Le passé

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1

Je fais la vaisselle…

Ça peut paraître idiot. Certes… Tout le monde fait la vaisselle… Ou tout le monde pourrait le faire.

Mais, dans le contexte, cette vaisselle est spéciale. À mes yeux en tout cas, vraiment spéciale…

Une vaisselle qui m’emplit d’allégresse à un point rare.

Ou non, "allégresse" n'est pas juste. Plutôt de détermination, elle m’emplit de détermination, de la certitude d’être à ma place, quoi qu’il puisse arriver.

En faisant glisser mon éponge, j'ai le regard fixé sur l'horizon, je vois la route défiler sous mes pieds, je vole…

 

Je prends délicatement ces verres, ces assiettes et ces plats que je ne connaissais pas la semaine dernière, tellement fragiles.

De tout mon cœur, j'astique, je brique. Mais aussi je caresse, je fais délicatement briller.

Le verre est d'une finesse qui me passionne et m'effraie. Par mégarde, je pourrais le serrer jusqu'à l'explosion, et regarder mon sang rouge partir dans le siphon de cet évier que je m'approprie.

Je pourrais me blesser pour faire cette vaisselle.

 

 

2

Rétrospectivement, j'ai l'impression d'avoir toujours entendu sa petite voix me susurrer à l'oreille :

« Rejoins-moi… Je t'attends… Ne tarde pas, la vie est courte … »

Même si je ne le savais pas à l'époque, même si je n'en avais pas conscience, dans tous les rêves de mon enfance, j'entends cet écho.

 

Il y avait cette petite fille, nue dans l'hiver, quand j'étais gamin. Elle était joueuse, semblait ne jamais avoir froid. Elle avait une peau presque aussi blanche que la neige. Elle courait dans le jardin, zigzaguait entre les seaux dans lesquels je m'amusais à faire geler de l'eau.

D'un rêve à l'autre j'essayais de la retrouver, et au bout du compte je ne sais pas s'il n'y a eu qu'un rêve ou plusieurs, toute une série. Ce détail disparaît dans les brumes de mon enfance.

J'ai toujours eu le sentiment qu'elle se moquait de moi, tout autant qu'elle m'attendait. Elle semblait vouloir me faire sortir de la cuisine chaleureuse dans laquelle je prenais un petit-déjeuner d'enfance heureuse.

Mais je ne l'ai jamais approchée.

Dès que je m'avançais dans le jardin, fût-ce par la pensée, elle s'enfuyait en dansant. Dès que je montais le petit muret enneigé, elle allait se cacher derrière le cognassier. Une tête reparaissait, un sourire, un rire cristallin.

Puis je me réveillais.

En y repensant, je crois l'entendre dire :

« On se retrouvera plus tard… Patience, un jour nous serons à nouveau face à face, dans la vie réelle. »

 

Puis il y a eu ce paquebot, cette mer bleue, limpide. Moi, sous l'eau, tellement profond que je voyais l'ensemble du bateau, sa coque paraissait suspendue une centaine de mètres plus haut. En état de noyade, et pourtant sans inquiétude dans cette eau si limpide, si légère… D'ailleurs ce n'est pas l'important. Que je sois logiquement noyé n'a aucune importance : dans les rêves, on peut survivre à tout.

Il n'y avait pas de paroles, dans ce rêve. Seulement le silence sourd que fait l'eau sur les tympans.

Je suis suspendu dans cette immensité d'eau et, tout autour, il y a toute une foule de gens qui nagent. Tellement de monde…

Il y a tant de monde dans notre monde…

Probablement était-elle là, quelque part, à nager aussi dans l'eau… Probablement…

Ce rêve agoraphobe s'est imposé dans mes neurones assoupis quand j'ai réalisé, inconsciemment, la tâche à accomplir : retrouver une personne, une seule, dans l'immensité du monde. Car enfin, maintenant, chaque rêve obscur trouve sa justification. Tout se résume à cette rencontre, à cette fille rêvée des centaines fois.

 

 

3

Dans mes rêves d'enfance, il y a aussi deux morts…

Je dis "deux morts", sans précision, car je ne sais qui meurt. Ce sont des morts abstraites, des images de la mort, de celles qu'ont les enfants. Je n'ai jamais su d'où viennent ces images, de quel sens profond elles pourraient être l'allégorie.

Il y a une personne prisonnière derrière un petit hublot. Et il y a un couple dans la nature, libre.

Il y a le feu et l'eau.

 

Derrière le hublot orange vif, un homme, ou une femme, essaie de me parler. Je vois ses lèvres remuer, mais je n'entends rien. L'épaisseur du hublot, et le grondement sourd qui s'amplifie derrière, m'isolent.

Cette image jaillit nette des souvenirs de mon enfance. Avec tous les détails. Le verre du hublot, la couleur orange, le métal gris et rouillé de la porte, avec des taches de cambouis sur les gonds.

Seul le visage reste dans l'ombre, conceptuel. Je ne le vois pas, mais je sais qu'il est là.

C'est une personne que je dois connaître, au moins de vue, mais je ne peux rien faire. Je sais qu'elle va mourir, mais je n'y peux rien, c'est dans l'ordre des choses.

Ça ne dure pas, la lumière orange devient plus vive, puis vire au jaune, éblouissante. Le visage et les mots sont engloutis par la lumière avant qu'ils n'atteignent mon cerveau.

Je ne me rappelle pas avoir essayé d'ouvrir la porte. Je n'y songeais même pas, comme si c'était hors de ma portée.

Au réveil, je pensais que j'étais trop petit pour tenter quoi que ce fût.

Je devais avoir sept ou huit ans quand ce rêve est venu me hanter, récurrent. J'y voyais alors une version géante de la chaudière qui m'effrayait dans la cave, un monstre glouton qui donnait sans cesse des angoisses à mon père.

Plus tard j'y ai vu l'holocauste.

Étions-nous déjà ensemble, en cette époque maudite ?

 

La deuxième mort de mon enfance est plus calme, peut-être plus romantique. Mais elle est tout aussi pathétique.

C'est un couple qui se promène dans une forêt. Il y a du monde, éparpillé dans les allées, d'autres couples et des familles. Il fait beau, tout le monde est heureux.

Dans ce bois joyeux, chatouillé par les rayons d'un soleil de printemps, un torrent perce une trouée. Une forêt de montagne probablement, peut-être en Suisse, ou dans un de ces jardins immenses que construisirent en Amérique du Sud des exilés européens. Sur la berge, un jeune garçon en culotte courte s'exerce à la pêche. Quelques mètres plus haut, des adultes le regardent, avec une indifférence qui se voudrait encouragement dès qu'il tourne vers eux son regard et ses espoirs d'enfant. Ils ont étalé de grandes nappes colorées sur les épines et la mousse, ils parlent, ils vivent bruyamment, ils colorent et remuent la forêt alanguie. Elle est tout entière envahie par de petits groupes animés, indifférents les uns aux autres, indépendants. Elle bruisse des cris, chuchotements ou soupirs de la faune humaine. Chaque épine de chaque pin entend un rire, frisonne de sentir le printemps qui descend du soleil et vient se refléter dans le cœur des hommes.

Au loin, au bout d'une longue allée rectiligne, une voiture, vieux modèle, dérape dans le soleil et soulève une poussière lumineuse en faisant entendre un klaxon de bicyclette. Le bruit du moteur est étouffé, lointain, mais le klaxon et les rires s'entendent bien, comme si, par dérogation spéciale de printemps, les bruits joyeux étaient amplifiés.

Nous, le couple, puisque dans mon rêve j'en fais partie, arrivons dans l'alignement de cette allée, de l'autre rive. Le chemin est tracé droit, il enjambe le lit tourmenté sur un petit pont de béton. Nous roulons vers l'autre côté, vers l'endroit où se trouve la voiture, mais nous ne sommes pas pressés, peut-être ferons-nous une ou deux pauses dans la forêt. Nous sommes sur un tandem. Nous pédalons distraitement en nous montrant l'un à l'autre quelques détails anodins, ce qui nous fait exagéré­ment rire, dans une recherche de joie un peu forcée par l'ambiance.

Quand la roue avant arrive sur le pont, je suis en train de porter mon poids sur la pédale droite. Puis, quand elle quitte l'allée gravillonnée pour monter sur le béton blanc, il y a un petit saut. Dans un éclat de rire, nous faisons une embardée vers la droite.

Au fur et à mesure des passages, les gravillons ont été projetés sur le pont, ils y restent épars, sans cohésion. Je le remarque en m'appuyant sur la pédale gauche, vite fait, avant de repasser à la droite et de donner un coup de guidon qui nous évitera de heurter la rambarde bleue. Mais derrière, ma compagne, que je ne vois pas, me devance et commence à accélérer en criant « Tourne, tourne ! » D'accord, puisqu'on veut jouer à la catastrophe, d'accord… Je me dresse sur les pédales et appuie à fond à droite en tournant franchement le guidon.

Le boyau de caoutchouc a d'abord rencontré un gravillon tout rond. Le tandem était notablement incliné à ce moment-là. La roue a tenté de prendre appui pour nous propulser vers le milieu du pont, et suivre l'autre roue, à l'avant, qui, elle, était bien partie. Mais le gravillon tout rond est jeune et joueur, il ne le voit pas comme ça… Lui, il roule… Alors la roue arrière a com­mencé a dérapé, juste un peu, j'ai à peine eu le temps de le sentir. Un tout petit glissement, presque rien, une broutille. Le gravillon suivant n'est pas aussi rond, il pourrait être un appui stable. Mais le boyau en caoutchouc a déjà un peu de vitesse latérale, alors ça ne suffit pas, le gravillon pas rond glisse. Sur le tandem, dans notre oreille interne, nous l'avons senti plus nettement. Mon cœur s'est serré brutalement et a expédié dans mon corps un paquet de sang chargé d'adrénaline.

