Le futur

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1

C'est un soir, sous la Lune et les arbres. Un feu brûle chaleureusement dans un foyer à ciel ouvert. Toute une tribu est rassemblée autour, à profiter de l'air frais, de la nuit lumineuse et du feu crépitant. Les ventres sont pleins, les paroles douces. Les enfants sont couchés, mais tous les âges adultes sont représentés.

La nature bruisse tout autour, et les paroles des humains s'élèvent au milieu dans une harmonie complète. La parole décrit le monde, elle l'exprime. Elle ne paraît pas incongrue entre un souffle de vent dans les cimes et le cri d'un oiseau. La parole est nécessaire, elle est le fruit de la nature. Ces hommes et ces femmes sont ici comme des anges, des elfes, qui habitent un monde ami. Ils rendent grâce à la nature de ses largesses, et l'embellissent de leurs créations.

Ce soir, l'heure est au palabre. Le silence plane un long moment sur l'assemblée. L'idée qui va alimenter les paroles à venir tourne autour du feu, ne sachant pas encore par quelle bouche elle va s'incarner. Puis elle trouve la tournure d'esprit propice et se fixe dans le cœur d'un jeune homme. Il prend la parole, sans trop comprendre pourquoi.

« Guillaume, raconte-nous encore le début de l'histoire… Le crépuscule de l'ancien monde et l'orée du nouveau.

- Cette histoire est sombre…

- Oui, mais elle est belle, car au bout est la joie, la création.

- Alors d'accord, je vais vous parler de ces temps reculés. Je vivais avec Marion, votre grand-mère, dans les villes de l'ancien monde… »

 

 

2

Je me souviens que nous sommes montés dans la chambre un lundi, et nous n'en sommes plus redescendus.

C'était tout en haut d'un vieil immeuble, au nord de la ville, dans la banlieue du monde. Un endroit parfait. Nous aurions pu choisir la montagne, ou une île déserte, mais, pour nous retirer, nous avions préféré rester au sein de la fantasmagorie des hommes, en bordure d'une ville luisant la nuit et suant le jour.

Un soir, cela faisait trois mois que nous vivions reclus, la guerre a commencé. Nous ne nous en sommes d'abord pas rendu compte, puis nous avons cru à une rumeur. Nous n'avons vraiment compris qu'au moment où les premières bombes sont tombées sur la ville. Alors seulement, nous sommes descendus prendre des nouvelles. Puis nous sommes rapidement remontés pour nous réfugier dans le petit paradis que nous avions inventé dans la chambre.

« Tu crois que c'est grave ?

- Je ne sais pas, comment savoir ? Pour le moment c'est assez loin… Je ne sais pas si ça va durer.

- Enfin… Ça ne peut être que grave… On ne balance pas des bombes, comme ça, s'il n'y a rien de grave… Et on est là, dans cette chambre, on ne peut rien faire. Descendre dans la rue ? Ça ne servirait à rien… Il fait nuit et personne n'en saura plus que nous… Qu'allons-nous faire ?

- Rien.

- Rien, rien… C'est vite dit. Il faudra bien qu'on réagisse aux évènements… Que deviendrions-nous sinon ?

- Nous. Nous deviendrons nous, comme toujours… Qu'est-ce que ça change ?

- C'est la guerre… Non ?

- Oui, c'est la guerre… Mais ça c'est une histoire entre les gens qui nous dirigent… On savait bien que ça devait arriver… Nous… Tous… On a bien essayé de les prévenir…

- N'empêche que maintenant, c'est sur nous qu'elles tombent, les bombes. Et, à mon avis, ça doit faire des dégâts ! Vu le bruit qu'on entend… Tu connais des gens qui habitent là-bas, dans la banlieue sud ?

- Connaître… Non, pas récemment disons… J'ai connu bien sûr, quand j'étais plus jeune. Mais c'était une autre époque…

- Ça ne doit pas être très loin, tout de même !

