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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre III - Mourir, une fois de plus

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Je ne suis là pour personne

 

J'ai quitté Paris avec dans le coeur une angoisse qui ne me quitte plus depuis. Je n'aime pas les voyages. À chaque fois j'ai l'impression de perdre pied, comme si je donnais ma vie en pâture au destin, comme une valise que l'on dépose à la gare sans donner le pays de destination : "Tenez, je vous la laisse, faites-en ce que vous voulez". J'ai laissé ma vie là-bas.
Ce soir, comme bien souvent, il m'est insupportable d'exister, d'être là et de n'être que lassitude, pire encore : abandon. Me voici enchaîné à cette succession de jours et de nuits. Je ne ressens plus rien. Si j'ai froid je peux essayer de me réchauffer, mais le froid est en moi. Depuis des jours, je ne dors plus. J'ai peur des monstres qui sont en moi. Ils me maintiennent en vie et ça me fait mal. Porter la vie, être la vie, je ne connais pas de plus lourd fardeau. Car enfin à force d'être enfermé dans la boite crânienne l'on finit par tourner en rond et alors, alors...

Hélas ! J'aimerais que tout ceci ne soit que fiction, mais il y a toujours quelqu'un pour te rappeler que tu existes, que tu fais partie de la création, que tu es un élément de l'univers.
Les monstres sont venus, je n'ai pas pu les retenir. J'ai dû hurler pour les sortir de moi, ça faisait si mal... Si seulement ils pouvaient s'échapper de moi sans me faire souffrir, peut-être l'existence serait-elle supportable. Mais de crier, de hurler, de pleurer, de me déchirer les poumons à force de souffrance, ça me fait mal au coeur.

Je ne suis pas malade. Ce sont les hommes qui renient la destruction, là où ils devraient prendre conscience que la destruction est en eux. En refusant de la sentir, en refusant toute expérience extrême, ils refusent la vie. Je ne sens la vie qu'aux limites du désespoir, c'est là qu'elle remue en moi, qu'elle jaillit hors de moi. Je sais que les monstres sont là. Je les oublie parfois, mais quand je les sens en moi, il me vient comme une lueur de désespoir qui me pousse en avant, me force à combattre. Sans lui tout est trop facile, trop atone. Je ne suis fait que de ce désespoir.
Pourquoi ne pas en finir tout de suite avec ce voyage, partir encore, encore plus loin, jusqu'à ce que la fuite me devienne, elle aussi, d'une platitude mortelle ? Je voyage bien plus loin en moi, seul avec ma cigarette, ma bouteille, mon sac de colle ou ma petite barrette. Personne pour m'accompagner dans les étoiles, sur les nuages tendres et doux de l'inconscience. C'est sans doute la solitude qui va me permettre de crever, une seringue dans le bras. Le suicide est la seule création, la mort est la seule réalisation sur terre parce qu'elle appelle la vie, qui n'est elle-même que la consommation des forces créées par la mort. C'est la mort qui nous permet la vie. Sans elle, nous ne serions pas. Laissons lui le droit de décider de nos êtres.

Il semble que jamais je ne terminerai mon voyage. Je n'aurais peut-être jamais dû partir, car je crains de n'arriver jamais à destination. Je me suis arrêté à chaque station pour voir si cela changeait quelque chose, mais nulle part, je dis bien nulle part, je n'ai vu autre chose que ce "tous les jours" désolant où l'on ne ressent rien de poignant, où rien ne vous déchire le coeur, où aucune passion ne fait chavirer la barque dans les remous et les profondeurs... Platitude, vaine platitude... Peut-être n'aurais-je pas dû tenir compte des frontières, puisque les hommes sont tous les mêmes, partout êtres sociaux, qui, paradoxalement, ne savent pas être. Quelles que soit leur langue, leurs coutumes, leurs croyances, partout les mêmes pensées, les mêmes idéaux, les mêmes vies, les mêmes esprits, les mêmes tueries...
Moi qui voulais dormir sous les étoiles, j'ai eu pour abri une maison aux fenêtres closes. J'ai voulu la pierre, mais c'est de la terre qui s'est effritée sous mes pas. J'ai voulu le sang, mais mes blessures ont guéri. J'ai voulu le présent, je l'ai trouvé, mais il a la couleur terne du passé. C'est l'éternité qu'il me faut, mais pour cela, aucun voyage ne vaut la peine d'être entrepris s'il n'est pas intérieur. Tout autre voyage n'est que désillusion et déception. Je suis passé, me suis arrêté sans rien ressentir. J'ai gardé les yeux ouverts et j'ai entendu les cris des morts, mais ils ne résonnent pas à mes oreilles dans les ténèbres de la nuit. Je suis l'indifférent, surnommé le "mort-vivant"... Sans cesse errant, cherchant la vie plus dense, je vis avec la mort chaque jour pour réveiller mes sens.

