Je ne suis là pour personne
J'ai quitté Paris avec dans le coeur une angoisse qui ne me quitte
plus depuis. Je n'aime pas les voyages. À chaque fois j'ai l'impression
de perdre pied, comme si je donnais ma vie en pâture au destin, comme
une valise que l'on dépose à la gare sans donner le pays
de destination : "Tenez, je vous la laisse, faites-en ce que vous voulez".
J'ai laissé ma vie là-bas.
Ce soir, comme bien souvent, il m'est insupportable d'exister, d'être
là et de n'être que lassitude, pire encore : abandon. Me voici
enchaîné à cette succession de jours et de nuits. Je
ne ressens plus rien. Si j'ai froid je peux essayer de me réchauffer,
mais le froid est en moi. Depuis des jours, je ne dors plus. J'ai peur
des monstres qui sont en moi. Ils me maintiennent en vie et ça me
fait mal. Porter la vie, être la vie, je ne connais pas de plus lourd
fardeau. Car enfin à force d'être enfermé dans la boite
crânienne l'on finit par tourner en rond et alors, alors...
Hélas ! J'aimerais que tout ceci ne soit que fiction, mais il
y a toujours quelqu'un pour te rappeler que tu existes, que tu fais partie
de la création, que tu es un élément de l'univers.
Les monstres sont venus, je n'ai pas pu les retenir. J'ai dû
hurler pour les sortir de moi, ça faisait si mal... Si seulement ils
pouvaient s'échapper de moi sans me faire souffrir, peut-être
l'existence serait-elle supportable. Mais de crier, de hurler, de pleurer,
de me déchirer les poumons à force de souffrance, ça
me fait mal au coeur.
Je ne suis pas malade. Ce sont les hommes qui renient la destruction,
là où ils devraient prendre conscience que la destruction
est en eux. En refusant de la sentir, en refusant toute expérience
extrême, ils refusent la vie. Je ne sens la vie qu'aux limites du
désespoir, c'est là qu'elle remue en moi, qu'elle jaillit
hors de moi. Je sais que les monstres sont là. Je les oublie parfois,
mais quand je les sens en moi, il me vient comme une lueur de désespoir
qui me pousse en avant, me force à combattre. Sans lui tout est
trop facile, trop atone. Je ne suis fait que de ce désespoir.
Pourquoi ne pas en finir tout de suite avec ce voyage, partir encore,
encore plus loin, jusqu'à ce que la fuite me devienne, elle aussi,
d'une platitude mortelle ? Je voyage bien plus loin en moi, seul avec ma
cigarette, ma bouteille, mon sac de colle ou ma petite barrette. Personne
pour m'accompagner dans les étoiles, sur les nuages tendres et doux
de l'inconscience. C'est sans doute la solitude qui va me permettre de
crever, une seringue dans le bras. Le suicide
est la seule création, la mort est la seule réalisation sur
terre parce qu'elle appelle la vie, qui n'est elle-même que la consommation
des forces créées par la mort. C'est la mort qui nous permet
la vie. Sans elle, nous ne serions pas. Laissons lui le droit de décider
de nos êtres.
Il semble que jamais je ne terminerai mon voyage. Je n'aurais peut-être
jamais dû partir, car je crains de n'arriver jamais à destination. Je me suis arrêté à chaque station pour voir si cela
changeait quelque chose, mais nulle part, je dis bien nulle part, je n'ai vu autre chose que ce "tous les jours" désolant où l'on ne
ressent rien de poignant, où rien ne vous déchire le coeur, où aucune passion ne fait chavirer la barque dans les remous et
les profondeurs... Platitude, vaine platitude... Peut-être n'aurais-je pas dû tenir compte des frontières, puisque les hommes sont tous les mêmes, partout êtres sociaux, qui, paradoxalement, ne savent pas être. Quelles que soit leur langue, leurs coutumes, leurs croyances, partout les mêmes pensées, les mêmes idéaux, les mêmes vies, les mêmes esprits, les mêmes tueries...
Moi qui voulais dormir sous les étoiles, j'ai eu pour abri une
maison aux fenêtres closes. J'ai voulu la pierre, mais c'est de la terre qui s'est effritée sous mes pas. J'ai voulu le sang, mais
mes blessures ont guéri. J'ai voulu le présent, je l'ai trouvé,
mais il a la couleur terne du passé. C'est l'éternité qu'il me faut, mais pour cela, aucun voyage ne vaut la peine d'être
entrepris s'il n'est pas intérieur. Tout autre voyage n'est que désillusion et déception. Je suis passé, me suis arrêté
sans rien ressentir. J'ai gardé les yeux ouverts et j'ai entendu les cris des morts, mais ils ne résonnent pas à mes oreilles
dans les ténèbres de la nuit. Je suis l'indifférent, surnommé le "mort-vivant"... Sans cesse errant, cherchant la vie plus dense, je vis avec la mort chaque jour pour réveiller mes sens.
