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Myriam Marc Chapitre I - Appendre à mourir Chapitre II - Errances Chapitre III - Mourir, une fois de plus Chapitre IV - Plus froid que la mort Chapitre V - Les forces souterraines Chapitre VI - Les tunnels du souvenir Chapitre VII - Tout est à commencer

Chapitre III - Mourir, une fois de plus

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Le dernier métro

 

Je me suis placée face au tunnel béant qui était comme une ouverture sur le monde obscur et douloureux de l’âme, un souffle chaud me balayait le visage. Hier, quelqu’un que je ne connaissais pas avait sauté. Je n’avais rien pu voir de ce suicide, et je ne cessais d’imaginer le corps jeté sur les rails, disloqué par la machine dans un affreux grincement de freins. Les membres avaient-ils été projetés dans toutes les directions, le sang avait-il éclaboussé les wagons, ou même les voyageurs qui attendaient sur le quai ? Je savais qu’il aurait été indécent d’accourir sur les lieux dans le seul but d’assister au spectacle de la mort, cependant mon esprit était, aujourd’hui encore, hanté d’images sanglantes – un bras, déchiré au niveau de l’épaule, se dressait vers la rame, la main ouverte semblant appeler une main secourable pour la hisser sur le quai, à l’abri des voies de circulation. La tête était restée coincée sous la voiture du conducteur, les traits en étaient méconnaissables : traîné sur plusieurs mètres, le visage avait été râpé contre le rail et ne constituait plus, à proprement parler, une face humaine. Pour le reste, je ne parvenais à former aucune image distincte, mon esprit se bornait à éclabousser toute la station de sang et à distribuer des lambeaux de chair ça et là, au gré de sa fantaisie.

Depuis le moment où le trafic avait été interrompu en raison « d’accident grave de voyageur » (tout le monde savait, sans vouloir le formuler, ce que cela signifiait) et où nous étions restés bloqués à quelques encablures du drame, j’étais obsédée par le souvenir de ce que je n’avais pas vu, par cet instant où une vie avait basculé si facilement, où la mort avait été révélée à un être que, par cette révélation, je sentais confusément et jalousement proche de moi. Je n’aurais pas aimé connaître cette personne – peu m’importaient les raisons de son acte – c’était à l’instant précis où elle avait franchi le pas décisif que j’aurais voulu voir l’expression de son visage : angoisse, désespoir ou haine ? ou bien le masque de la mort l’avait-il déjà figé dans cette paix fade et blanche qui semble prendre possession des corps à l’heure du trépas ?

La nuit qui avait succédé à l’accident, mes rêves avaient rejoué la scène des centaines de fois, sans pourtant la restituer dans sa totalité. C’était comme si j’avais été présente à ce moment-là, mais que j’avais fermé les yeux là où j’aurais voulu voir. Je me représentais les voyageurs, j’entendais le bruit du convoi, dont les lumières se profilaient au loin, et qui devenait de plus en plus assourdissant jusqu’à ce que la rame s’engouffre dans la station. À ce moment, une personne que je ne distinguais pas nettement s’approchait de l’espace vide. L’instant d’après, elle avait disparu, la lourde masse du métro l’avait dérobée à ma vue ; il y avait une brèche dans le temps, comme si le lien entre le suicidé et la machine s’était rompu : j’avais manqué ce qui m’était permis pour la première fois dans ma vie – et peut-être pour la dernière avant ma propre mort – et que je désirais ardemment connaître : assister à l’expérience du passage de la vie à la mort.

La suite du rêve reconstituait la gare après l’accident – je me voyais, une main appuyée au mur, le corps recourbé dans un spasme que le choc avait provoqué en moi. Des gens criaient, d’autres pleuraient, le corps secoué de sanglots qu’ils ne pouvaient contenir. Il s’ensuivait une confusion de gens, employés et voyageurs, qui semblaient vouloir se mettre en mouvement à tout prix, maintenant que tout était terminé. Peut-être voulaient-ils s’assurer, en remuant ainsi, que leur corps était intact et que leurs membres fonctionnaient toujours. Pour ma part je ne quittai pas le mur, car j’avais le sentiment que la gare allait s’effondrer si ma main relâchait sa pression.

Le rêve s’achevait ainsi, pour revenir à l’instant où je descendais les marches en direction du quai. À mon réveil ce matin, je m’étais sentie frustrée de n’avoir pas connu l’instant de cette libération du corps et de l’esprit, de l’abandon total à la mort. Je savais que je ne pourrais plus vivre dans l’ignorance, et je me suis dirigée vers la station la plus proche.

J’entends le bruit fracassant des wagons qui se rapprochent, les lumières deviennent presque aveuglantes. Je ferme les yeux. Je ne connaîtrai jamais l’expression qui s’est peinte sur mon visage, celle que vous lirez, peut-être, sur le visage des suicidés à l’instant où ils accueillent la mort.

 

Feuillet retrouvé sur un banc à la station "Filles du Calvaire", au moment d'une interruption du trafic en raison d'un "accident grave de voyageur", selon le message diffusé à ce moment-là dans le haut-parleur.

 

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