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30 septembre 1984
Dernière volonté
Ce soir le verdict a été rendu, nous devons mourir.
C’est le lot des rebelles, la mort.
Ils vont nous tuer.
C’est inéluctable.
Sous le toit de bois, au milieu de la forêt, nous attendons les bourreaux. Guillaume s’amuse dans un hamac, je crois qu’il ne redoute pas la mort.
Moi je la redoute, mais je l’attends aussi. Cela devrait se passer vite et sans déchirement, nous allons être empoisonnés. Ce qui est le plus désagréable dans la mort c’est le déchirement des chairs… du moins il me semble. Le reste nous est inconnu, à vous comme à moi. En fait je suis plutôt pressé, je veux savoir ce qu’il va se passer.
A force de prendre des images de la vie, des feuilles, du soleil, des oiseaux…, j’en ai un peu la nausée. Je voudrais profiter du temps qu’il me reste pour me forger des souvenirs. Des souvenirs pour je ne sais où. Mais je ne sais plus quoi regarder, finalement je suis revenu au milieu de la pièce, je me suis assis sur le banc de bois, les coudes sur la table et j’ai attendu. Au lieu de regarder je me suis mis à écouter. Quand j’écoute je n’ai pas le choix du sujet, j’écoute seulement tout ce qui se présente à mes oreilles, le tangage du hamac comme le pépiement des oiseaux.
Le bourreau est arrivé quand le soleil était bien au-dessus des arbres de la forêt. Il a laissé tomber deux petites gélules devant moi, une blanche et rouge et une verte. Elles ont roulé sur la table entre mes coudes. Il a donné les mêmes à Guillaume, du moins je le crois.
- "Avalez-ça.
- Vous croyez que ça suffira ?
- Je le crois."
Je le crois aussi, après tout c’est lui le bourreau, je ne suis que le condamné. N’empêche, je me demande si ça suffira. Deux petites gélules pour tout mon corps ! Combien de temps va-t-il leur falloir pour me terrasser ?
Je les ai avalées toutes les deux en même temps.
Voilà, c’est fait, je n’ai plus qu’a attendre, j’espère que ce ne sera pas douloureux.
Au début je m’attendais un peu à sombrer très vite dans l’inconscience, par étapes. J’attendais un léger engourdissement. A chaque signe de fatigue je murmurais dans ma tête "ça y est, ça commence, c’est la mort qui arrive". Mais au fil des secondes je suis resté en vie.
Un peu plus tard le bourreau est revenu avec une tasse pleine d’un liquide doré.
- "Prenez ça en plus, ça accélérera les effets."
Je me suis levé et ai bu la moitié de la coupe. Le liquide est descendu dans mon corps sans me donner de sensations particulières, tout juste comme de l’eau.
Et j’ai repris mon attente…
Quand le soleil fût arrivé jusqu’au milieu du ciel, j’ai commencé à être impatient. L’attente devenait trop ennuyeuse pour que je m’y intéresse. J’étais sûr de mourir et je n’avais plus rien à faire dans le monde. Je me suis ausculté moi même, j’ai cherché un signe de défaillance dans mon corps. Vaine enquête, j’étais en parfaite santé. Le doute… Et si j’étais insensible au poison, et si j’étais immortel ? Peut être suis-je un ange ! Je ne suis pas normal, c’est eux qui l’ont dit, ils m’ont jugé pour ça, et ils m’ont condamné. Peut être ne suis-je pas coupable.
Est-ce que l’on peut encore espérer en la vie quand on a avalé deux gélules de poison ? A ce moment là que j’ai commencé à redouter la mort pour de bon. J’avais déjà résisté si longtemps !
Le bourreau est revenu une fois de plus.
- "Vous êtes encore là vous !"
Je ne pus rien répondre mais j’acquiesceai d’un air gêné.
Il s’est approché, m’a regardé sous le nez et a dit :
- "C’est étrange…"
Puis il est reparti vivement.
Je suis resté sur place, sans bouger, en repensant à ses derniers mots, "c’est étrange"… Je n’étais pas mort et je n’allais peut-être pas mourir. Je revis alors la forêt et la fenêtre qui donnait dehors.
Je me suis mis à marcher dans le petit abri de bois. Je ne songeai pas plus à regarder la forêt autour de moi, je ne pensais qu’à cette fenêtre ouverte sur la vie. A chaque instant je constatais que mon corps allait bien et je me rapprochais de la fenêtre.
Enfin je m’en suis vu assez près pour pouvoir la passer.
Le bourreau est revenu avec deux nouvelles gélules dans la main. Il m’a regardé, "c’est étrange", et il m’a tendu les gélules.
Je les ai vues dans sa main comme je les avais vues sur la table. Peut être aurais-je pu encore les avaler et survivre, mais je n’avais plus envie de tenter la chance une seconde fois.
Je lui ai dis :
- "Non, bourreau, je ne crois plus que je sois condamné maintenant, j’ai purgé ma peine."
Il a baissé la tête et j’ai sauté au travers de la fenêtre. Je me suis retrouvé dans la forêt. J’ai couru droit devant moi et j’ai écarté les bras pour mieux sentir le vent et les branches fouetter mon corps et ma vie. Je ne suis jamais revenu sur mes pas.