- Ce n'est pas que nous soyons vieux, c'est que les choses changent vite ces derniers temps.

- Oui, j'en ai l'impression… Les choses changent. J'ai le sentiment que, en quelques années, tout a été chamboulé. Le monde est comme neuf. Je ne sais pas… Je me suis toujours demandé si, à chaque époque, les gens n'ont pas eu la même impression.

- À la fin des guerres, ou au début, probablement… C'est pour ça, aussi, que c'était prévisible. Quand tout change trop vite, quelque chose finit par casser.

- Oui, certainement… Mais ça n'enlève rien à la situation. Dehors, c'est la guerre ! Peut-être bientôt ici, sur nous ! Et nous allons rester figés, parce que c'était prévisible ?

- Nous ferons ce que nous avons à faire, mais la guerre existe de toute façon. C'est un événement extérieur. S'il se produit maintenant, nous devons le vivre. Si nous devons survivre, nous survivrons, nous verrons bien !

- Tu es toujours trop immobile ! Moi, je me sens… C'est bête à dire, mais je me sens excitée, éveillée, agitée. Je crois qu'il y a aussi un peu de peur…

- Et à quoi te servent ta peur et ton excitation ? Est-ce qu'elles t'apportent quelque chose ?

- Oui, peut-être… Mon cerveau marche plus vite, il est stimulé. Je me sens plus vivante, fragile. J'ai plus envie de vivre…

- Ça, ce sont les symptômes de la lucidité. Ça arrive dès que l'on sort de notre routine quotidienne, quelle qu'en soit la cause…

- Et bien soit ! Ma peur, ou mon excitation, me motive… Toi, tu prétends ne pas avoir peur, mais tu ne fais rien. Tu regardes le monde s'écrouler les bras croisés. C'est ça ne pas avoir peur ? Être serein ? Tu crois que c'est mieux ?

- En tout cas je ne veux pas me laisser submerger par la peur et ses effets. La peur paralyse, elle embrouille l'esprit. La peur apporte le doute. Et le doute, irraisonné dans ce cas, rend les choix plus difficiles, puis empêche de maintenir un cap. D'accord pour l'excitation, mais je ne veux pas de la peur.

- Alors je n'ai pas peur ! Je te l'ai dit, je suis plutôt excitée…

- Écoute, nous ne pouvons rien faire maintenant. Les bombes tombent loin dans le sud, nous ne savons pas ce qui se passe… Nous verrons demain.

- Tu vas dormir, là, comme ça ? Avec ce bruit horrible dans le lointain ?

- J'essayerai. Je sais que la peur ne changera rien. Je ferai tout pour nous maintenir en vie, si j'en trouve l'occasion. Tu vois, depuis que nous sommes ici, nous vivons au jour le jour, mais c'était plutôt pour fuir la société. Maintenant c'est justifié. Nous vivrons au jour le jour parce qu'on ne peut pas faire autrement. L'époque veut ça, une fois de plus.

- Nous pourrions partir !

- Nous partirons peut-être. Il faut voir. Si ça devient trop dangereux ici et que nous avons une opportunité…

- Demain ?

- Oui, demain. Que voudrais-tu faire ce soir ? Tu crois qu'on devrait partir, là, ce soir, sans savoir où nous allons ? Sans même savoir si nous marchons vers le danger plutôt que de s'en éloigner ? Tu le disais toi-même, ça n'a pas de sens…

- Oui, bien sûr… Ça ne servirait à rien…

- Donc on reste là, on se couche et on essaye de dormir pour avoir les idées claires demain…

- C'est ce que nous ferons, oui… Enfin j'essayerai. Mais je n'arriverai peut-être pas à dormir, je suis trop excitée.