L'adrénaline n'y fait rien, ça continue de déraper. Le tandem se couche, doucement si on se met à l'échelle d'un temps tendu. Une éternité pour moi, une chute au ralenti. Une fraction de seconde pour n'importe lequel des observateurs, un des gais citoyens qui nous entourent, le sourire encore aux lèvres. Quand l'engin se couche totalement, nous continuons de glisser sur nos jambes gauches, qui n'ont pas le temps de souffrir. Maintenant devant, la roue arrière va bientôt quitter le pont. Nos corps, les pédaliers, ou le guidon, pourraient être retenus par la rambarde bleue, mais non, elle semble s'être évanouie, trop haute, trop loin, inutile.

Le jeune garçon en culotte courte a vu le tandem et deux marionnettes jaillir du pont dans une gerbe de gravillons. Il n'a pas bien compris ce qui s'est passé. Il se demandera toujours comment cela peut arriver, et pourquoi les rambardes bleues n'arrêtent pas les tandems couchés sur le côté. Le pont est haut, le torrent et les pierres massives de son lit sont loin, la chute est lente. Les gravillons atteignent l'eau les premiers, en une salve bruyante. Ce bruit est la seule chose dont se souviendra le garçon : seulement l'image du tandem suspendu en l'air et le bruit des gravillons. Tout le reste, il préférera l'oublier. La chute, les bras tendus, les hurlements, tout ça est trop violent, trop choquant pour un après-midi au soleil. Le fracas métallique et, tout de même audible, le bruit mat des os qui se fracturent, ne peuvent pas être entendus par un jeune enfant. Il ne pourra plus jamais tenir une canne à pêche, sans savoir pourquoi. Personne ne voudra jamais lui reparler de cette expérience, et, ainsi, le libérer.

 

 

4

Et il y eut Lorient…

Un jour, ou plutôt un soir, je suis arrivé en bateau dans le port de Lorient.

Le bateau s'est enfoncé en silence dans les méandres du port. Un tout petit bateau au milieu de construc­tions faites pour accueillir des supertankers, des chimiquiers et des sous-marins nucléaires. Plusieurs fois, je me suis demandé si nous ne nous étions pas trompés d'entrée, si les gardes-côtes n'allaient pas nous foncer dessus, nous arraisonner, voire nous exploser sans sommation. Dans la nuit tombante, l'image a frappé mon imagination. Je barrais timidement, demandant sans cesse au skippeur, censé connaître le port, si j'étais encore sur les rails. Une bouée hululante m'a fait sursauter, nous la frôlions. Un son terrible, qui déchire la nuit et le mou clapot des vagues sur la coque. Je suis passé à une dizaine de mètres à peine, les craquements du métal rouillé se sont ajoutés au cri puissant, tellement sinistre, de la corne de brume.

Un peu plus loin, nous sommes effectivement arrivés dans le port de plaisance, un vaste bassin rectangu­laire creusé en plein centre de la ville. Ce qui m'a frappé alors, après cette désagréable impression d'être totalement déplacé, fut le sentiment d'une totale légitimité. Arriver en bateau dans le port d'une ville inconnue donne un sentiment très différent de celui qu'on éprouve en arrivant par la terre. Sur le bateau, je suis chez moi, je ne suis pas un étranger. Tous les ports du monde forment une nation unique dont les citoyens sont tous marins, plaisanciers ou professionnels, du moins en rêvais-je à ce moment-là. Je ressens encore ce sentiment d'impunité totale quand je me suis penché sur l'eau noire, agrippé au bastingage, pour uriner en regardant les lumières de la ville, les bars où nous allions pouvoir nous réchauffer les entrailles.

 

Quelques mois plus tard, ou quelques années, je ne m'en souviens plus, j'ai fait un rêve basé sur ces sentiments aussi opposés que forts. Et ma charmante amie, celle qui avait déjà peuplé nombre de mes rêveries, y est venue faire un tour.

Tard le soir, en sortant d'un bar, nous avons déam­bulé dans le port. Nous étions deux jeunes hommes et un plus vieux, qui semblait connaître le port comme sa poche, mais que je n'avais jamais vu auparavant, peut-être un compagnon de bouteille rencontré dans le dernier bar que nous avions visité. Je ne pourrais pas non plus décrire son visage, il m'appa­raissait alors sombre, comme perdu sous une capuche noire. Il aurait pu être une représentation des forces du mal, toujours cachées, parce qu'elles n'ont en fait pas de visage.

Nous étions arrivés jusqu'à un point assez reculé, ou avancé, du port. Un coin désert en tout cas. Un large quai empiétait sur la mer et une entrée monumentale restait béante juste derrière. Au loin, irréelles, les lumières de la ville scintillaient dans la nuit. Partout, le mazout disputait à l'eau salée des flaques sombres. L'homme en noir parlait en montrant la grande ouverture qui semblait avoir été bâtie pour engloutir de gigantesques machines de guerre. Il nous proposait d'entrer là-dedans, tout en justifiant qu'il ne pourrait nous y guider. Je ne sais pas pourquoi l'idée nous semblait alléchante. Vu le lieu, l'allure de l'homme, et son refus de nous accompagner, nous aurions logiquement dû refuser. Peut-être nous avait-il promis un trésor, je ne saurais le dire. Ce dont je me souviens, c'est qu'il avait parlé d'une jeune fille, peut-être sa fille, que nous trouve­rions au fond de la grotte militaire.

Nous sommes entrés dans l'ombre de la nuit.

Déjà, sur le quai, il n'y avait que la pâle lueur de la lune, quelques reflets colorés de la ville lointaine dans les flaques, et celui, orange, de l'éclairage public sur les nuages. Une dizaine de mètres à l'intérieur de l'antre, nous nous sommes trouvés dans l'obscurité totale. Nous avons marqué une pause, le temps de nous demander comment nous pouvions progresser. Alors que j'allais saisir mon briquet, nous avons commencé à discerner des lumières. Ce n'étaient que des points lointains, mais, en se reflétant sur une multitude de flaques, ils étaient suffisants pour distinguer le sol. J'ai tout de même sorti le briquet, pour pouvoir, à l'occasion, éclairer un obstacle.

Nous nous arrêtons de nouveau, perplexes, une cinquantaine de mètres plus loin. Le spectacle est étrange, nous avons besoin d'y réfléchir, d'échanger quelques mots. La lumière qui nous a permis de discerner le chemin provient de feux. Des feux de bois dans des fûts coupés en deux. Autour, des ombres s'animent paresseusement. On ne voit pas bien ce qu'elles font, ce que ça fait… Ça bouge, ça va et vient, s'assoit ou se lève, et parfois, il semble que ça se tourne vers nous.

Nous échangeons un regard inquiet, mais nous continuons tout de même. À moitié cachés par l'obscurité, nous progressons doucement, précaution­neusement, faisant attention à ne rien heurter.

Maintenant tout proches des fûts en flammes, nous ralentissons encore, nous redoutons les réactions de ces formes que nous pouvons maintenant clairement identifier comme étant des humains. Sales, blessés, défigurés, mais humains, sans aucun doute. Des têtes se lèvent, ils nous regardent, puis reprennent leur activité normale, sans plus de souci. Et nous pouvons maintenant les entendre, pas des phrases, juste des grognements. Il y a un petit groupe autour de chaque fût, et un genre de large chemin au milieu, comme une route, comme la route principale d'un village du Moyen-Âge. Devant nous, il doit y avoir entre dix et vingt de ces groupes, tous plus ou moins silencieux et apathiques. Plus loin il y en a d'autres, ça conti­nue, ça s'enfonce dans la galerie, on distingue des lumières de place en place.

L'homme accroupi face à nous n'a pas l'air surpris de nous voir ici. Son regard est vide. Son visage est sombre, sale, entièrement noirci. Tout en l'observant, je lui explique que nous cherchons une jeune fille. Je ne peux pas être plus précis, mais ça ne semble pas le perturber. Il ne répond pas, il nous regarde, l'un et l'autre. Au bout de sa main gauche, un morceau de viande grillée pendouille. Les autres, assis, accroupis ou couchés derrière, ne nous portent aucune attention, ils mangent. Je suis prêt à croire qu'il n'a rien compris à ce que j'ai dit, qu'il s'en moque totalement, mais il lève soudain le bras droit et nous montre le fond de la galerie en grognant. Comme nous ne bougeons pas, il recommence, finit par faire le geste de nous pousser vers sa droite, puis se penche et replonge vers le pitoyable morceau de viande.

Ignorés, comme transparents, mais aussi sans craindre d'être inquiétés, nous décidons de continuer. Quand nous le pouvons, quand nous croisons un regard, nous nous arrêtons et expliquons à nouveau ce que nous cherchons, sans avoir plus de succès que la première fois. Tous ceux que nous rencontrons nous montrent les profondeurs de la galerie, toujours plus loin.

Puis ils semblent devancer nos questions, dès que nous arrivons près d'un groupe, ils se lèvent, agitent les bras pour nous faire passer. Ils nous montrent encore la direction alors que nous partons déjà, comme pour nous encourager à aller de plus en plus vite vers le bout de la galerie.

Nous marchons depuis longtemps, je ne sais pas combien de temps. Nous croisons encore des groupes, mais moins souvent. Et ils nous montrent toujours la même direction. Nous marchons sans cesse, lentement, fatigués. Nous ne pouvons plus abandonner. Nous sommes trop avancés, nous ne pouvons même pas imaginer traverser à nouveau ces hordes. Nous devons absolument atteindre l'autre extrémité. Une extrémité. Une sortie… Il y a moins de monde maintenant, juste quelques feux de temps en temps, mais personne autour, de petites flammes dans des boîtes de conserve. Nous marchons sur le côté, car il y a de l'eau au milieu de la galerie. C'est un égout. Nous devons continuer sur un étroit ponton de béton qui longe le mur incurvé de la galerie, avec une rampe métallique.