"Les hommes oublient. Ils oublient la peur, la terreur, ils s'habituent
à tout, ils veulent vivre ! C'est tout simple ! Ils oublient aussi le merveilleux, ils oublient même ce qui est extraordinaire plus
vite que ce qui est ordinaire. Voyez-vous, monsieur, à la fin de toute vie, il y a la mort. Nous le savons tous. Et qui y pense ?"(*)
Qui y pense ? Moi.
Autrefois, j'observais les gens qui avaient été touchés par la mort. Quand on annonçait la mort de quelqu'un, j'allais voir
les proches du défunt, parce que je pensais que l'on devait être complètement transformé après un tel événement.
Combien mes regards insistants ont dû blesser ces personnes en deuil, avec quelle insistance je les fixais, les fouillais du regard ! Et qu'ai-je
donc trouvé ? Des yeux rougis, des visages ravagés, bouffis de larmes, si peu face à ce que je cherchais, ce que j'espérais...
La mort ne change pas les hommes, elle les touche, les déchire tout au plus, mais jamais je n'ai lu sur ces visages cette transformation surnaturelle que j'attendais. Le jour où, à mon tour, j'ai perdu un proche,
j'ai compris ma déception d'alors. La perte d'un être cher ne permet pas de se rapprocher de la mort, on se retrouve si désemparé face à ce corps inerte, subitement privé de vie...
La mort
emporte son secret dans la tombe, c'est pour cette raison que la curiosité me ronge d'autant plus aujourd'hui qu'en ce temps où je cherchais la trace d'une quelconque révélation sur ces visages meurtris. Où l'énergie des êtres s'en va-t-elle au moment fatidique, à l'instant précis où ils s'abandonnent enfin, où
ils se jettent dans le vide ?
Je vais tendre le fil de la vie jusqu'à m'écarteler. Si je parviens à le tendre assez peut-être finira-t-il par casser ? Tel Tarabas, je veux expier, non pas mes fautes ni le mal que
je fais, mais expier la vie, expier l'être, pour trouver encore plus profondément ancrée dans le coeur la vie palpitante, la vraie vie des pénitents qui cherchent sans cesse et jamais ne se lassent de cette quête; car c'est elle qui renouvelle l'énergie. Je veux vivre la vie jusqu'à en voir les os, le squelette, avoir la vie à fleur de peau, et prendre chaque jour un nouveau départ.
Parfois mon cerveau semble engourdi, comme baigné dans du chloroforme. Ma tête tombe d'étourdissement et mes yeux s'agrandissent
en un effort qui tire sur la peau pour que les paupières ne s'affaissent pas sur les globes oculaires. C'est presque une perte de conscience, un
éloignement du monde et une isolation totale sous le crâne, on se retire, on replie ses antennes, on se recroqueville comme pour un long hiver... Alors je lutte pour que ma vue ne se trouble pas, pour que
mon corps ne s'affaisse pas sur la table, mais mon livre reste ouvert, toujours à la même page, des heures durant...
Pourtant la mer est là où je suis arrivé ce soir et ce murmure (Thalata ! Thalata !), c'est avec lui que je m'envole, on
me parle, on m'appelle, je ne sais plus répondre, mon corps est là, je suis parti, c'est Thalata, c'est elle qui m'a pris... Adieu donc, je suis incurable, ne cherchez pas de remède à ce mal
qui n'en est pas un, c'est votre santé débile qui est malade de ses soins. Désormais, je ne suis là pour personne, je pars en voyage vers une contrée que je dois explorer : celle de
mon esprit. Inutile de frapper, personne ne vous répondra.
15/09/99
"LE CORPS D'UN HOMME RETROUVÉ SUR LA PLAGE"
L'Ouest
Le petit port de pêche s'est réveillé hier matin
dans un grand émoi : un homme qui n'a pu être identifié
en raison de son séjour dans l'eau a été retrouvé
par un pêcheur qui a prévenu les gendarmes du village. Aucune
disparition n'ayant été signalée dans la région,
un appel est lancé à toute personne susceptible de transmettre
des informations au sujet du défunt. Prière de contacter
la gendarmerie.
13/09/99
"UN PATIENT S'ÉCHAPPE DE L'HÔPITAL PSYCHIATRIQUE"
Le Quotidien
Mardi dernier, les responsables de l'hôpital X à Paris
nous signalaient la disparition d'un de leurs patients à l'heure
de midi. D'après les médecins qui ont eu à le soigner,
cet homme d'une quarantaine d'années est atteint de délire
suicidaire et meurtrier. Un avis de recherche a été lancé
sur tout le territoire.
