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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre V - Les forces souterraines : L'humour

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À petit feu

Huguette et Hubert avaient eu une vie commune plutôt heureuse. Ils s’étaient mariés jeunes, s’étaient peu disputés et avaient un peu voyagé. La vie n’avait pas toujours été facile pour Hubert. Issu d’un milieu pauvre, il avait connu des restrictions durant la guerre, qui avaient marqué son enfance. Il avait travaillé dur afin de ne plus jamais manquer de rien, pour pouvoir ensuite profiter de la vie. Sa femme, Huguette, aimait particulièrement faire à manger, elle mettait tout son cœur à lui préparer de bons petits plats, et il se délectait à chaque fois des mets qu’elle lui concoctait avec amour. Huguette aimait aussi la tranquillité, les journées calmes où rien de particulier ne se passait, et, surtout, elle n'aimait pas être dérangée. C’est pour cela qu’ils n’avaient pas eu d’enfants. Huguette avait horreur du bruit, ça la fatiguait, et la fatigue la mettait de mauvaise humeur.

Hubert avait quelques vieux copains avec qui il allait parfois jouer à la pétanque ou qu’il invitait à la maison pour regarder le foot à la télé. Parmi eux, il y avait Dédé, le plus jeune de la bande, toujours célibataire, qui ne manquait jamais de souhaiter son anniversaire à Huguette. Ça l'énervait un peu, Huguette… Elle se disait qu’à leur âge, c'était plutôt ridicule... Mais, chaque année, Dédé se présentait à la porte, son bouquet de fleurs à la main. Hubert, lui, riait bien de cette habitude, il disait à Huguette que Dédé était secrètement amoureux d'elle et que c’était pour cette raison qu'il ne s'était jamais marié.

Huguette aimait toujours son mari, mais elle n’aimait pas ses amis, qui étaient tellement bruyants… Quand ils venaient à la maison, elle avait toujours l’impression qu’ils ne la respectaient pas. Ces jours-là, elle devenait comme étrangère, et même Hubert n’arrivait pas à la sortir de son mutisme, encore moins à la faire rire. Elle se réfugiait alors à la cuisine et restait aux fourneaux jusqu’à ce que les amis d’Hubert soient partis. Quand elle préparait le repas, sa mauvaise humeur se dissipait. Une fois seuls, ils partageaient le repas et Hubert, comme à son habitude, oubliait ses problèmes de cholestérol. Il disait toujours que, sur son lit de mort, il ne voudrait pas avoir à regretter quoi que ce soit. Et la bonne chère faisait partie des plaisirs auxquels il ne voulait en aucun cas renoncer.

 

Hubert mourut soudainement d’une crise cardiaque foudroyante. Les médecins ne purent rien faire, et, pour Huguette, le cauchemar commença. Il y eut un défilé ininterrompu de gens désireux de présenter leurs condoléances et de porter assistance à la veuve éplorée. Tous les amis qu’Hubert avait chéris se présentaient maintenant à sa porte, et Huguette les maudissait. Elle n'avait qu'une envie : se retrouver seule. Au bout d'une quinzaine de jours, tout cela se calma, les âmes charitables avaient compris qu'elles ne pouvaient rien pour apaiser le chagrin de la vieille dame, et plus personne n’était venu sonner à sa porte.

Après avoir pleuré pendant des mois, prenant conscience de la place que son mari occupait dans sa vie, Huguette a repris son train-train quotidien, se taillant une petite vie sur mesure, rien que pour elle. À présent, elle ne cuisine plus, n'y trouvant plus aucun intérêt, mais elle s’est plongée dans une autre de ses passions : la lecture. Elle lit partout, dans le bus, dans la salle d'attente du médecin, dans son bain ou dans la file d’attente à la banque… Rien ne peut la distraire de sa lecture. En fait, la seule chose qu'elle n’aime pas, c'est le moment où le livre se termine. Elle aimerait trouver un livre si volumineux qu'il dure le restant de sa vie, que le mot "fin" du livre coïncide avec sa propre fin, et qu'elle referme ce livre en fermant les yeux pour toujours. Elle s’est créé une bulle dans laquelle seuls des personnages fictifs ont le droit de pénétrer. Elle se plonge dans leurs histoires parce que la sienne est vide.

Si ce n’était la nécessité de côtoyer des gens pour faire ses courses ou gérer le quotidien, Huguette se passerait bien de la compagnie des humains. Le problème, c'est qu’elle pleure encore la mort d'Hubert et qu’elle aimerait trouver une épaule pour s'épancher, quelqu’un qui l’écouterait, sans pour autant se faire envahissant. Avec Hubert, au moins, c’était simple : la plupart du temps, il se chargeait des contacts avec le monde extérieur. Il était comme un rempart contre le monde, un rempart qui se serait effrité progressivement dans son monde à elle, n’occasionnant que de petits encombrements au début de leur mariage, quelques poussières, puis des pavés, qui s’étaient accumulés pour former des blocs entravant Huguette dans son petit monde. Ils avaient certes trouvé un modus vivendi dans lequel les frustrations d’Huguette étaient comme digérées, mais elle était toujours insatisfaite. Aujourd’hui, elle se trouve bien mieux seule, mais l'amour d'Hubert lui manque, et elle ne s'aime pas suffisamment pour combler ce manque toute seule. C’est tout le dilemme de sa vie : elle ne supporte ni la solitude, ni la compagnie.