Et c'est le bout. L'eau continue, au travers de barreaux rouillés, mais le rebord sur lequel nous avançons s'arrête net contre un mur. Sur le côté, une échelle métallique monte jusqu'à une encoche dans l'arrondi de la galerie. Nous montons.

C'est une chambre, petite, compliquée, inutilement encombrée par une multitude de rideaux légers et tout le fouillis des armatures en bois qui les soutiennent. Légèrement surélevée, il y a une chambre éclairée par la lumière du jour. Nous poussons les rideaux, les déchirons presque pour nous précipiter.

Ce sont bien des fenêtres, anciennes, fragiles. Au travers des carreaux sales nous voyons un fleuve jaune couler. C'est la ville, un quai.

La vie. La vraie vie. Dehors, devant nous, à portée de main.

Alors j'ai continué de chercher la princesse dans la ville…

 

 

5

Je fais cette vaisselle. Je suis debout dans la cuisine, l'eau coule doucement devant moi. Peut-être est-ce la source, ce bruit d'eau, léger, comme un ruisseau calme, peut-être est-ce le catalyseur qui active mes rêveries.

Tous ces rêves remontent, de ma mémoire vers ma conscience. Ça fait beaucoup de bruit, un fracas, un point d'orgue. En une seconde, toutes ces pensées se dressent, ensemble, en un nouveau panorama, un nouveau monde. Tout autour, à perte de vue, chaque image change. En une seconde, un tour d'éponge au creux d'une assiette, tout s'aligne, tout s'emboîte. Et il y a un bon soleil dans ce nouveau paysage.

Non que tous les détails soient simultanément présents à mon esprit, ce qui remonte du passé est plutôt un condensé compact, une perspective. Comme lorsque l'on regarde un paysage connu : l'image est enrichie de toutes les émotions ressenties en chaque lieu, de toutes les histoires, et de l'issue de chacune, de toutes les questions posées et restées sans réponse, de toutes les réponses.

Une assiette déjà trop propre crisse sous mon éponge en parcours automatique. J'en cherche une autre au hasard de l'évier.

Ou au sommet d'une vague, je serais au sommet d'une vague, la vague du destin, un élan qui va enfin aboutir en un déferlement sonore, comme un roulement de tambour. La vague a été construite par petites touches, dans l'immensité de l'océan. Sur le point de déferler, elle est la conclusion, elle contient la mémoire immédiate de chaque coup de vent, de tout ce qui l'a construite.

 

 

6

À dix-huit ans, je me suis mis à écrire. Ça a réelle­ment commencé une nuit, dans une chambre d'étudiant. Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé. Il y avait un sentiment d'urgence, une nécessité. Une image, une petite histoire, est venue m'habiter et je n'ai pu l'absorber. Il fallait que je la sorte de mes neurones. À deux heures du matin, exténué, le cerveau bouillonnant, je me suis levé et ai noirci une feuille A4 jaune, un brouillon d'examen. Ce soir-là, j'ai pour la première fois signé un texte. Je ne savais pas encore que je le garderais, et que j'en écrirais d'autres.

Dès lors, j'ai commencé à noircir systé­matiquement mes feuilles de brouillon excédentaires de textes plus ou moins longs. J'ai même parfois attaqué l'envers de mes notes de cours, quand le brouillon manquait.

Peu de temps après, la jeune fille est revenue gambader dans mes rêves, je la baptisai alors Marion.

 

« Il y avait dans la brume blanche et dans l'ambu­lance blanche l'ombre noire de Guillaume qui regardait dehors, et dans la brume blanche sur le trottoir gris l'ombre noire de Marion qui fixait Guillaume. Comme l'ambulance allait entrer dans l'hôpital, Marion fit lentement tourner la longue perche et un grand drapeau se déroula. Juste pour le déployer, un coup de vent déboula du fond de la rue et tout le monde put voir le pavillon des pirates flotter dans le blanc cotonneux. Quand l'ambulance fut entrée, la brume s'épaissit et on ne vit plus rien.

La guerre venait de commencer. »

 

Après je l'ai oubliée, Marion.

J'ai commencé à travailler, à gagner ma vie, à être responsable, voire raisonnable.

Du point de vue de l'auteur, j'ai commencé à m'ennuyer, à perdre ma vie, à être inconscient, voire apathique.

Mais, en y repensant, ces premiers textes rayonnent comme des prophéties personnelles.

 

 

7

Guillaume marcha droit sur la forêt.

Il n'y avait pas de passage apparent, il en creusa un avec son corps dans le sous-bois. Un peu plus à l'intérieur, cela s'éclaircit et bientôt il put cheminer sans problème entre les troncs d'arbres. Il s'arrêta alors et regarda autour de lui, derrière d'abord. Il y avait la vague lueur d'un feu mourant et l'aube à peine plus lumineuse. Il vit aussi Marion se lever et regarder vers la forêt, mais elle ne le voyait pas, il appartenait déjà à la forêt. Entre eux, il y avait maintenant un épais rideau. Marion était dans la lumière, dans le monde absolu de la vérité, elle ne pouvait voir l'intérieur de la forêt, trop sombre. Guillaume, lui, s'était glissé dans le monde un peu brumeux du sous-bois et il laissait dehors la lumineuse Marion. Elle apparaissait là-bas, éclatante et déjà irréelle, derrière les troncs irréguliers, elle apparaissait par morceaux, toujours à moitié cachée par les arbres.

Guillaume marcha toute la journée le nez au vent, sans autre but que d'avancer. Au soir, il échoua dans une petite clairière où trônait une grosse pierre plate. Il s'y allongea, et, fourbu, s'endormit aussitôt.

Il fit un rêve d'ombres et de lumières.

 

Il descendait un escalier sombre, dans un étroit boyau de pierre. Derrière lui, la lumière paraissait encore, mais de plus en plus étroite. Les marches et les murs de pierres luisantes reflétaient cette pâle lueur tout autour de sa source. Guillaume descendait solennellement, comme attiré par un avenir obscur et inconnu. Alors qu'il n'arrivait presque plus à distinguer les marches, il se retourna pour voir l'étroite entrée, si haute maintenant. Il la fixa quelques instants, mais une ombre s'étendit d'un coup sur la lumière qui s'affaiblit puis disparut complètement. Il y eut un grand bruit, comme si une pierre énorme était venue obstruer l'entrée. Guillaume se trouva subitement plongé dans l'obscurité totale. Il voulut faire marche arrière, mais il glissa sur les pierres humides et, au lieu de remonter, dégringola sur plusieurs mètres en se cognant aux marches et aux murs. Il n'y voyait plus rien. Un peu étourdi, il s'assit contre le mur et essaya de se calmer. Il ferma les yeux pour mieux imaginer la lumière.

Dans son rêve, Guillaume resta très longtemps prostré dans le tunnel. Il voyait le temps s'écouler autour de lui sans l'atteindre. Il se sentait plongé dans une immobilité parfaite, hors du temps. Seule sa conscience vivait et lui indiquait qu'au-dehors les saisons passaient comme à l'habitude. Il était difficile de compter les jours, les mois ou les années. Guillaume avait seulement conscience que, tout autour de lui, le monde changeait, vivait et vieillissait. Il se voyait lui-même prisonnier dans un repli du temps, comme dans une bulle transparente qui le soustrayait à son action. Bien qu'il soit encore assis dans le tunnel sombre, il sentait tout autour de lui l'incompréhensible agitation du monde. Avec bien plus d'acuité que jamais auparavant, il saisissait l'univers dans son ensemble, vivant comme un organisme unique, se compliquant à l'infini comme l'écume sur le sable, pour ensuite redevenir simple, plat, lisse. Il voyait la Terre emportée dans ce tourbillon immense. Il la vit se former, vivre et mourir. Et il la quitta. Il se vit dans l'espace, contemplant, sans y prendre part, le ballet muet de l'univers. Comme il venait d'imaginer le mot "muet", il entendit une gigantesque musique, une musique avec plusieurs milliards de voix, mais pourtant ordonnée, harmonieuse et mouvante, insaisissable. Puis, comme s'il s'en était allé trop loin, il fut saisi de peur. Il sentit de nouveau le temps déraper sur lui et l'emmener dans sa course folle. Il sentit ses poumons se gonfler et cela le brûla. Sans qu'il s'en aperçoive, la conscience revint dans son corps. Il se souvint du tunnel et de ses blessures rêvées, il ne pensa plus qu'à cela, et oublia tout le reste. Il ne voyait plus ni l'univers ni même la terre, il ne sentait que la douleur dans son corps.

Il se redressa sur les marches poisseuses en regrettant déjà sa vision. Puis, comme il s'apprêtait à remonter les marches à tâtons, il entendit des pas derrière lui. Il se retourna et vit sur la droite un boyau faiblement éclairé. Ce n'était qu'une lueur, mais ses yeux habitués à l'obscurité en firent une lumière magnifique. Il descendit quelques marches. À droite, un second escalier s'élevait et, à son sommet, une porte était ouverte, inondant les marches de la lumière du jour. Guillaume cligna un peu des yeux puis regarda. Par la porte ouverte, une jeune femme s'engagea dans l'escalier. Elle était vêtue de voiles flottants et portait une torche à bout de bras. Guillaume n'osait plus bouger, il la regarda descendre.

