Les anges mutilés
Ils étaient séparés depuis trop longtemps pour se souvenir du bonheur qu'ils avaient connu ensemble, leur mémoire était vague, ils avaient oublié les sensations, les vibrations des corps, les nuits à s'endormir dans le même rêve, la tête posée sur le même oreiller, dans un même souffle, lent et profond. Parfois, chacun de leur côté, chacun dans leur misérable solitude, ils frissonnaient en évoquant ces souvenirs, mais la mémoire ne restituait pas tous les gestes, tous les sourires, les regards enflammés… Si le désir était toujours présent, s'il revenait quand ils évoquaient l'autre, ce désir-là ne se réalisait pas. Pas d'autre exutoire à l'amour que le corps de l'autre, les bras de l'autre autour de son propre corps, et la peau qui semblait s'animer tout à coup, comme si elle avait reconnu, là, derrière ce corps qu'elle effleurait, la même âme qui vibrait. À vivre dans l'absence de l'autre ils s'étaient habitués à ce que le corps ne soit plus ce lieu de culte où l'amour était célébré à chaque caresse qui passait. Ils vivaient dans l'attente pitoyable de cet amour mutilé, auquel on avait coupé bras et jambes. Des anges n'auraient pas souffert plus cruellement si on leur avait brisé les ailes. Ils vivaient repliés, recroquevillés sur leur corps en souffrance. Le malaise avait creusé leur vie jusqu'à la rendre vide, et vide aussi leur âme qui souffrait le martyre au sommet de l'édifice vacillant et vertigineux de l'amour.
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