- Oui, bien sûr… Moi non plus je ne suis pas sûr de pouvoir dormir… Je crois qu'il faut qu'on pense à prendre des forces… Tirer le rideau de cette journée pour mieux l'ouvrir demain, sur un jour nouveau…

- Et après ? Que ferons-nous après ? Je veux dire, si un jour ça se calme. Ou si ça ne se calme jamais ?

- Que ferons-nous ? Et bien, nous continuerons de vivre, ensemble. Nous continuerons de nous enlacer, pendant que le monde tombe en lambeaux autour de nous… Qu'est-ce que ça change ? Est-ce qu'on s'aimera moins parce que le monde est fou ?

- Non, bien sûr… Tu es bête ! »

Nous avons fait l'amour, puis nous nous sommes endormis, avec le grondement sourd des bombes dans le lointain.

 

 

3

Au matin, j'ai tout de suite entendu qu'il y avait une agitation inhabituelle dans la rue, mais je n’ai pas bougé, j’ai attendu que nous soyons tous les deux bien réveillés.

« Que se passe-t-il ?

- Je ne sais pas, on dirait qu’il y a une manifestation…

- Tu me feras toujours rire ! Tu crois que les gens ont envie de manifester ? Je n’ai pas oublié ce qui s’est passé hier soir, même si j’ai bien dormi… C’est la guerre.

- Oui, oui… Mais justement… C'est peut-être l'exode, l’organisation des secours pour la banlieue sud…

- Viens, il faut que nous voyions ce qu'il se passe !

- D’accord, là je suis d’accord…

- Ah… Tu ne penses plus que les évènements extérieurs ne nous concernent pas ?

- Je n’ai jamais dit ça !

- Oh, presque…

- Non, pas du tout, je disais juste qu’on n’a pas à se soucier des choses sur lesquelles on n’a aucune prise. Là c’est différent : nous allons chercher des informations, voir ce qui se passe. Si ça se trouve, on décidera de partir.

- La nuit porte conseil…

- Il faut bien laisser à la vie l’occasion de nous surprendre, de nous concocter un chemin à prendre. Allons voir !

- Allons-y ! »

Tout le monde était dans la rue. Toute la rue était dans la rue. Avec des voitures, des vélos, des charrettes, même quelques mules sortant d’on ne sait où dans cette banlieue industrielle. Ils partaient, tous.

Nous avons marché un peu dans les rues avoisinantes : tout autant de monde les encombrait. La foule s’activait sur les trottoirs, et, au milieu de la chaussée, un gigantesque embouteillage, alimenté en continu, commençait à se former. La grogne montait au fur et à mesure que nous approchions de l’autoroute.

« Qu’est-ce qu’on fait ?

- …

- Pas d’idée ?

- Non, aucune…

- Moi, je pense qu’il vaut mieux rentrer…

- Tu crois ? Oh, non…

- Mais laisse-moi finir ! Il vaut mieux rentrer, prendre de quoi manger et boire… et revenir dans les rues pour suivre ce qui se passe…

- Eh bien… Tu as changé de position depuis hier !

- Oui. Ou non, c’est peut-être seulement le soleil. Regarde comme il fait beau !

- Très beau ! Il n’y a presque plus de bombe !

- Il n’y a plus de bombe ! Et je ne crois pas qu’il y en aura de nouveau aujourd’hui, peut-être ce soir. En tout cas, nous serons tranquilles un moment.

- Tu n’as pas envie de suivre tous ces gens ?

- Et toi ?

- Non, pas vraiment, ça va être un sacré bordel sur la route.

- Oui, je pense, il vaut mieux que nous restions planqués ici, le temps que ça se calme.

- C’est amusant. Depuis trois mois nous vivons reclus du monde, dans notre petite chambre. Nous avions besoin de nous extraire. Et là, maintenant que c’est la guerre, nous sortons.

- Oui… Le monde a changé autour de nous. Peut-être est-il en train de nous rattraper ?

- Peut-être est-ce parce qu’on sentait arriver ces évènements que nous avons eu le besoin de nous retirer ?