 

Guillaume se réveilla dans le bois, sur la pierre plate. Il faisait déjà jour. Il se leva, s'étira, et se remit en route. Tout en marchant, son esprit se lança dans un état de lieu de sa quête : après avoir cheminé sans but une journée entière, il n'avait rien trouvé, aucun signe, aucune illumination. Il n'y avait eu que ce rêve. Peut-être était-ce là le seul message ? Guillaume pensa qu'il avait peut-être déjà atteint son but, et, s'il n'était pas trop tard, son cœur s'emballa à l'espoir de retrouver Marion.

Du rêve de la nuit, il ne lui restait que quelques impressions. Il ne se souvenait plus de l'histoire entière. Il avait le sentiment d'avoir entrevu une image de lumière et d'espoir au milieu de son cauchemar, mais il ne pouvait s'en souvenir. Cela lui donnait un peu envie de reprendre sa quête vers le milieu de la forêt. Mais l'impression était si vague qu'elle paraissait sans importance comparée aux réflexions conscientes. S'enfoncer dans la forêt, c'était risquer de perdre totalement le chemin du retour et se retrouver le soir au même point, sans issue. Guillaume pensait que cet acharnement était inutile : s'il avait continué ce n'aurait été que pour confirmer son égarement.

En marchant sur le chemin du retour, Guillaume essaya de raisonner son cœur lourd.

Il marcha sans encombre jusque vers le milieu de la journée, suivant sans hésitation le chemin qu'il avait pris pour venir. Mais, au début de l'après-midi, la forêt devint de plus en plus touffue, l'obligeant à de fréquents détours. C'était une bataille incessante contre les arbustes et les fougères qu'il fallait desserrer ou contourner pour continuer le chemin. Après un court instant, Guillaume fut totalement perdu dans ce chaos. Se rappelant les premiers instants passés dans la forêt, il pensa qu'il allait bientôt atteindre la lisière.

Avec acharnement, il se battit pendant de longues heures contre la végétation qui semblait se mouvoir pour l'empêcher d'avancer. Rageur, il foulait des herbes hautes et cassait des arbustes. La forêt, toujours plus astucieuse, mettait alors un ruisseau, un ravin ou une falaise devant lui... Et il fallait rebrousser chemin, contourner l'obstacle et essayer de continuer. Aveuglé par sa colère, il ne se souvenait plus de la direction à suivre, il voulait seulement passer de l'autre côté de cette "brousse", imaginant que là derrière il trouverait une belle plaine verte, immense, dégagée et inondée de soleil, et Marion qui l'attendait.

La nuit tomba sans prévenir. Guillaume marcha quelque temps encore, écartant ses pas des broussailles pour se reposer. Il était accablé à l'idée de passer une nouvelle nuit dans la forêt. Les yeux grands ouverts pour distinguer le chemin, il avançait péniblement. Comme dans un rêve, il vit apparaître devant lui une grosse pierre plate. Il s'assit et, comme la veille, s'absorba dans ses pensées. Il pensa au rêve qu'il avait fait et en vit la lumière. Mais, aussitôt après, il ouvrit les yeux et se retrouva dans la forêt sombre au même point que la veille. Il se leva, gesticula, donna un coup de pied dans la pierre et se fit mal. La douleur calma son esprit, il se rassit. Le silence tomba... Dans le silence, un long chant résonnait. Guillaume ne bougea plus, il essaya de retenir sa respiration. Il y avait un chant, un beau chant à plusieurs voix qui rappelait la musique de son rêve.

Pris d'une allégresse inopinée dans sa situation, il courut vers les voix. Un peu plus loin, la forêt se dégagea complètement, il n'y avait plus que de grands arbres rectilignes et fins, bien espacés. Au sol, il y avait une épaisse couche de feuilles jaunes, et entre les arbres, au loin, il y avait une lueur. Un grand feu brûlait là-bas. Il apparaissait de plus en plus gros, projetant sur les feuilles jaunes de longues bandes de lumière. Autour du feu, il y avait une petite troupe d'hommes et de femmes, une quinzaine tout au plus. S'approchant encore, Guillaume put voir qu'ils étaient habillés de grands voiles flottants. Quelques-uns chantaient, d'autres étaient assis et discutaient par petits groupes, d'autres encore dansaient autour du feu. Parmi les danseurs, Guillaume reconnut la fille de son rêve, elle portait encore la torche à bout de bras.

Un peu effrayé, Guillaume se cacha derrière un arbre pour mieux observer. Après quelques minutes seulement, ils se regroupèrent tous et parlèrent un moment ensemble. Guillaume était trop loin pour distinguer des mots et il le regretta. Puis tout le monde se sépara, et, comme par magie, une table fut montée, des chaises amenées, la table fut couverte de feuillages, des bols et des verres furent posés. Quand ce fut fait – Guillaume se demandait bien d'où ils avaient sorti tout ça – le calme revint dans la clairière. Ils s'assirent à la table en silence. Guillaume se penchait derrière son tronc pour mieux voir, mais il n'y avait rien à voir.

Il sentit une présence derrière lui, une chaleur. Il se retourna vivement et vit, à trente centimètres de son visage, une fille si belle qu'il en resta figé. Elle parla calmement, comme pour bien se faire comprendre :

« Nous t'attendons pour commencer la fête… car nous voulons manger et boire à ton entrée dans la forêt ! »

Puis elle le prit par la main et le mena dans la lumière. En marchant derrière elle, Guillaume reconnut la fille. Il en fut rassuré car elle portait la lumière.

Ce soir-là, Guillaume but des breuvages étranges, et vit des choses étranges. Il refit le rêve de la veille et le comprit. Il comprit la forêt et le difficile chemin qu'il avait parcouru pour y entrer.

Il comprit tout, même l'amour.

Il en fut satisfait et resta dans la forêt.

 

 

8

À un moment, il y a eu une cassure.

Une faille s'est ouverte sous mes pas. Et comme je marche un peu les yeux en l'air, je m'y suis pris les pieds.

J'étais perdu dans la forêt, Marion était restée à la lisière, puis elle avait dû partir… lasse.

J'ai travaillé, j'ai pris ma place dans la société. Je me suis endormi, abandonné dans les bras crochus de la vie courante, un banal consom­mateur.

Perdu, j'ai cheminé au hasard dans la forêt, dormant où je le pouvais. Marion était loin derrière, la princesse de Lorient introuvable, je marchais seul.

 

Je suis entré dans la vie active et je suis devenu aveugle. L'activité m'a rendu aveugle, comme décérébré, c'est prévu comme ça... Au début j'ai cru que je n'y arriverais jamais. Finie la douce vie estudiantine, il faut se lever aux aurores, ruser dans le train pour poser son séant sur un siège, au milieu de la foule, essayer de dormir pour oublier le tumulte, les os qui craquent, les souffles qui se font rauques, mais ne pas y arriver complètement, attendre, rester en éveil, sur le qui-vive. Parfois j'arrivais à sombrer dans un demi-sommeil, presque un coma temporaire, je m'éveillais ensuite, ahuri, jetant un regard perdu sur la foule pressée sur le quai, prête à sombrer sous la poussée des nouveaux arrivants. Dans la journée, travailler. Voir les autres travailler. Prendre un café avec les collègues, suivre la construction de leur maison et les premiers pas de leur môme. Détourner le regard quand les photos circulent pour ne pas trop s'impliquer, pour maintenir une distance sanitaire, garante de bonnes relations de travail. Retour le soir, et là, il n'y a pas de place assise, il ne faut pas rêver, surtout au début, je n'avais aucune chance. Après un an de trajets quotidiens, j'arrivais à me placer au centimètre près sur le quai, juste sur le côté d'une des portes les plus calmes. Pas devant, c'est une erreur, car on est obligé de dégager le chemin pour ceux qui descendent. Il faut se placer sur le côté, et tenir bon, s'agripper à la porte, ne pas bouger. Le flux descend, ceux qui attendent tentent de pousser, il faut tenir encore et guetter le dernier passager sortant, le laisser passer et poser le premier pied dans le wagon. Là, à l'issue de ce combat éprouvant, on peut avoir un siège. Mais ce n'est pas sûr, il suffit qu'un autre habitué ait tenté la même manœuvre en face, avec un peu plus de chance, ou, en entrant avant que tout le monde ne soit sorti, ait enfreint les règles tacites et personnelles du jeu auquel je joue pour oublier à quel point cette vie est sordide.

Le soir, retrouver des étudiants qui se la sont coulée douce toute la journée, les entendre préparer une fête que l'on loupera, trop fatigué. Oh non, pas le travail... Le travail, ça va, c'est juste un peu long. Mais le trajet et le poison pernicieux qui s'infiltre sous la peau, dans les coins délaissés du cerveau. Un petit poison à base de « C'est la vie… », de home-cinéma, de crèches et de « Où va le monde ? ». Fatigué, exténué, vidé simplement, s'affaler sur un fauteuil et user des facteurs de l'oubli. Allumer la télé pour pouvoir en parler le lendemain, comme une pauvre obligation sociale, un minimum vital pour ne pas rester muet. Se vider le cerveau en essayant de l'apaiser. Penser qu'il n'y a rien d'autre à faire, qu'il faut faire comme tout le monde, que c'est normal.

Écrire encore ? Mais pourquoi ? En prétendant être publié ? Il ne faut pas rêver. Et puis non, je suis fatigué, je vais regarder un téléfilm calme ce soir. Un truc devant lequel on ne pense rien. On est sûr, dès le début, que le héros va sauver le monde d'une catastrophe, une de plus. Oublier les livres aussi. Au début je continuais d'en acheter, puis j'ai arrêté quand j'ai vu que je ne les lisais plus. Des cartons de livres tout neufs, à peine sortis, à peine feuilletés devant les étagères de la librairie. Alors écrire, vous pensez bien qu'il n'en est plus question !