 

Un autre problème se présente à elle le jour de son anniversaire : Dédé. Comme à son habitude, il sonne à la porte, un bouquet de fleurs à la main, arborant son plus beau sourire –presque édenté – et lui assène son « Joyeux anniversaire, Huguette ! » d’un ton enjoué. Exaspérée, Huguette se force à sourire mais, pour ne pas passer pour une mégère, elle lui propose un café. Dédé est bien content, pour une fois qu’il se trouve seul avec elle ! Des années qu’il attend ça, le pauvre, il a bien cru que ça n’arriverait jamais… C’est vrai, Hubert était son copain, et Dédé n’a jamais manqué de respect à un ami, mais là, il n'en peut plus, le bougre… ça fait trop longtemps qu'il rêve de serrer Huguette dans ses bras. Alors au diable les morts ! Huguette, de son côté, se dit qu’elle n’a vraiment pas de chance, au moment où, enfin, elle pouvait profiter de la vie sans que personne ne vienne la déranger, il a fallu que Dédé revienne à la charge, Dédé et son amour obstiné ! Elle tente de masquer son mécontentement car, même si elle ne veut pas de cet amour étranger, Huguette a un peu pitié de Dédé. Ils boivent leur café, Dédé est aux anges, il regarde Huguette, les yeux énamourés, mais n'ose pas lui prendre la main. C'est fou comme elle l'intimide ! Du coup, elle aussi est gênée, elle se sent coupable et confuse de le sentir si fou d'amour, alors, pour se faire pardonner de ne pas l'aimer, elle l'invite à déjeuner le dimanche suivant. C’est une bonne aubaine pour elle aussi, finalement, elle pourra pleurer un peu sur son épaule, et se faire consoler de son malheur.

Le dimanche arrive. Dédé est sur son trente et un. Il apporte un nouveau bouquet et une bouteille de vin. Il dit qu’il ne devrait pas, car il a du diabète, et le vin, ce n’est pas bon pour le sang, mais aujourd’hui, c’est un peu jour de fête, alors il peut se laisser aller… L’espace d’un instant, Huguette devient pensive… La maladie, ça la connaît ! Hubert et son cholestérol, le régime qu’il aurait dû suivre et les pilules à mélanger, elle s’en souvient, elle pense aussi aux rendez-vous chez le médecin, leur vieux médecin qui n'était jamais content des résultats des examens, ah ça, elle a dû s'en occuper, du cholestérol de son mari… Alors elle s’intéresse à Dédé et à son diabète, elle le questionne sur la maladie… Dédé, lui, est heureux. Cette fois il ose même prendre la main d’Huguette, il lui parle de sa vie de célibataire, lui demande si elle se sent seule, elle aussi... Elle lui dit que, bien sûr, la vie n'est plus la même depuis qu'Hubert est mort, et elle sanglote un peu. Pour la réconforter, il lui propose un "arrangement", mais rien de miraculeux, hein, il ne peut pas remplacer Hubert, ça c’est sûr… Simplement, il pourrait passer la voir de temps en temps, lui faire un peu la conversation, en tout bien tout honneur, bien sûr ! Huguette est embarrassée. Huguette se tâte. N’ose pas refuser. Alors elle accepte.

Les conséquences de sa faiblesse ne tardent pas à se faire sentir : le mardi suivant, Dédé est là, presque élégant, si ce n’était son costume élimé. Ses yeux pétillent derrière les lunettes à double foyer, et ses cheveux argentés luisent sous le soleil. Il a mis le paquet, le Dédé ! C’est qu’il compte bien ravir la belle… La belle, quant à elle, fait mine de se pâmer, se laisse courtiser, et, peu à peu, elle se laisse envahir, un jour elle consent même à se laisser embrasser… Et, après que Dédé lui a fait une cour assidue pendant plusieurs mois, Huguette s'incline : elle lui permet d'emménager chez elle. Dédé jubile, Dédé exulte.

 

Huguette a ressorti ses fiches de cuisine. Elle en a amassé un grand nombre du temps d'Hubert... Là, il va falloir les améliorer, elle le sait. Elle ne pourra pas se contenter de multiplier les doses de beurre par deux comme elle l’avait fait pour Hubert, ça prendrait bien trop de temps… Non, là, il faut un régime adapté à la situation : beaucoup de graisse, beaucoup de sucre, beaucoup de sel, quitte à passer pour une mauvaise cuisinière... Tant pis, si c’est le prix à payer pour avoir la paix.

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