- Oui… peut-être… Allons-y ! »

Nous sommes donc revenus vers la chambre, nous avons fait quelques provisions, des choses à manger en marchant et deux grosses bouteilles d’eau. Nous avons aussi pris un plan de la ville et une boussole, parce que nous soupçonnions une telle cohue que tous nos repères habituels seraient faussés.

Puis nous sommes redescendus, juste après midi. C’était pire que durant la matinée : la foule avait grossi, la file de voitures aussi. Les piétons insultaient, les voitures klaxonnaient, et les jeunes enfants pleuraient, évidemment. Je n’ai pas vu de chien aboyer, ils devaient être déjà tous partis.

Nous nous tenions par la main pour cheminer laborieusement sur le trottoir, la chaussée, les jardins avoisinants, partout où l’on pouvait passer, et, bien que nous ayons choisi une option assez tranquille, ne pas partir, nous étions gagnés par la nervosité ambiante. Nous courions presque, évitant de justesse un bolide, ou un matelas balancé du quatrième étage pour venir s’entasser sur le toit d’une voiture à l’agonie.

« Que fait-on ? On continue ?

- Oui, je suppose, il est encore tôt… Allons voir sur l’autoroute… Dans quel état elle est. »

Par une bretelle aussi chargée de voitures que de piétons, nous avons réussi à atteindre le ruban de bitume surélevé, comme une artère posée a posteriori pour désengorger le cœur de la ville. Toujours autant de monde, partout, essayant d’avancer bien que ça n’avance pas, criant, huant, suant sous le soleil de plomb et la chaleur qui monte du bitume. Nous avons vite laissé tomber, nous n’avions rien de particulier à faire là, pas d’endroit où aller, et il était pratiquement impossible de trouver un endroit tranquille pour manger notre casse-croûte. Autour de l’autoroute, la banlieue agonisait. Elle se vidait de ses habitants par chaque artère. De grands immeubles, tout proches, semblaient à l’abandon, pas de gardien, personne dans les étages. L’idée me vint que nous aurions une très bonne vue du sommet de l’immeuble. Nous sommes vite tombés d'accord : c'était une des meilleures choses à faire. Continuer sur l'autoroute ne nous apporterait rien, et cela rallongerait d'autant le chemin du retour. D'ici, notre appartement était tout proche : en faisant vite, nous pouvions rentrer en moins d'une demi-heure. L'aller avait été plus long, mais nous n'étions pas pressés…

Arrivés sans encombre sur le toit, nous nous sommes installés pour manger, sur une cheminée d’où nous voyions l’autoroute bondée de piétons s’enfoncer dans la brume du nord en sinuant. L’après-midi était déjà bien entamée, le ciel était blanc jauni, chaud, écrasant. De vagues clameurs populaires montaient jusqu’à nous, atténuées par la distance : le sol semblait toujours aussi agité.

« Il me semble qu’on est mieux en altitude que là en bas !

- Oui… On dirait…

- Il faut s’en souvenir.

- Mais nous sommes plus vulnérables aussi… Tu imagines que des avions reviennent bombarder par ici ?

- Ne parle pas de malheur ! On serait très mal placés !

- Oui… Surtout si le feu prend en bas…

- Mais arrête ! Tu vas nous porter la poisse !

- Oh, tu sais, s’ils bombardent, on ne serait pas beaucoup plus en sécurité dans les rues là-dessous : un immeuble en feu ça finit par tomber…

- Je ne crois pas qu'on puisse trouver un endroit vraiment sûr en ce moment… C'est la guerre partout.

- Mangeons, nous verrons après. En tout cas, je n’ai aucune envie de me jeter dans la foule pour partir sur une de ces routes !

- Oui… Non… Ça ne donne pas très envie, en effet. Mais il faudra bien qu’on parte un de ces jours, si tout est détruit…

- Nous verrons plus tard, quand ça se calmera… Nous aurons le temps de faire des provisions et de choisir un bon moyen de locomotion parmi tout ce qui est abandonné.