Marion aussi est partie. Me laissant penaud et seul, devant cette vie sombre, courante et tellement longue ! Essayer d'en finir. Puis renoncer. Ça non plus je n'en ai plus le courage, et surtout je n'y vois pas plus de sens qu'à cette vie. Non, accepter la pauvre vie. Se dire que ça va continuer comme ça et que finalement on partira, triste et gris, séché. On partira en poussière avant de mourir vraiment.

Puis tout foutre en l'air, relever la tête et se dire que la vie est belle. Sortir, chanter, danser, dépenser sans compter. User des facteurs de l'oubli, toujours.

Chercher l'amour au mauvais endroit, n'importe où.

Devenir alcoolique sans s'en apercevoir, sans vouloir le voir.

Pour le moment tout va bien...

Pour le moment tout va bien...

Pour le moment tout va bien...

Accident.

Rupture.

Il fallait bien que ça arrive…

 

C'est à ce moment-là que j'ai commencé à me réveiller, à me ressaisir. Après l'accident. D'abord ne plus boire. Classer les amours déçues et ne plus se retourner vers le passé.

Et qu'y a-t-il devant ?

Il m'a fallu longtemps, encore plus que pour chuter dans ce trou. Cinq ans pour me démolir, huit pour me reconstruire, avec de fréquentes rechutes. D'abord regarder le monde autrement, voir qu'il y a d'autres façons de voir. Changer de milieu, côtoyer indifféremment n'importe quelle culture. Il faut sortir du ghetto, même si c'est un ghetto de cravates.

 

 

9

À nouveau attendre Marion. Avec peu d'espoir, certes... Mais avec au moins le rêve...

 

Je suis revenu à la lisière de la forêt, et j'ai attendu.

J'ai regardé le monde vivre devant moi, ce que j'en voyais.

J'ai regardé les ruisseaux couler dans les vallées, le soleil se lever et se coucher. La lune irradier. Les nuages passer, se culbuter. Et les oiseaux voler, qui piaillent sans cesse les nouvelles du monde.

Je me suis assis, j'ai fait un feu, et j'ai attendu.

Il y a plusieurs chemins tracés au travers des collines vertes, je les vois apparaître, suivre une crête puis replonger, aller se cacher pour revenir aléatoirement à droite ou à gauche, se mélangeant les uns aux autres, rendant difficile le choix d'une direction.

De temps en temps, je voyais un frère humain arpenter l'un ou l'autre, au loin. Depuis l'ombre de la lisière, je l'apercevais sans mal, mais je n'ai jamais voulu faire un signe, ou m'avancer dans le soleil.

Je suis resté terré. Amusé de voir la vie s'écouler devant moi, sans que j'y prenne part.

Puis je me suis lassé. J'ai compris que personne ne viendrait me chercher.

Je suis resté encore quelques années sur place et je suis parti.

Un pur hasard. Un signe. Le signe que j'avais repris le mouvement.

 

 

10

J'attendais, exactement. La forêt est une allégorie, mais, dans la réalité de ma vie, j'attendais tout autant. Je ne savais quoi, je n'avais pas trouvé.

J'attendais de comprendre, de savoir où aller, d'avoir une envie, au moins une. J'attendais de voir une idée claire se détacher du bouillonnement de mes entrailles, de mes entre ailes.

 

Un soir, j'étais en balade au bout du monde, sur la Côte des Légendes. Je ne connaissais pas encore la région, j'y venais pour la première fois. Ce devait être au printemps, la journée avait été un peu mouillée, mais majoritairement magnifique, comme c'est souvent le cas en Bretagne. Il était tard et j'étais fourbu. Nous cherchions un hôtel pour passer la nuit au bord de mer.

Après la traversée de Brest, laborieuse, la route passe quelques ronds-points, puis quitte la ville. Il y a une longue descente, et l'on pénètre dans le pays d'Iroise. Je fus immédiatement saisi.

 

À la lisière de la forêt, j'ai dû voir une goutte de lumière se refléter dans une goutte de rosée. Pas plus. Et encore assez loin, de l'autre côté d'une clairière. Je me suis dit qu'un jour il faudrait aller voir.

 

Dans la réalité du monde, j'ai eu l'impression de rentrer chez moi. J'ai eu le pressentiment que je viendrais vivre en ce lieu, peut-être même y mourir. Ce fut un sentiment fugace, mais d'une force étonnante. Une vision nette, et pourtant totalement absurde. Venir habiter ici ? Dans cette campagne ? Quelle chance pouvais-je avoir d'y trouver un travail ?

Dans la réalité du monde, je n'y ai pas cru.

 

Pourtant, à partir de cet instant, les choses se sont enchaînées. Je le vois maintenant.

Comme si la lumière jaillie une fois avait continué d'irradier doucement. Calmement. Sereinement.

Tapie dans l'obscurité de la vie, retranchée derrière chaque aléa, mais présente, chaleureuse, une flamme a persisté.

 

 

11

Depuis le temps que je hante le sous-bois… Tout ce temps… À voir la vie passer… Le soleil se lever, les ombres courir sur l'herbe verte… Les jours s'enfuir…

Oh, je l'ai regardé l'horizon ! Je l'ai scruté en détail, maintes fois. Souvent, j'étais prêt à partir. Je me levais, je humais l'air de la campagne, cet air qui venait de loin, qui avait bondi sur les collines de la vie pour m'en apporter les senteurs. Mais je n'étais pas parti. Une impression m'avait fait me lever, rassembler mon bagage. L'excitation avait fait battre le sang dans mes tempes. Puis la raison m'avait rattrapé. Les senteurs du vent sont incertaines. Suaves, épicées, acidulées, ou aigres, amères, elles sont toujours un petit mélange de tout ça, et j'y voyais assez d'incertitude pour me rasseoir et installer à nouveau mon campement.

Parfois je maudissais mon apathie, mais on ne peut jamais savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Mon cœur, qui contrôle ma raison, me disait d'attendre encore, et c'était bien ainsi.

Puis il y eut cet éclat furtif, apparu alors que mon regard longeait la lisière de la forêt. Là-bas, vers l'ouest, si loin que j'étais sûr de ne jamais m'y être aventuré.

J'ai immédiatement pensé au reflet du soleil sur une feuille balancée dans la brise, mais, compte tenu de la distance, l'éclat était inexplicable. Je suis resté presque une heure à fixer la lointaine lisière en espérant voir un nouveau signe et pouvoir affiner ma perception. Mais rien d'autre ne parut.

 

Puis un matin, bien longtemps après, il y eut un nouveau signe. Un oiseau vint se poser sur un arbre, me fit lever les yeux. Mon regard passa sur un gros chat qui courait dans les herbes hautes, le suivit quelques instants, puis s'arrêta sur l'éclat d'un miroir accroché au sac d'une voyageuse. Je partis pour lui dire bonjour et prendre des nouvelles du monde. Elle m'invita à traverser la plaine avec elle pour rejoindre l'autre côté. Comme j'avais déjà vu l'éclat, l'autre éclat, de cet autre côté, je décidai de la suivre.

 

 

12

Quelque temps plus tard, je rencontrais, au travail, un confrère qui travaillait au bout du monde, du côté de la pointe du diable. Exactement là où j'avais eu le pressentiment. Sans trop y croire j'ai demandé s'il y aurait un travail pour moi, au bout du monde. Il y en avait. J'y suis allé.

Le déménagement s'est fait dans l'urgence et l'exaltation. Un mois à peine après ce premier contact, je suis allé faire mes adieux à Paris depuis les quais de Seine, sous le Pont Marie. Puis j'ai pris la route de l'ouest, pour la première fois sans avoir à revenir.

Il y avait l'exaltation d'aller vivre dans un endroit aimé, l'exaltation du changement de vie, et celle de l'aventure.

Et il y avait l'exaltation de suivre une intuition, d'abord vaguement, puis de plus en plus clairement. Au début, je crois avoir ressenti autant de crainte que d'envie. L'envie de tenter le coup, de suivre un chemin qui s'ouvre, désigné par un rayon de soleil. Une envie de liberté. Mais aussi la crainte d'abandonner la raison. Suivre une intuition d'accord… Qu'elle soit confirmée par une coïncidence… Mais finalement, est-ce pour un bien ou pour un mal ? Je sondais mon inconscient pour tenter d'y voir une fuite inutile, un envahissement de l'irrationnel… Je suis parti parce que ma raison n'a pas trouvé assez d'arguments, seulement pour cela. Mais quelle erreur j'aurai faite, en restant prostré comme je l'étais !

L'exaltation s'est poursuivie, je n'en finissais pas de me féliciter d'avoir choisi le changement. Il y avait les ballades sur la côte bretonne, qui m'emplissaient d'une joie extrême, qui m'enivraient de liberté. Mais il y avait aussi, grandissante, l'impression d'être à ma place, au bon endroit. Là où mon destin m'a mené, à coups de petits signes, de petits heurts. Là où il s'accomplira.

De jour en jour, de balade en balade, le sentiment a grandi.

J'ai commencé à faire plus attention aux signes.

Un signe est un événement d'apparence banal, qui se charge de signification par la magie de la perception. C'est tout proche d'une hallucination.

Comme je me trouvais bien, je me suis cherché un toit, un endroit à moi. Une maison d'où je pourrais voir la mer, parce que je m'apprêtais à vivre longtemps seul. La vue de l'horizon, de l'océan illimité, a des vertus thérapeutiques proches de l'antidépresseur. L'eau de mer a également des vertus thérapeutiques, mais il faut s'y baigner, un regard ne suffit pas. J'ai donc arpenté la côte à la recherche de mon havre. En peu de temps, j'ai trouvé une maison qui satisfaisait à la fois mon budget et mon envie de vue. En rentrant d'une troisième visite, deux chats blancs ont traversé la route devant moi. J'ai acheté la maison.