 

"Les hommes oublient. Ils oublient la peur, la terreur, ils s'habituent à tout, ils veulent vivre ! C'est tout simple ! Ils oublient aussi le merveilleux, ils oublient même ce qui est extraordinaire plus vite que ce qui est ordinaire. Voyez-vous, monsieur, à la fin de toute vie, il y a la mort. Nous le savons tous. Et qui y pense ?"(*)


Qui y pense ? Moi.
Autrefois, j'observais les gens qui avaient été touchés par la mort. Quand on annonçait la mort de quelqu'un, j'allais voir les proches du défunt, parce que je pensais que l'on devait être complètement transformé après un tel événement. Combien mes regards insistants ont dû blesser ces personnes en deuil, avec quelle insistance je les fixais, les fouillais du regard ! Et qu'ai-je donc trouvé ? Des yeux rougis, des visages ravagés, bouffis de larmes, si peu face à ce que je cherchais, ce que j'espérais... La mort ne change pas les hommes, elle les touche, les déchire tout au plus, mais jamais je n'ai lu sur ces visages cette transformation surnaturelle que j'attendais. Le jour où, à mon tour, j'ai perdu un proche, j'ai compris ma déception d'alors. La perte d'un être cher ne permet pas de se rapprocher de la mort, on se retrouve si désemparé face à ce corps inerte, subitement privé de vie...

 

La mort emporte son secret dans la tombe, c'est pour cette raison que la curiosité me ronge d'autant plus aujourd'hui qu'en ce temps où je cherchais la trace d'une quelconque révélation sur ces visages meurtris. Où l'énergie des êtres s'en va-t-elle au moment fatidique, à l'instant précis où ils s'abandonnent enfin, où ils se jettent dans le vide ?

Je vais tendre le fil de la vie jusqu'à m'écarteler. Si je parviens à le tendre assez peut-être finira-t-il par casser ? Tel Tarabas, je veux expier, non pas mes fautes ni le mal que je fais, mais expier la vie, expier l'être, pour trouver encore plus profondément ancrée dans le coeur la vie palpitante, la vraie vie des pénitents qui cherchent sans cesse et jamais ne se lassent de cette quête; car c'est elle qui renouvelle l'énergie. Je veux vivre la vie jusqu'à en voir les os, le squelette, avoir la vie à fleur de peau, et prendre chaque jour un nouveau départ.
Parfois mon cerveau semble engourdi, comme baigné dans du chloroforme. Ma tête tombe d'étourdissement et mes yeux s'agrandissent en un effort qui tire sur la peau pour que les paupières ne s'affaissent pas sur les globes oculaires. C'est presque une perte de conscience, un éloignement du monde et une isolation totale sous le crâne, on se retire, on replie ses antennes, on se recroqueville comme pour un long hiver... Alors je lutte pour que ma vue ne se trouble pas, pour que mon corps ne s'affaisse pas sur la table, mais mon livre reste ouvert, toujours à la même page, des heures durant...

Pourtant la mer est là où je suis arrivé ce soir et ce murmure (Thalata ! Thalata !), c'est avec lui que je m'envole, on me parle, on m'appelle, je ne sais plus répondre, mon corps est là, je suis parti, c'est Thalata, c'est elle qui m'a pris... Adieu donc, je suis incurable, ne cherchez pas de remède à ce mal qui n'en est pas un, c'est votre santé débile qui est malade de ses soins. Désormais, je ne suis là pour personne, je pars en voyage vers une contrée que je dois explorer : celle de mon esprit. Inutile de frapper, personne ne vous répondra.

 

15/09/99   


"LE CORPS D'UN HOMME RETROUVÉ SUR LA PLAGE"
L'Ouest


Le petit port de pêche s'est réveillé hier matin dans un grand émoi : un homme qui n'a pu être identifié en raison de son séjour dans l'eau a été retrouvé par un pêcheur qui a prévenu les gendarmes du village. Aucune disparition n'ayant été signalée dans la région, un appel est lancé à toute personne susceptible de transmettre des informations au sujet du défunt. Prière de contacter la gendarmerie.

 

 

13/09/99


"UN PATIENT S'ÉCHAPPE DE L'HÔPITAL PSYCHIATRIQUE"
Le Quotidien


Mardi dernier, les responsables de l'hôpital X à Paris nous signalaient la disparition d'un de leurs patients à l'heure de midi. D'après les médecins qui ont eu à le soigner, cet homme d'une quarantaine d'années est atteint de délire suicidaire et meurtrier. Un avis de recherche a été lancé  sur tout le territoire.