- Viens plus près de moi.

- Tu veux qu’on fasse l’amour ? Sur ce toit…

- Je ne te parle pas de ça !

- On pourrait tout aussi bien le faire… Malgré des conditions assez extraordinaires, on peut tout à fait vivre normalement…

- Oui, bien sûr… Disons juste que c'est un peu agité ici !

- Certes.

- Je trouve toujours ton point de vue un peu bizarre. C'est à la limite entre la sérénité et l'indifférence. Mais tu ne devrais pas confondre. Être serein face aux évènements ne veut pas dire se foutre de tout !

- Mon point de vue, c’est toi, nous. Il y a les événements de la vie courante, ce qui se passe dans le monde, c’est une chose, et il y a nous, nos aventures personnelles et celle de notre couple. Elles ne sont pas affectées par les événements extérieurs, elles se déroulent à cette époque comme elles se seraient déroulées il y a dix ou vingt ans, dans un monde en paix.

- Tu aurais envie de faire un enfant dans ce monde ?

- Oui, pourquoi pas ? Si nous avons envie de faire un enfant, faisons-le !

- Non, non ! Du calme ! Quelqu’un pourrait nous voir !

- Ne rigole pas, il n’y a plus personne !

- Oh… Quelqu’un a très bien pu rester dans ces immeubles, comme nous sommes montés dans celui-ci.

- Bon d’accord… N’empêche que si nous avons envie de faire un enfant, je pense qu’il ne faut pas s’en priver. Tout à l'heure peut-être, quand nous serons rentrés ?…

- N’as-tu pas peur de lui laisser en héritage un monde complètement pourri ?

- Pour lui laisser n’importe quel monde en héritage, il faut d’abord qu’il naisse ! Comment dire ?… Une des fonctions de l’humain est de se reproduire, comme tous les êtres vivants. En faisant un enfant, nous offrons au monde un corps qu’une âme peut décider d’habiter, nous faisons notre travail, en quelque sorte. Enfin… si nous en avons envie, bien sûr, c’est le plus important, si nous avons envie de remplir ce rôle. Mais il ne nous appartient certainement pas de juger que la vie de cet être sera trop pourrie pour être vécue.

- Tout de même, je crois qu’un monde en guerre n’est jamais agréable !

- Mais qu’en savons-nous ? Es-tu sûr que cette guerre va durer, qu’elle sévira toujours dans dix ou vingt ans ?

- Non, bien sûr… Mais bon… On voit bien que le monde va mal !

- On ne peut pas juger de ça mon amour… On ne peut vraiment pas ! Ça nous dépasse largement. À notre échelle nous pouvons décider de nous aimer, et, éventuellement, de faire un enfant, mais ce que sera le monde…

- Oui, là je suis d'accord… J’ajouterais même que si plus personne ne fait d’enfant, il n’y aura plus assez d’humains pour essayer de rendre le monde à nouveau vivable…

- Voilà ! Ça c’est un argument !

- Oui, tu vois… En fait, nous pensons à peu près la même chose, même si nous l'exprimons parfois de façon différente… Après tout, seul notre amour compte…

- C’est certainement ce qui est le plus important, même au niveau du monde, de l'univers, de tout ce qui nous dépasse…

- Je n’irais pas jusque là… Ce qui me dépasse, ça me dépasse, je ne m’en soucie pas.

- Tu as raison… Bonne attitude…

- Oui hein !

- Nous sommes un couple qui transcende l'époque. À travers les âges, nous nous retrouvons. Nous vivons notre vie sur des millénaires… C’est pour ça que la guerre… c’est bien peu de choses… »

Comme nous finissions de parler, nous avons entendu les avions dans le lointain, au nord. Nous avons tout rangé et nous avons regardé. Le ciel se chargeait en même temps que le soleil déclinait. Les avions sont arrivés par le nord, nous les avons vus virer largement, puis remonter l’autoroute. Nous étions un peu inquiets, comme repris par l’actualité du jour. En bas, c’était la panique, la clameur s’est faite plus forte, plus stridente, plus nerveuse, plus désespérée.