Et de nouveau un déménagement, moins loin cette fois-ci, mais avec toujours une petite angoisse de quitter un lieu. C'est dans mon caractère, j'ai toujours du mal à quitter un terrier.

Je me suis installé au bout du bout du monde comme on échoue. Je suis venu m'échouer au bout de la terre, sur les rives de la mer. J'ai regardé l'océan, j'ai tendu les bras en croix pour sentir le vent me porter. Et j'ai respiré. Et je me suis demandé ce que j'allais faire maintenant. Le sentiment d'équilibre s'est encore amplifié. Sans aucun doute, la vie m'a mené ici, et j'y suis bien. Je suis resté un ou deux ans, à profiter simplement de cet accord intérieur, à poser mes pieds sur le sol pour m'y ancrer.

J'avais installé mon bureau face à la mer, j'ai commencé à y passer de longues heures, moitié essayant de travailler à quelque chose, moitié contemplant l'océan impétueux.

Je crois que ce qui s'est passé ensuite a d'abord été annoncé par les événements du monde. Installé au bout de la terre, face à la nature éternelle, le monde humain s'est présenté à la porte. Je voyais des évènements terribles se peindre dans le ciel, comme si j'étais au centre d'un gigantesque cinéma, que des écrans immenses descendaient du ciel pour me rapporter les nouvelles de la société humaine. Mais je n'en faisais plus partie intégrante, j'étais seulement spectateur. J'ai de nouveau eu envie de raconter ce que je voyais, je me suis installé devant mon clavier et j'ai recommencé à écrire.

Un printemps, alors que je n'avais encore rien commencé sérieusement, j'ai pris de longues vacances pour profiter de la maison. Ce fût une illumination. J'ai toujours été en vacances pour partir, loin de préférence. Mais ce lieu était assez magique pour que j'aie envie d'y rester. De journées extatiques passées à longer la côte, en soirées enfiévrées à fouiller mon cerveau, j'avais le sentiment de creuser mon sillon, de profiter du meilleur de la vie, et en retour, de donner le meilleur de moi-même.

À l'automne, je commençais à sentir la schizophrénie pointer son nez. J'étais tellement pris dans mon personnage que je me sentais écartelé entre la vie quotidienne, le travail, et ma vie fantasmagorique, beaucoup plus amusante. D'autre part, la solitude me pesait, et, bien que je fusse encore convaincu de me trouver exactement à ma place dans ce monde, je me sentais dans un état de tension proche de la rupture. Je sentais que quelque chose approchait. Que ce soit en mon for intérieur ou dans le vaste monde, quelque chose allait arriver.

Une nuit, je n'arrivais pas bien à dormir à cause du vent qui faisait battre les ardoises, je me levai pour aller dormir dans le salon, et, dans la pièce obscure, j'aperçus une lueur rouge à l'horizon. Je n'y fis au début pratiquement pas attention, mais, alors que j'allais presque me rendormir, je me suis approché de la fenêtre, et j'ai vu.

Vers l'ouest, le ciel rougeoyait avec ardeur, comme si le soleil allait à nouveau se lever. Je regardais avec attention, pensant à un phénomène passager, un pétrolier en feu ou une expérience militaire, mais la tache rouge persistait. Et, de mieux en mieux, elle s'agrandissait et semblait se rapprocher, rougeoyant de plus en plus, menaçante.

Je fus inquiet jusqu'à ce que je comprenne que c'était un phénomène naturel. Un signe peut-être, mais naturel. Après, l'exaltation prit la place de l'inquiétude. Je courais de fenêtre en fenêtre pour ne pas perdre une miette du spectacle. Je pris quelques photos.

Puis ça s'amplifia encore. J'avais compris qu'il s'agissait d'une aurore boréale – on avait signalé une activité solaire exceptionnelle ces jours-ci, mais la lumière était si intense que je pris tout de même peur. J'avais l'impression que les particules arrivaient droit sur moi, qu'elles ne se perdaient pas dans l'atmosphère protectrice, mais arrivaient jusqu'au sol !

Le ciel brûlait. Une pluie de lumière descendait du zénith, de grands traits rouges, quelques-uns blancs, encore plus intenses.

Je suis resté deux bonnes heures à voir le phénomène passer dans le ciel d'ouest en est, je n'ai pu me recoucher que lorsque toute lumière eut disparu.

Le lendemain, j'arrivai au travail fatigué, mais impatient de raconter ce que j'avais vu. Je tombai à plat, personne n'avait rien remarqué, beaucoup pensaient que je racontais n'importe quoi, que ces choses n'arrivent pas sous nos latitudes.

Le soir, je me jetai sur mon ordinateur, pour voir ce qu'en disaient les internautes. Là aussi déception, j'appris que les aurores boréales n'étaient pas si rares en France, mais personne n'avait vu celle de la veille.

 

Le phénomène en lui-même m'avait plongé dans une agitation extrême, le manque d'écho dans mon entourage l'a rendu encore plus exceptionnel. Je me suis mis à penser que j'avais été le seul à le voir. D'une certaine façon, ce spectacle n'avait eu lieu que pour que je le contemple, et j'étais forcé de constater qu'il s'intégrait parfaitement à ma vie, aussi harmonieux qu'un roulement de tambour dans une symphonie. L'univers répondait à mon angoisse en déroulant le drapeau rouge de l'action. Quelques jours plus tard, je racontai l'anecdote à une amie versée dans le spiritisme, elle se figea et me dit, très sérieuse, que l'embrasement du ciel était signe d'une guerre. Mon sentiment s'en trouva renforcé.

 

À l'issue de cet épisode, je me trouvais au bord du gouffre. À la fois persuadé d'être pleinement dans ma vie, de suivre mon destin, et ne voyant que le chaos autour de moi, j'étais complètement désorienté, incapable de discerner le moindre avenir. Et je ne pouvais chercher aucune aide dans un monde extérieur en flamme.

Mais je n'avais pas de crainte. Je savais juste que ça ne pourrait pas durer beaucoup plus longtemps. Quelque chose se préparait.

 

 

13

J'ai suivi la voyageuse et, un instant, je l'ai prise pour Marion. Ce n'était pas net, j'avais un sentiment diffus, mais la réalité semblait en désaccord.

J'avais le sentiment de retrouver Marion, mais ma raison voyait que ce n'était pas elle. Pour sa part, elle ne semblait pas du tout me reconnaître, ce qui ajoutait à ma confusion. Elle marchait devant moi en parlant gaiement, à peine inquiétée par mon trouble visible, et ne laissant rien paraître de ses sentiments à l'égard de mon égarement.

Elle n'est pas Marion et la nuit tombe. Je suis proche de la rupture. J'ai l'impression que mon intuition essaye de me dire ce que ma raison rejette. Marion, pas Marion, tout s'embrouille. Marion est dans le passé, loin. À la lisière d'une forêt, je l'ai abandonnée pour visiter les sous-bois. Je ne pensais plus à elle, ou plutôt je n'espérais plus la retrouver. Je vivais ma vie d'ermite, à une autre lisière, et je m'apprêtais à la vivre encore longtemps. J'avais abandonné l'idée de partir voir le monde, celui qui s'étend tout autour de la forêt, avec ses collines et ses chemins rayonnants de soleil. Et pourtant j'ai suivi cette voyageuse de passage, mon cœur s'est mis à battre et l'idée de Marion s'est imposée à moi. Non son image, qui est trop profondément enfouie dans mes souvenirs, mais l'idée de son essence. Quel est ce sentiment ? Comme une familiarité, une attirance pour le destin de la voyageuse, son entourage. Je sens à la fois qu'elle n'est pas Marion, et que je suis pleinement dans ma vérité en la suivant. Je devais la croiser, je devais ressentir cette soudaine accélération cardiaque qui m'a fait bouger. Je devais traverser la clairière avec elle, mais elle n'est pas Marion.

Au milieu de la clairière, je n'accepte pas la contradiction. La nuit est tombée sur la prairie immense. Les étoiles scintillent à peine, leurs fins rayons transpercent la Terre en de multiples endroits. Je me lève, nu dans l'obscurité, et écarte les bras pour boire leur lumière. Je secoue le ciel et la terre, je me déchire, je m'écartèle. Et je prends l'univers à témoin de mon désarroi. Les chemins du destin me rendent fou.

Et l'univers me répond. Le ciel se peint de rouge, comme si la guerre allait recommencer. Je suis seul, dans la prairie, la voyageuse est partie, probablement effrayée par mes folies nocturnes. Le ciel me parle.

 

 

14

À quoi tient le sentiment profond d'être sur son propre chemin ?

J'ai toujours recherché cela, le sentiment d'être sur mon propre chemin, quoi qu'il arrive. Ce n'est qu'un sentiment, la raison ne peut pas aider en ce domaine. Alors comment savoir ?

Chaque sentiment, chaque idée venue d'on ne sait où, peut aussi bien être une intuition qu'un délire. Tout ce qui est du domaine de l'imagination peut aussi bien être vrai que faux. Et pourtant j'ai souvent ressenti des points d'accord. Des instants où l'on cesse même de se poser la question. Depuis un certain temps, j'ai suivi ces moments de grâce et ma vie a pris une direction qui les favorise. Les sentiments ont tendance à se multiplier. J'ai décidé de suivre mon intuition, et elle m'a mené au bout du monde. La côte des légendes.

