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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre II - Errances

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La morte vive

 

Il y a ce passage de l’intérieur à l’extérieur, cet échange entre mon corps et le monde, qui se fait à mon insu. Je n’y participe pas, c’est comme si je refusais le monde et que le monde me refusait. Dans ce double refus, l’univers m’arrache une partie de mon être, me force à me soumettre à ses lois. C’est un viol, c’est un meurtre, un attentat à la pudeur de mon âme, un je-ne-sais-quoi qui me brise chaque jour un peu plus, qui m’avilit et me force à m’abaisser. Mais j’ai beau cracher de la terre, elle me refuse toujours son hospitalité. J’aimerais que l’univers m’ouvre ses bras, retrouver, peut-être, la vie d’avant la vie, là où tout était encore possible. Être en devenir, ou alors hurler avec les loups, ceux-là même qui me déchirent de l’intérieur, accepter la présence de ce corps étranger, le faire mien, et me déchirer pour de bon. Je suis en ruines, et, autour de mes ruines, l’univers est toujours aussi grandiose de cruauté. Il y a du silence en moi, il n’y a que silence, et l’angoisse de n’avoir que ce corps aveugle et sourd pour appréhender la vie, ce corps qui crie et voudrait hurler... La morte vive ne sait ni vivre, ni mourir. Elle est les deux à la fois, écartelée entre deux pôles qui se repoussent. Elle n’est que souffrance. C’est déjà trop, c’est énorme pour un seul être. Contenir la douleur est insupportable. Il faudrait s’allonger et ne plus bouger, et attendre la mort, puisque la vie n’est plus possible dans ce corps, ou bien se briser le crâne et en extraire le cerveau, ne plus penser à la souffrance, ne plus la ressentir. Me remplir le corps de cendres pour que la terre me reconnaisse enfin. Un corps de terre brûlée, la vie calcinée, enfin consumée. Il m’est impossible de tout remettre en place... Les nerfs à vif, sommeil en attente, du plomb dans l’aile et la tête pleine d'acier en fusion. Le regard tombé par terre et des cris dans les poumons s'étouffent. Estomac noué et étreint de sourdes douleurs à l'odeur de mort : quand elle viendra, je ne pourrai pas l'accueillir, j'aurai les bras sciés.

Le cerveau tourne, ne sait plus s'arrêter. Continuellement en attente de réponses, l'esprit s'épuise à chercher... La main, elle seule réceptive, transcrit. Dans ce désordre de neurones, elle est la seule à pouvoir encore aligner les mots. Mais déjà la voilà ridée qui tombe en poussière : une main, puis deux, se détachent. Ça tombe et ça disparaît, et à la fin il n'y a plus qu'un tas sur le plancher.

Et maintenant il faut hurler pour que la nuit arrive. Je bats déjà des ailes, mais voilà la tristesse engluée de tes yeux au clair de lune et des nuages dans les cheveux. À quand le noir, l'obscurité enfin, que l'on puisse sombrer un peu dans l'oubli, à quand la mort pour cesser même d'oublier et ne plus penser qu'un jour il va bien falloir mourir !

Mais là j'ai mille volts dans le crâne et j'ai court-circuité tous les réseaux : la mort est là, tapie au détour d'un vaisseau ; je la sens qui retient sa respiration. Une corde d'acier se brise, rongée doucement par l'acide, mais je ne lâche pas, il faut encore retenir la vie. Mieux vaut cet événement douloureux plutôt que le calme néant qui s'imposerait alors. Et, tout à coup, sursaut du fond du corps : j'en appelle un autre mais il n'est pas là, l'espace ne me répond pas, alors je retombe de mon soubresaut et je léthargise à nouveau le corps. Il ne doit rien savoir de ce qui se passe ici, il en deviendrait fou à lier.

Il n'y a rien dans le cœur qui ne soit mort, ce soir, sauf peut-être la peur; elle reste là, toujours, habite en moi et ne connaît jamais de répit. J'ai les nerfs en transe, ça fait mal de partout, mais pour que ça cesse il faut prendre le couteau, essayer d'aller plus loin en lui, pénétrer la lame jusqu'au manche et la remuer à l'intérieur, la sentir profondément déranger les éléments sans qu'aucune goutte de sang ne soit versée : une fusion totale de l'acier et du sang, peut-être même le rouge qui coule des yeux et le gris qui monte aux joues. Le vert aux lèvres, je m'apprête à tout rendre à la terre, mais j'hésite encore aux commissures... À quoi bon, après tout, puisque le fer a mordu, autant garder la blessure intacte.

Les nerfs, toujours, me donnent du fil à retordre ; ils sont tassés aux extrémités et réclament de l'action. Alors je prends la main et la coince dans l'étau, et là il faut serrer très fort pour exaspérer la douleur au cœur même du cerveau, ça se répand dans chaque cellule, et tout ça n'est plus qu'un amas hurlant qui ne sait plus par où sortir ce qui fait mal.

Finalement, c'est le cœur qu'il faut percer pour venir à bout de ce réseau d'énergies convergentes. Le cerveau mène la bataille de front. Il ordonne : "Aux armes ! Ne reculez que devant la seringue : c'est elle qui infligera le coup fatal."

 

C'est là, dans le sang, que je vis pour l'instant... Pulsations aux artères douloureuses, perfusions à en crever : la mort est ici chez elle.

Alors, enfin, l'heure est venue de laisser retomber la main, de s'allonger, relâcher les neurones, laisser le cerveau s'alléger et venir le sommeil sur la pointe des pieds. Délivrance, ultime écho de la crise enfin étouffée au fin fond du système : les nerfs douloureux se taisent, le corps se fige, cercueil ouvert sur la nuit. La douleur y est ancrée à jamais. Le pire est d'attendre que la mort vienne enfin, et qu'elle n'emporte rien que quelques os malades. Que d'heures grises et ternes, sans jour, sans soleil... À haïr les hommes je deviens animal, sauvage et penaud, triste et fuyant. Je suis un chien dont personne ne veut tenir la laisse, un chat auquel l'on n'offre jamais de lait, un oiseau enfermé dans une cage rouillée. Je suis le chien crevé sur la route, le chat noyé dans la rivière, l'oiseau au cou tranché. Je sais que l'on doit supporter la compagnie des ombres, pourtant la vie au fond du gouffre devient désespérément belle, de ce désespoir qu'ont les femmes après avoir donné la vie. Chez moi, c'est ancré si profondément : je donne la vie trop souvent. Saurai-je un jour être la créature plutôt que la création, la mort plus que la vie, basculer enfin de la chair au squelette, voir les os se dessiner doucement sous la peau et la transpercer un peu plus chaque jour ? La mort attend sur les routes d'argent, mais je reste tapie à l'ombre de cet abri sombre et pourpre où elle ne viendra pas. Envie d'hurler sous la peau, de me déchirer de l'intérieur, et de pleurer du sang durant des heures...

 

dessin : Terror verwirrt jede Struktur
"Terror verwirrt jede Struktur" ("La terreur disloque toutes les structures") : cette phrase est extraite du titre "Krieg" de Goethes Erben.

 

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