Alors que nous pensions qu’ils allaient partir comme ils étaient venus, les avions ont refait un tour plus bas, et ils ont largué leurs bombes sur l’autoroute.

Horrifiés, nous sommes rapidement redescendus.

 

 

4

Nous ne sommes pas restés très longtemps dans l’appartement. En début de soirée, les bombardements se sont intensifiés sur la banlieue nord, ils étaient tout proches. L’immeuble tremblait à chaque bombe, des fissures ont commencé à lézarder les murs.

Nous avons rassemblé tout ce qui pouvait nous être utile, des habits solides, des outils et des ustensiles de cuisine, puis nous sommes descendus dans le supermarché désert pour faire quelques provisions. Les grilles étaient déjà enfoncées, mais les premiers pilleurs ne s’étaient intéressés qu’aux appareils haut de gamme, des chaînes stéréo et des lecteurs de DVD, toutes choses parfaitement inutiles dans un monde qui sombre vers le chaos. Mais ça avait dû leur faire un bien fou d’assouvir ainsi des envies longtemps refoulées. Le rayon alimentation était pratiquement intact. Nous avons choisi des denrées nourrissantes et non périssables : quelques boîtes de conserve, un gros jambon séché, du riz. Nous avons aussi pris des graines pour pouvoir, à l’occasion, planter un petit potager. Nous avions en tête un long voyage, peut-être de passer le restant de nos vies à errer sur la Terre dévastée.

En ressortant dans la rue, nous avons assisté aux premières scènes de guérilla urbaine, ce qui nous confirma l'urgence de se réfugier dans un endroit calme, mais aussi le danger qu'il y aurait à partir immédiatement sur les routes. Une bande en affrontait une autre pour une voiture. Des gamins à peine pubères, trop heureux de laisser s'exprimer leurs instincts de guerre. Nous avons filé le long des murs, cachant nos sacs pleins contre nos corps.

Plus jeune, j’avais visité les catacombes qui s’étendent partout sous la ville. Je connaissais encore quelques entrées et il me restait un plan. Nous avons décidé de nous y réfugier, j'avais passé assez de temps à parcourir ces tunnels pour être sûr de trouver un endroit où nous pourrions être tranquilles.

Dans la rue désertée, nous avons ouvert une grille et sommes descendus dans les souterrains. Nous avons marché pendant deux bonnes heures avant de trouver, au niveau inférieur, un endroit suffisamment discret pour nous y établir. La salle ne se remarquait pas du tout de l'extérieur, une simple fente dans la pierre, à presque deux mètres de hauteur, puis il y avait un long tunnel qu'on pouvait facilement obstruer, et enfin une jolie salle ronde, avec, comble du luxe, une petite cheminée naturelle qui montait en sinuant vers le niveau supérieur. C'était idéal. Nous nous sommes installés aussi confortablement que possible, comme dans un appartement que nous viendrions de louer.

Toute la soirée, les bombes ont continué de tomber sur la ville. On n'entendait qu'un bruit sourd, et les échos proches de quelques pierres qui, à chaque secousse, se détachaient des parois. Quelques fois, de gros cailloux sont même tombés de la "cheminée", au beau milieu de notre feu, faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Ça faisait comme un minuscule feu d'artifice.

« Et si nous faisons un enfant et ne survivons pas à cette guerre ?

- Ce serait son destin… Que veux-tu que je te dise ? Ces choses peuvent toujours arriver, qu'il y ait une guerre ou pas !