Quelquefois je m'arrête, et je questionne ma raison. Le problème est que je suis parti trop loin. Après un certain nombre de décisions irrationnelles, il est difficile de s'en référer à la raison. Donc, à ce point de ma vie, soit j'arpente effectivement les chemins de mon destin, et il n'y a pas de vie plus exaltante, soit je suis complètement fou. Les instants de lucidité, dans lesquels j'essaye d'être raisonnable, sont alors terriblement angoissants.

Il n'est pas aisé de chercher à suivre son destin, en s'accrochant aux signes, aux coïncidences. Mais il est indéniable que cela procure un sentiment de liberté de chaque instant, parce qu'on ne peut avoir peur de son propre destin. Cela, au moins, justifie la démarche.

 

 

15

Au matin, j'avais compris que cette Marion n'était pas ma Marion. Son départ ne me dérangeait pas, alors que son apparition m'avait plongé dans le trouble.

En me levant pour scruter la forêt, je discernai une fine ligne de fumée qui s'élevait presque droite, pour s'égailler dans les hauteurs. Seul au milieu de la clairière, déjà sorti de ma tanière, je n'avais pas mieux à faire que d'aller voir. Certes, je risquais de retrouver là-bas la fille de la veille, mais il fallait aussi profiter du mouvement, poursuivre le voyage pour voir ce que le destin avait à me proposer. Si j'avais eu envie de suivre cette femme, il devait y avoir un but, même inconscient. Si j'avais fait l'effort de sortir de mon isolement, ce ne pouvait être que pour arriver là, au milieu de cette clairière. Je m'étais laissé submerger par un sentiment si fort qu'il m'avait fourni l'impulsion nécessaire. Pour l'instant, je n'avais rien trouvé, j'avais juste bougé. Mais je me retrouvais libre au milieu de la clairière, instable, comme en voyage. Je me remis donc en marche, en direction de la fumée, seul signe me permettant de choisir une direction.

De plus près, je vis que la fumée provenait d'un feu de camp, autour duquel plusieurs convives s'affairaient. Je m'approchai discrètement, sans toutefois chercher à me dissimuler.

La voyageuse qui m'avait entraîné ici était bien là, mais elle ne marqua aucun étonnement ni aucun intérêt à mon arrivée. Comme les autres, elle me jeta seulement un regard, quand j'entrai dans son champ de vision, puis continua de parler comme si de rien n'était. Quand je fus tout proche, je tendis la main vers le premier convive, qui me rendit le geste, me souhaita la bienvenue, puis m'enjoignit chaleureu­sement de choisir une place parmi eux. Il me montra l'autre extrémité du demi-cercle qu'ils formaient autour du feu.

Je passai derrière le groupe, pour ne pas déranger, et, tout en avançant, je saluai d'un hochement de sourcils les têtes qui se tournaient vers moi. Personne ne semblait curieux de savoir ce que je venais faire ici, et je compris que le groupe n'était qu'une association éphémère de voyageurs solitaires.

Au bout du demi-cercle, se tenait une autre fille. Tête baissée, elle semblait surtout chercher la discrétion. Quand je l'ai vue, j'ai noté sa présence et mon cœur, très furtivement, s'est mis à battre plus fort. Puis j'ai continué de saluer les autres en m'approchant, pour penser à autre chose. Quelque chose brûlait, quelque chose que je ne voulais pas encore voir. Échaudé par ma précédente rencontre, la voyageuse, je ne voulais pas ouvrir à nouveau mon cœur, je le laissais panser ses plaies au chaud, et j'avais construit autour une solide citadelle d'indifférence. Comme il y avait une place libre à côté de cette fille discrète mais flamboyante, je m'y suis installé et je me suis tourné vers elle pour la saluer à son tour. Quand mon regard a croisé le sien, j'ai tout de suite reconnu l'ambiance brumeuse du jour où je suis entré dans la forêt. Une tristesse, une fatalité, un immense pari aussi.

Sans m'en rendre compte, par le hasard de la vie, je m'étais assis aux côtés de Marion.

 

 

16

Pendant des années, j'ai eu le sentiment d'un vide à combler, d'une incomplétude. J'attendais quelque chose. Je ne savais quoi, je ne pouvais donc me mettre à la recherche de rien. J'attendais simplement. Il y avait un souffle, une petite voix, un sens caché des choses. Il y avait un destin qui ne voulait se dévoiler.

Ce vide béant dans ma vie, je le comblais de mélancolie, d'une tristesse absurde dont je ne connaissais pas la source. Mais le vide est aussi une force, il me permettait de penser que mon avenir était ailleurs, au-delà du quotidien. « Plus tard, quelque chose arrivera et tout ira mieux, mon destin se mettra en place. » Cette force est immense parce qu'elle est faite d'espoir, d'un espoir fou. Elle est aussi terrible, parce que la désillusion guette, le désespoir resurgit toujours, de temps en temps. Toute mon adolescence, puis ma vie de jeune adulte, peuvent s'interpréter à la lumière de ce sentiment. Ma vie semblait chaotique, elle l'était, simplement parce que je n'avais d'autre but que d'attendre une rencontre fortuite.

Récemment, déjà bien engagé dans la vie adulte, j'ai tenté de combattre ce sentiment. Je me raisonnais et me forçais à n'y voir qu'un manque d'entrain, une inadéquation à la vie elle-même. Je me suis vu comme un paralytique de la vie, et cette vision, ce renoncement, m'atterrait. Attendre, c'est souvent ne pas agir. Vouloir attendre, c'est refuser l'action. Je me suis battu contre ce sentiment, j'ai voulu passer outre, me dire que rien n'arriverait de l'extérieur, que ma vie était simplement à construire de mes mains, seul. Si j'avais consulté un psychanalyste, il m'aurait certainement encouragé dans cette voie, il m'aurait peut-être soigné de cet espoir incohérent, inexplicable, mais je serais peut-être aussi passé à côté de mon chemin, j'aurais suivi la meute sans plus me poser de question. Je n'ai pas consulté, et c'est bien ainsi. J'ai essayé de me combattre seul, je n'y suis pas arrivé, et c'est bien ainsi. J'avais décidé d'avancer seul, j'ai couru comme un fou, jusqu'à l'essoufflement. Je ne savais où j'allais, car décider d'agir n'est pas encore choisir une direction. Il y a un temps d'adaptation nécessaire entre l'immobilité et le geste juste. J'agissais dans tous les sens, je m'agitais.

Peut-être est-ce parce que je n'attendais plus rien, sans pour autant savoir où j'allais, que les choses ont commencé à se mettre en place.

 

 

17

Quand je suis arrivé dans la pièce, je crois que je l'ai immédiatement reconnue. Mais mon cerveau n'a pas relayé la nouvelle vers ma conscience. Je l'ai vue, et, tout de suite, j'ai refusé l'évidence. Je me suis renfermé sur ma détresse, sur ma solitude, comme si elles constituaient l'armure que je devrais dorénavant porter pour affronter le monde.

L'impression très nette de devenir fou, et que ça se voit, peut donner de l'aisance. On n'a plus rien à perdre, on est prêt à tout, puisqu'on est convaincu que tout est déjà perdu. Quand je me suis assis à côté d'elle, j'étais exactement dans cet état d'esprit. Ma vie arrivait à un point où j'étais désespéré, seul, mais aussi exalté. J'étais hors de moi. En regardant l'avenir, je ne voyais rien, pas une ombre, pas un espoir. Rien de bon ni rien de mauvais, le néant. Je m'en étais ouvert à quelques personnes de mon entourage et j'avais la très nette impression de paraître fou. L'écriture, puis l'apparition magique d'une aurore boréale, m'avaient précipité dans une course folle et sans but. Une avalanche. Je sentais que tout pouvait basculer mais je ne savais pas dans quelle direction. Certains jours je me voyais mourir dans l'heure. D'autres, je m'imaginais au commencement d'une nouvelle vie. La solitude me taraudait aussi, elle m'empêchait de profiter pleinement de ces moments d'optimisme. Pire que seul, je me sentais incapable de rompre cette solitude, trop loin du monde, trop retiré. J'avais beaucoup hésité avant de venir à cette soirée, seule la force du désespoir avait pu me tirer de la torpeur, avec peut-être l'aide de la petite voix de mon âme.

Je me suis donc assis, l'esprit libre de toute contrainte. Je n'avais pas la volonté de séduire, je m'en pensais incapable. Je n'avais pas la volonté de sembler intéressant, j'étais convaincu de l'inintérêt de ma personne. Je ne pouvais donc qu'être moi-même, et c'était certainement la meilleure chose à faire.

Dans la soirée, j'ai appris qu'elle était à peu près aussi paumée que moi, avec aussi peu d'avenir. C'était un court instant pendant lequel nous nous sommes retrouvés tous les deux, face à face, nous fumions une cigarette dehors, un peu tremblants de froid. Je me souviens qu'un instant j'ai pensé : « Mais c'est elle ! » Je me sentais en symbiose immédiate, je la reconnaissais. Ses paroles éveillaient en moi un écho, non que j'eusse pu prononcer exactement les mêmes, là n'est pas la question, c'était plutôt qu'à la voir là, devant moi, avec son attitude et ses mots, j'avais l'impression que nous étions parfaitement compatibles, construits chacun de notre côté pour arriver à se comprendre.

Mais je ne laissai pas l'idée se développer, je me rétractai vers ma solitude salvatrice, en me convainquant qu'une fille aussi séduisante devait être bien trop aimée pour que je puisse la séduire. Nous avons fini nos cigarettes en silence, et nous sommes rentrés.