25/03/95
"DRAME EN ALLEMAGNE : UN FORCENÉ TUE UN HOMME À COUPS DE HÂCHE"
Archives de l'hôpital X à Paris.
Les faits remontent à vendredi soir à Hambourg, un homme
qui s'était arrêté pour boire une bière dans
un bar du port a fait une étrange rencontre : un français,
dont l'identité n'a pas été révélée,
lui a payé un verre avant de l'entraîner dans l'arrière-cour,
où le malheureux a été tué à coups de
hache. D'après les témoins présents dans le bar le
soir du drame, l'individu tenait des propos incohérents sur la mort
et s'est présenté au barman comme l'Ankou, personnage qui,
dans les légendes bretonnes, représente la mort. L'homme
n'a pas tenté de fuir quand les policiers l'ont interpelé.
Il a été remis aux autorités françaises et
sera interné dans un hôpital psychiatrique.
LETTRE DE MADAME X À SA SOEUR [extrait de l'original]
Le 08 Décembre 1969
Chère Juliette,
Ce que j'ai à t'écrire n'est pas très réjouissant.
Tu connais l'état de santé de Maxime, il ne va pas fort ces
derniers temps à cause de son coeur, et le médecin lui a
conseillé un repos dans le calme absolu. Voilà qu'hier notre
petit dernier s'est mis en tête de jouer au gendarme avec l'arme
que Maxime avait cachée dans son bureau, et qu'il a menacé
son père de le tuer ! Cela lui a valu une nouvelle attaque car il
a bien cru qu'il allait y passer, et le revoilà à l'hôpital.
J'ai essayé de raisonner le petit, mais il ne semble pas s'être
rendu compte de ce qu'il avait fait. Quand je pense à ma pauvre
mère qui nous a quittés l'année dernière, je
me dis que l'existence est bien injuste. Elle, en pleine santé à
73 ans, qui tombe de l'échelle et se fracasse le crâne, et
nous qui n'étions pas là pour la secourir, tiens, il n'y
avait que le petit à la maison, décidément,
il en aura connu des drames, ce gosse... Et maintenant mon pauvre mari,
dans la force de l'âge, qui est malade du coeur... Ma chère
Juliette, j'aimerais tant que tu sois là pour me réconforter !
J'attends de tes nouvelles.
Bien à toi,
Marianne
PS : une autre mauvaise nouvelle : Le petit veau qui n'avait que deux
semaines a été tué, on n'a pas retrouvé celui
qui a fait ça, mais c'était horrible à voir, du sang
partout, tellement que la police a dit que s'ils retrouvaient le coupable,
ils le feraient interner chez les fous. J'ai vraiment l'impression de vivre
un cauchemar.
22 Décembre 69
Avis de décès
Madame Juliette X, chargée de surveiller son neveu âgé
de huit ans, a succombé à une chute de deux mètres
du troisième étage de la maison de sa soeur. Seule à
la maison avec le petit, Madame X n'a pu appeller à l'aide. C'est
sa soeur qui l'a trouvée, en rentrant de l'hôpital où
elle rendait visite à son mari. Madame X n'a pu être ranimée.
Elle est décédée dans l'ambulance qui la conduisait
à l'hôpital. L'enfant, lui, a disparu. Sa mère pense
qu'il a pu se perdre dans les bois en voulant aller chercher de l'aide.
Une battue a été organisée, mais les recherches sont
restées infructueuses.
06/05/82
"LA CITÉ UNIVERSITAIRE SOUS LE CHOC : TROIS SUICIDES EN UNE SEMAINE"
À la Une
C'est un véritable drame qui se joue parmi les étudiants
depuis quelques jours : lundi, un jeune se donne la mort en sautant du
troisième étage de sa chambre. Mercredi, un de ses camarades
absorbe une forte dose de somnifères et d'alcool, les médecins
sont arrivés trop tard pour le ramener à la vie. Samedi,
un troisième étudiant se tire une balle dans la tête...
La cité est en deuil, et l'opinion se demande si la pression exercée
sur les jeunes en période d'examens n'est pas trop forte. Des psychologues
sont à la disposition des étudiants pour les aider à
surmonter ce choc.
Inscrit en lettres rouges sur la porte de la chambre d'un étudiant
à la cité universitaire :
JE NE SUIS LÀ POUR PERSONNE
(*) in Tarabas, un hôte sur cette terre, Joseph Roth
Avec l'aimable autorisation d'Anthony pour les extraits de journaux.