- Disons que les risques augmentent…

- Non, je ne crois pas. Je crois que chacun d'entre nous meurt quand son destin est accompli, ou qu'il n'est plus possible de l'accomplir…

- Tu rêves ! Il y a bien le hasard…

- Le hasard fournit une base, des possibilités… Si une météorite tombe sur ta route, tu accuseras le hasard. Non ?

- Oui, bien sûr…

- Mais tu aurais aussi bien pu rester à regarder quelque chose avant de prendre ta voiture, ou, au contraire, te presser un peu plus, et éviter la collision.

- Oui, et alors ?

- Les possibilités sont immenses. Chaque jour, tu pourrais avoir des dizaines d'occasions de mourir. Si ton destin s'achève, peut-être une de ces possibilités se réalisera-t-elle. Mais si tu as encore des choses à faire, alors tu entendras une petite voix qui te suggérera de prendre une autre route, d'attendre ton tour, ou simplement de regarder en l'air.

- C'est beau… Mais ce n'est pas possible ! On ne peut pas balayer le hasard comme ça. Si un fou me renverse sur le trottoir, je n'y peux rien !

- Tu pourrais ne pas être là…

- Oui, et si je n'étais pas là, lui serait peut-être ailleurs aussi, là où je suis… On peut aller loin comme ça ! Et puis j'ai l'impression que ça ne colle pas… Il y a trop de choses, trop de circonstances… Tout ça ne peut pas être "calculé"…

- Calculé non, certainement pas… Je dirais "intégré"…

- Intégré ? Que veux-tu dire ?

- Toutes les informations intégrées…

- Quelle est la différence ?

- En disant "calculé", tu sous-entends qu'une volonté personnifiée décide. Si on développe, ça sous-entend aussi qu'il y a un jugement, voire une organisation monstrueuse. C'est très négatif. Il n'y a rien de tout ça dans "intégré", il y a la nécessité de chaque destinée, et les occasions du hasard…

- Oui, disons que c'est mieux présenté… Ça ressemble moins à une dictature en le disant comme ça, mais je ne pense pas que ça change le fond… Dire que les évènements extérieurs sont guidés par nos destins croisés, ça revient tout de même à dire que ces destins sont plus importants que l'environnement physique. À l'extrême c'est nier la matière, ou au moins affirmer la suprématie de l'esprit sur la matière.

- J'ai plutôt l'impression que les deux sont indissociables. L'univers répond à la fois aux exigences de la matière et aux exigences des esprits. L'ensemble fait partie de l'univers à parts égales…

- Comme dans un grand ordinateur qui calculerait toutes les interactions pour sortir à chaque seconde le résultat. J'ai déjà entendu ça… Mais ça m'a toujours paru invraisemblable, trop idéaliste. Comment un tel système pourrait-il marcher ?

- Imagine qu'à chaque instant de ton existence, il y ait une possibilité de mort et une possibilité de vie. Pourquoi voudrais-tu que l'une ou l'autre s'exprime du fait du hasard plutôt que du fait d'un destin ? Ou du destin croisé de tous les protagonistes…

- Je ne sais pas… C'est plus naturel…

- Peut-être pas…

- Bref, on n'en sait rien… Pourquoi te prends-tu toujours la tête avec des théories improbables ? On discute tranquillement de nous, de l'amour, et on se retrouve à parler du rapport entre la matière et l'esprit ! Revenons-en à nous… Tu penses que nous survivrons à cette guerre ? Que nous pourrons avoir un enfant et l'élever ?

- Oui, je le pense… Mais je n'en suis pas sûr ! Bien sûr…

- Tu l'espères…

- Je le crois… Je le sens…

- Pourquoi ?

- Nous survivrons parce que nous appartenons au monde d'après, nous nous sommes rencontrés pour ça… L'amour nous protège, ne vois-tu pas ? Le monde va passer par le chaos, pour se purifier, pour éviter de se putréfier. Le monde se purge… Mais certaines choses doivent être préservées… Tu comprends ?… Ça doit être préservé… Ce n'est pas nous, nous ne sommes pas plus importants que les autres… C'est notre amour, notre union, la force que nous créons autour de nous, ce que nous exprimons, ce que nous réalisons… L'amour que nous amenons du monde des rêves dans le monde réel.