L'heure de la séparation vint tard dans la nuit. J'étais fataliste, je m'apprêtais à clôturer cette parenthèse charmante, constituée de discussions, de rire, de délires partagés. J'étais blindé, mais d'une simple bise sur la joue, elle a rompu toutes mes défenses. Je n'ai jamais compris comment elle a pu mettre autant de sensualité dans ce banal rituel de salutation. Ce n'était qu'une bise, mais il m'en est resté l'impression, et le plaisir, d'un long baiser. J'ai rejoint ma voiture en titubant, et je suis parti. Ma hâte trahissait mon trouble.

 

 

18

C'est l'histoire de deux âmes. Elles se connaissent, elles s'aiment.

Elles ont joué plusieurs fois à se retrouver dans la vie. C'est comme un plongeon en apnée, les yeux bandés, pour aller s'enlacer sous l'eau.

Elles ont choisi deux êtres potentiels, en des lieux différents, à des dates différentes, mais tout cela n'a pas d'importance pour une âme. Il est probable qu'un trait particulier les a séduites dans ces deux vies probables, dans ces ambiances de vies. Le terreau qui favoriserait leurs retrouvailles. On ne peut ni comprendre ni décrire ce genre de choses.

Elles ont souri, se sont tapées dans les mains. Ou peut-être ont-elles fait l'amour des âmes, une dernière fois avant la vie. Elles se sont enlacées.

Elles se sont encore donné rendez-vous, dans la vie à venir ou après.

Peut-être ont-elles prié.

Puis elles y sont allées.

Elles se sont incarnées.

Elles sont toi et moi mon amour, nous avons suivi sans le savoir le chemin qu'elles nous montraient, jusqu'à notre rencontre.

Heureusement que nous les avons écoutées !

 

 

19

Voilà donc : un jour je me suis retrouvé là, à faire cette vaisselle. J'ai ressenti un moment fort, un paroxysme, comme si cette vaisselle était l'aboutissement de ma vie entière. Moi, Guillaume, je suis né pour la vaisselle, ma présence sur Terre ne tient qu'à ça. Me trouver ici, à ce moment précis. Tout s'est arrangé pour ça. Et ça fait vraiment du bien de le ressentir !

Je suis sous le coup de l'émotion, bien sûr. Je pense avec emphase… Mais est-ce que ça ne tombe pas magnifiquement bien ? Est-ce que toute cette histoire n'est pas exaltante ? J'ai attendu, j'ai tellement attendu. Est-ce que ça ne tombe pas juste au moment où j'allais sombrer dans le désespoir ?

Je dois être sous le coup de l'émotion, certes. Mais tout de même…

Nous étions tous les deux à bout de souffle, et nous nous sommes rencontrés, et tout est allé mieux, immédiatement. C'est tellement soudain qu'on pourrait dire que nous nous sommes retrouvés, plutôt que rencontrés, nos chemins se sont croisés.

J’ai retrouvé Marion à la lisière de la forêt.

La vie est une aventure, enfin…

Et, pendant qu'elle est partie régler les détails de son ancienne vie, je vais bientôt terminer sa vaisselle.

 

 

20

Oui c'est bien elle. Cette fille timide et d'un abord austère, c'est bien elle que j'ai vue dans chacun de mes rêves. Une jeune prêtresse d'une force prodigieuse. Une étincelle de lumière encapuchonnée de noir. Elle est maintenant là dans mes bras. Je la serre fort.

Elle est mon énergie dormante. Un lac souterrain dans lequel je me mire, pour y puiser la force d'affronter le monde. Je vois ce lieu. Et je vois la prêtresse qui m'accueille maintenant. Je sens le calme, la douce force de la Terre.

Je suis descendu par un vieil escalier de pierre, chaque marche est usée, chargée d'histoire. L'eau ruisselle sur les parois de roches brutes, mangée par les mousses. C'est un lieu qui n'inspire pas confiance, et, si je ne savais ce que je vais trouver en bas, j'aurais peur. Plus je descends, plus la lumière du jour s'atténue, il n'y a plus que des reflets lointains sur les roches humides, peu à peu relayés par les reflets multicolores qui proviennent du lac. Je sais que ma prêtresse m'y attend, qu'elle me parlera doucement pour me guérir des blessures invisibles de la vie. C'est un autre monde, un monde dans lequel rien d'autre n'existe que sa voix et sa main dans mes cheveux.

Des fois nous sortons. Elle cache l'éclat de son cœur sous un grand manteau noir et rabat le capuchon sur sa jolie tête. Elle veut rester discrète. Je la prends par la main et nous sillonnons le monde. Je sais toute la force qui bouillonne sous ce manteau sombre, je vois encore la lumière, quand les autres y sont aveugles. Je suis son porte-parole.

Un jour peut-être, si le besoin se fait sentir, elle laissera le manteau tomber à ses pieds. Elle éclatera de lumière jusqu'à l'aveuglement. Mais ce jour-là, ce sera la guerre. Elle est mon arme secrète.

 

 

21

La culture occidentale est imprégnée par la notion de hasard. Nous sommes habitués à penser que tout ce qui nous arrive est soit le fruit de notre volonté, soit celui du hasard. Je dis qu'il y a aussi les coïncidences. Une sorte de hasard guidé, qui tombe à pic dans notre vie. Elles sont des signes remarquables, des rencontres fortuites, une phrase dans un livre… Elles sont le hasard, mais elles sont plus que le hasard. Elles sont un hasard sensé, alors qu'il y a aussi un hasard absurde.

Au début, on n'y croit pas, je sais. C'est un peu dur à avaler. La vie n'est tout de même pas aussi futée : comment le monde ferait-il pour ménager en même temps des signes dans chacune de nos vies ? Et puis, finalement, comme tout le reste, ça se saurait ! Je l'ai pensé aussi…

Mais on ne peut voir un signe si on ne regarde pas autour de soi, si on ne laisse pas son imagination galoper quelques instants sur les menus phénomènes de la vie. L'univers pourrait mettre toutes les portes sur notre chemin, si nous ne voulons pas les ouvrir nous ne saurons jamais ce qu'elles cachent. De même, si nous ne faisons pas confiance à notre vie, nous ne lui laissons pas l'occasion de nous orienter vers notre destin profond.

Bien sûr je ne peux rien prouver, personne ne peut rien prouver. C'est toujours le hasard, au niveau matériel, le sens du hasard, lui, est impalpable. Ne dit-on pas que les desseins de Dieu sont impénétrables ?

C'est bien tout le problème de la chose. Soit on se laisse aller dans la vie comme dans une féérie, et on a l'impression de devenir fou, soit on rationalise, et on passe à côté de ce qui n'est pas rationnel.

Tout ce qu'on peut faire est avancer à petits pas, tester l'hypothèse. Il faut regarder autour de soi, épier le monde, tendre l'oreille pour écouter ce qu'il aurait à dire. Il y aura d'abord de petites choses, puis, avec la confiance, des signes plus clairs et plus importants. Il faut amorcer la machine, après ça se déroule tout seul, il suffit d'avancer.

Et puis si je me trompe, après tout, je ne risque que de donner à ma vie un aspect beaucoup plus romantique…

 

 

22

Fin de la vaisselle, je vois le terme. Plus que quelques cuillères au fond de l'évier. Tout est lavé, l'eau s'est enfuie, chargée des bribes éparses de ma vie passée.

Un sacré voyage ! Je crois que je pourrais écrire un livre avec tout ce qui m'a traversé l'esprit pendant ce labeur on ne peut plus quotidien. J'astique encore un peu l'évier, j'aime bien finir par un nettoyage du plan de travail, je suis un intégriste de la vaisselle. En reposant le torchon, je ne sais plus quoi penser, comme si l'arrêt de l'activité physique avait balayé d'un coup le tourbillon de mes rêveries. J'en entends encore des bribes voleter dans mon cerveau, mais désorganisées, cacophoniques.

Cette histoire de destin, et de signes à suivre, me fait un peu tourner la tête. Je me sens au sommet de la vague, c'est-à-dire que mon point de vue se dégage, je vois le creux et l'étendue plane devant moi, mais aussi je me sens emporté par quelque chose que je ne maîtrise pas. Quelque chose qui pourrait tout autant me broyer que me mener doucement jusqu'à la plage.

Il y a deux façons de regarder tomber la pluie… Et il y a au moins deux façons de regarder passer la vie. Dans chaque événement, on peut voir le hasard ou la marque du destin. Le hasard peut être le destin, comme le destin utilise forcément le hasard pour se manifester.

Il y a deux façons de regarder passer la vie, et je ne sais toujours pas laquelle choisir. Sauf que je me trouve, à ce moment précis, exactement dans ma vie, là où je dois être, là où je suis le mieux. Les aléas ont été rudes, les chemins détournés. Je n'ai jamais su où j'allais, mais j'ai la certitude absolue d'être arrivé à bon port.

L'impression est si forte que j'ai la conviction d'avoir en quelque sorte gagné un pari. J'y suis arrivé, nous y sommes arrivés, nous nous sommes retrouvés. Aurais-je pu manquer le rendez-vous ? Je ne le sais pas, je ne peux pas le savoir. Mais j'ai le sentiment que beaucoup de chemins m'auraient amené ici, au même point. Je vis un instant de convergence. Ce moment précis devait être écrit.

Il y a deux façons de regarder la vie. Soit on y voit une série de hasards plus ou moins maîtrisés, et alors le monde n'a pas de sens, pas de but, et il n'y a qu'à se laisser emporter, essayer de profiter et sauvegarder sa vie. Soit on y voit le destin qui s'écrit jour après jour, qui enchante le monde en lui donnant un sens. Si l'on suit cette seconde vision, on voit aussi des signes avant-coureurs, et, petit à petit, on comprend que, si l'on suit ces signes, on avance, alors que si on les néglige, on tourne en rond.

Il y a une façon d'être en accord avec le monde, en écoutant son chant, et en y répondant avec notre âme d'humain.

 

 

 

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