 

 

25/03/95


"DRAME EN ALLEMAGNE : UN FORCENÉ TUE UN HOMME À COUPS DE HÂCHE"

Archives de l'hôpital X à Paris.


Les faits remontent à vendredi soir à Hambourg, un homme qui s'était arrêté pour boire une bière dans un bar du port a fait une étrange rencontre : un français, dont l'identité n'a pas été révélée, lui a payé un verre avant de l'entraîner  dans l'arrière-cour, où le malheureux a été tué à coups de hache. D'après les témoins présents dans le bar le soir du drame, l'individu tenait des propos incohérents sur la mort et s'est présenté au barman comme l'Ankou, personnage qui, dans les légendes bretonnes, représente la mort. L'homme n'a pas tenté de fuir quand les policiers l'ont interpelé. Il a été remis aux autorités françaises et  sera interné dans un hôpital psychiatrique.

 

 

 

LETTRE DE MADAME X À SA SOEUR  [extrait de l'original]

Le 08 Décembre 1969

Chère Juliette,


Ce que j'ai à t'écrire n'est pas très réjouissant. Tu connais l'état de santé de Maxime, il ne va pas fort ces derniers temps à cause de son coeur, et le médecin lui a conseillé un repos dans le calme absolu. Voilà qu'hier notre petit dernier s'est mis en tête de jouer au gendarme avec l'arme que Maxime avait cachée dans son bureau, et qu'il a menacé son père de le tuer ! Cela lui a valu une nouvelle attaque car il a bien cru qu'il allait y passer, et le revoilà à l'hôpital. J'ai essayé de raisonner le petit, mais il ne semble pas s'être rendu compte de ce qu'il avait fait. Quand je pense à ma pauvre mère qui nous a quittés l'année dernière, je me dis que l'existence est bien injuste. Elle, en pleine santé à 73 ans, qui tombe de l'échelle et se fracasse le crâne, et nous qui n'étions pas là pour la secourir, tiens, il n'y avait que le petit à la maison,  décidément, il en aura connu des drames, ce gosse... Et maintenant mon pauvre mari, dans la force de l'âge, qui est malade du coeur... Ma chère Juliette, j'aimerais tant que tu sois là pour me réconforter !
J'attends de tes nouvelles.
Bien à toi,


Marianne

 

PS : une autre mauvaise nouvelle : Le petit veau qui n'avait que deux semaines a été tué, on n'a pas retrouvé celui qui a fait ça, mais c'était horrible à voir, du sang partout, tellement que la police a dit que s'ils retrouvaient le coupable, ils le feraient interner chez les fous. J'ai vraiment l'impression de vivre un cauchemar.

 

22 Décembre 69


Avis de décès
Madame Juliette X, chargée de surveiller son neveu âgé de huit ans, a succombé à une chute de deux mètres du troisième étage de la maison de sa soeur. Seule à la maison avec le petit, Madame X n'a pu appeller à l'aide. C'est sa soeur qui l'a trouvée, en rentrant de l'hôpital où elle rendait visite à son mari. Madame X n'a pu être ranimée. Elle est décédée dans l'ambulance qui la conduisait à l'hôpital. L'enfant, lui, a disparu. Sa mère pense qu'il a pu se perdre dans les bois en voulant aller chercher de l'aide. Une battue a été organisée, mais les recherches sont restées infructueuses.

 

 

06/05/82

 

"LA CITÉ UNIVERSITAIRE SOUS LE CHOC : TROIS SUICIDES EN UNE SEMAINE"

À la Une

 

C'est un véritable drame qui se joue parmi les étudiants depuis quelques jours : lundi, un jeune se donne la mort en sautant du troisième étage de sa chambre. Mercredi, un de ses camarades absorbe une forte dose de somnifères et d'alcool, les médecins sont arrivés trop tard pour le ramener à la vie. Samedi, un troisième étudiant se tire une balle dans la tête... La cité est en deuil, et l'opinion se demande si la pression exercée sur les jeunes en période d'examens n'est pas trop forte. Des psychologues sont à la disposition des étudiants pour les aider à surmonter ce choc.

 

 

Inscrit en lettres rouges sur la porte de la chambre d'un étudiant à la cité universitaire :

 

JE NE SUIS LÀ POUR PERSONNE

 

(*) in Tarabas, un hôte sur cette terre, Joseph Roth

Avec l'aimable autorisation d'Anthony pour les extraits de journaux.

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