

 

Un jour, il faut apprendre le poème de Victor Hugo : « Un groupe tout à l’heure était là sur la grève… », celui où le chien attend son maître parti en mer, parti si longtemps, et le chien est si vieux qu'il meurt à la fin... Abel aime apprendre, réciter les mots comme un chant rythmé, et elle l’apprend, le sait déjà par cœur, et elle pleure à la fin, chaque fois qu’elle se le récite, elle pleure, pleure, pleure, parce qu’elle est le chien, elle qui attend son maître d’école, elle qui meurt et lui qui ne le voit pas, et l'autre qui la tord jusqu’à l’écoeurement, jusqu’à l’étouffement…

 

Après ça, Abel, tu es comme un jouet cassé, qu’on aurait brisé, coupé en deux parties… Et tu essaies de recoller les deux morceaux, mais c’est impossible, tu y mets un gros morceau de scotch solide pour que ça tienne, mais jamais plus ça ne sera comme avant. Tu ne seras jamais plus comme avant. Tu ne seras jamais plus entière comme avant. Il y aura toujours cette fêlure, cette fracture à l’intérieur de toi, qu’il est impossible d’effacer. Tu es comme un jouet cassé, avec un gros morceau de scotch au milieu, très fragile et plus très attrayant – un peu triste, un peu déprimant – mais tu dois faire avec, car la seule différence entre toi et un jouet, c’est que tu ne peux pas être remplacée : tu es un exemplaire unique et tu ne trouveras nulle part un autre toi à échanger contre le tien, un qui serait tout neuf et pas cassé. Tu ne peux pas envoyer quelqu’un d’autre à l’école à ta place, car tu es la seule à être toi.

 

Abel le sait et pleure.

 

La première fois, l’homme l’a mise dans le placard pour lui faire peur. Quand on est enfant, le placard, c’est terrifiant. Et il a dit : « Si tu parles, ta famille te rejettera, car ce que tu fais c’est mal ». Et Abel le croit. Pour mettre de l’ordre dans le chaos, elle apprend ses leçons par cœur. Elle est une bonne élève et c’est ce qui la sauve. Même si, parfois, les notes baissent brutalement. Même si, souvent, elle tombe malade pour ne pas aller à l’école. Son corps parle pour dire sa souffrance, elle vomit un cri qui est une douleur d’enfant piétinée. Mais Abel est sage. Comme une image. Et elle se tait, car à la maison on ne parle pas. Quand elle est triste ou en colère, papa et maman disent  « Abel est fatiguée », et alors elle va dormir, si souvent elle va dormir… Ce qui compte à la maison, c’est de rendre le monde meilleur. Il y a tant de gens qui souffrent, qui sont privés de liberté, qui n’ont pas assez à manger ou qui vivent sous les bombes. Les parents veulent rendre le monde meilleur. C’est à cela que sert la politique, c’est pour cela qu’il y a des réunions et des manifestations, pour que le monde soit meilleur.

 

Un jour, pour que sa douleur soit plus supportable, Abel a voulu se casser. Elle s’est lancée de toutes ses forces durant le championnat de gymnastique sur le tremplin pour poser ses mains sur le cheval, mais son corps est passé tout entier par-dessus le cheval, et son bras gauche a touché le sol en premier. Il a craqué sous le poids de son corps, décuplé par la vitesse. Abel a crié, crié très fort son bras douloureux, et on l’a emportée, criant et pleurant, l’os du bras visible sous la peau, prêt à la perforer. À l’hôpital, seule dans le couloir des urgences, elle a pleuré des heures jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Puis l’infirmière lui a fait mal en forçant son bras dans l’attelle. De son bras ou de sa vie, Abel ne sait pas ce qui est le plus douloureux.

 

Tu étais trop silencieuse, Abel, trop sage et trop renfermée, « toujours triste » avait dit le maître une fois, trop docile et trop soumise. Tu aurais dû crier, Abel, courir et crier pendant qu’il te tuait. Pas seulement vomir, Abel, ça ne suffit pas. Dans la nuit le cauchemar s’est enfoui au plus profond de ton âme, mais, tu le sais maintenant, les adultes ne s’intéressent qu’aux enfants qui les dérangent. Les adultes aiment les enfants sages. Les enfants sages comme des images.

 

Le dernier jour d’école est le premier jour de sa vie. Sur le perron, Abel se fait gronder par une institutrice parce qu’elle regarde dans les cartons entassés pour la poubelle, espérant trouver quelque trésor à emporter à la maison… Mais « Regardez-moi celle-ci qui fouille dans les poubelles ! » C’est la dernière remarque qui blesse, la dernière humiliation imprimée dans les circuits du cerveau d’Abel, qui compile toutes ces informations mais ne les traite pas encore. Il lui est pour l’instant impossible d’affronter ces instants, qui vont la poursuivre toute sa vie, qui vont imprégner son existence du sentiment de mort intérieure, qui vont la forcer à recréer l’humiliation - la seule façon pour elle d’exister, car ce que l’on expérimente durant son enfance est le schéma directeur, une sorte de programme qui se répète à l’infini. À l’âge de onze ans, Abel est programmée pour la souffrance. C’est ce qui s’est imprimé dans ses circuits neuronaux pour la vie : tu n’existes pas.

 

« Alors, rouvrant ses yeux pleins d'ombre, exténué,

Le chien a regardé son maître, a remué

Une dernière fois sa pauvre vieille queue,

Puis est mort. C'était l'heure où, sous la voûte bleue,

Comme un flambeau qui sort d'un gouffre, Vénus luit ;

Et j'ai dit : D'où vient l'astre ? où va le chien ? ô nuit ! »

 

(Victor Hugo)

 

Après tout est perdu dans la nuit…

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