- Tu dis ça pour me rassurer… On peut toujours trouver des paroles…

- Non, non, mon amour. Ce que je dis est vrai… L'amour est une force mystique… Et ce soir, tu vois, je crois que nous endormir l'un contre l'autre est la meilleure chose que nous puissions faire… Comme hier et comme demain…

- Dors si tu veux… Moi, en tout cas, je ne pourrai pas… Pas quand le monde que je connais est en train de chuter… Et avec ces bruits en plus… Tu n'es pas inquiet ?

- Un peu si… Mais que pouvons-nous faire ? Nous verrons demain si nous pouvons partir, il faut que l'on rejoigne la campagne le plus vite possible, pour pouvoir chasser et planter nos graines. Puis nous verrons bien.

- Tu as déjà tiré un trait sur ce monde…

- Oui, je crois que oui…

- Alors nous marcherons maintenant dans un autre monde… En aurons-nous la force ?

- Je t'aime, mon amour… C'est ma seule force. Et, depuis que nous nous sommes rencontrés, j'ai foi en mon destin. Je sais que je suis sur mon propre chemin. Je ne suis pas à côté, je ne me suis pas égaré, je suis en plein dedans. Alors ce qui peut arriver…

- Moi, ça m'inquiète un peu. Certes nous sommes tous les deux, mais nous ne sommes pas invincibles… Et nous pourrions être séparés.

- Ça, je suis bien d'accord avec toi, c'est ce que nous devons éviter à tout prix !

- Donc il faut tout de même se méfier…

- Oui, bien sûr, mais c'est ce que nous avons fait. N'est-on pas tranquille ici ?

- Presque… Si on fait abstraction du bruit des bombes… Et de l'inquiétude pour demain.

- Laisse tomber l'inquiétude, elle ne nous servira à rien. Il faut juste être prêt pour demain, ne pas penser à ce qui arrivera après… Dans une période comme celle que nous vivons, on ne peut rien prévoir, on ne peut que réagir dans l'instant à ce qui se présente…

- Comment partirons-nous ?

- Je pensais rester dans les souterrains le plus longtemps possible, puis ressortir et partir vers l'ouest…

- J'espère qu'on y arrivera…

- Et bien nous verrons demain…

- On n'est pas sorti d'affaire…

- Non, on n'est pas sorti d'affaire. Après il y a notre vie qui continue… Tant que nous serons ensemble, je la trouverai belle. Ça sera peut-être dur, mais nous pourrons toujours rire en nous regardant dans les yeux, et nous verrons bien ce que nous trouverons. Si le monde que nous connaissons n'est plus, nous en construirons un autre, avec nos moyens… S'il est toujours là, nous continuerons de l'arpenter, main dans la main. Dormons, c'est ce que nous avons de mieux à faire. Prenons des forces pour demain.

- Oui… Après tout, si, toi, tu as confiance en ton destin, je peux bien, moi, avoir confiance en toi.

- Notre destin, mon amour, pas seulement le mien…

- Et bien raison de plus. Laisse-moi me reposer sur toi, compter sur toi ! Tu vas me prendre dans tes bras et me serrer. Et je ne veux plus rien voir d'autre, ne plus rien penser d'autre. Je veux restreindre mon univers au simple plaisir d'être contre toi.

- Viens, mon amour, viens plus près encore et abandonne-toi, ne te soucie plus de rien. Je te protégerai dans mes bras, tu me protégeras dans ton amour.

- Ou l'inverse ?

- Oui, ou l'inverse… »

 

Et nous nous sommes endormis.

Pendant la nuit tout s'est écroulé.

Et au matin, tout avait repoussé.

 

 

 

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