Je ne suis jamais sorti de la forêt, je n’ai pas envie de revoir le monde. D’ailleurs, depuis que je marche dans cette forêt d’automne je n’ai jamais trouvé ni ville ni village… Je me demande si je suis dans la même forêt qu’auparavant, je ne me souviens plus de laquelle il s’agissait.
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11 mai 1984
Le pays d’Ornïa
C’était un jour normal, un jour clair et beau. C’était un de ses jours qui donnent envie de vivre, de crier ou de courir, ou un de ses jours encore qui donnent envie de profiter au maximum de quelques instants de vie.
Le lac s’étendait à perte de vue, plat, calme, mais profond. Des îles passaient, à droite, à gauche. Des oasis vertes et bleues seulement cernées d’une petite plage de sable jaune. Le lac quant à lui était d’une couleur variable : c’était un miroir. Il était alors rouge orangé car le soleil descendait lentement sur l’horizon, là-bas, devant le bateau. Il chutait sur un matelas de brume qui rougissait à son contact. L’ensemble formait un beau paysage, comme il est d’accoutumée en ce beau pays.
Je me dirigeais en barque vers un temple au loin. Un temple de vieilles pierres qui émergeait juste de l’eau. Je le regardai quelques instants puis ne le regardai plus. Je m’assis confortablement au fond de la barque, scrutant le ciel encore clair. Je savais qu’il le resterait au moins jusqu’à notre arrivée au temple lointain. Nous étions deux dans cette barque : une jeune infille qui conduisait et moi-même. La fille était du pays, elle connaissait bien le lac. C’est elle qui m’avait parllé du temple, édifié au plein milieu du lac dans des temps immémoriaux. J’avais voullu m’y rendre, pour voir… La fille était plutôt jolie et je m’efforçais de fixer le lointain pour ne pas croiser son regard. Elle dirigeait la barque avec attention, faisant jouer tous ses muscles sous sa tunique tendue.
Le temple était maintenant plus proche et le semblait effectivement, ce qui est rare. Le soleil s’enfonçait de plus en plus dans la brume moelleuse, la plus douce des couches. Un coup de vent passa sans s’arrêter puis tomba dans l’eau avec un "floc" très peu évocateur. Je regardais de nouveau le temple par-dessus la proue de la barque. On le voyait maintenant nettement parmi les multiples plantes qui sortent du lac quand vient le soir. J’en arrachai une de la main gauche et la tendit à bout de bras, de manière à faire apparaître le temple entre deux pétales largement écartés. La fleur émit un petit gémissement et je la reposai sur l’eau. Ces fleurs sont très fragiles et protestent toujours par un petit gémissement avant de se dessécher. Elles sont normalement très fragiles. Celle-ci au contraire, au moment où je la posai, lança une longue racine dans ma direction et l’enroula rapidement autour de mon bras. Je ne compris pas alors, comment aurais-je pu ?… Légèrement effrayé et très étonné je secouai violemment le bras. La plante résista. Alors je sortis mon couteau et tranchai les racines… c’est à ce moment là que tout commença.
La plante chût dans l’eau sans un bruit mais j’entendis comme un long râle et je sentis un grand froid s’étendre sur tout le lac. Je me retournai et fus près de tomber dans les yeux de la fille. Elle soutint mon regard avec fermeté et je pouvais lire en elle l’incompréhension, ou le reproche, ou la peur, et certainement le tout mélangé. Je regardai l’endroit où la fleur avait sombré. Tout était encore calme alentour, le soleil brillait encore, tout était normal, mis à part un étrange sentiment. Je me retournai de nouveau pour voir que la fille m’en voulait de mon geste. Elle me fixa encore cinq secondes puis blêmit et plongea dans le grand lac en lâchant une poignée de mots incompréhensibles qui s’évanouirent avant d’atteindre l’eau.
Devant la barque le cauchemar se préparait déjà. Dans le silence qui n’était rompu que par la fuite de ma conductrice, deux grandes taches noires se formèrent. L’une était un nuage qui s’étalait comme une goutte depuis l’horizon et semblait bientôt devoir me recouvrir. L’autre était une mare symétrique du nuage progressant sur l’eau et qui semblait bientôt devoir me happer. Pendant que ces funestes événements prenaient formes j’avais atteint le temple. Quelque instants auparavant il m’avait semblé majestueux et empli de sagesse, mais dans la penombre grandissante il ne pouvait que m’inspirer de la terreur. Les marches qui émergeaient du lac légèrement agité étaient assaillies par des algues vertes et mouvantes. Les colonnes étaient sombres et si hautes qu’elles en devenaient menaçantes. Les grands roseaux qui longeaient le temple en battaient les flancs avec fureur, emportés par le vent désordonné qui semblait venir du fond de l’horizon, du point où se joignaient les deux gouttes. Les îles éparses étaient assombries car le soleil ne rayonnait plus qu’une lumière blafarde tenant plus du vert que du jaune. Le grand lac était agité aussi, jusqu’à l’infini, secoué par le vent qui sifflait entre les roseaux et les colonnes du temple. Une bourrasque compacte me frôla et se précipita dans le temple, elle en ressortit avec un grand hurlement.
Les deux taches étaient sur moi à présent. Sous la barque l’eau s’était obscurcie brutalement et pourtant sans que je ne m’en aperçoive. Pris dans cet étau je vis que l’eau était parcourue d’impalpables lueurs rouges louvoyant sans cesse les unes entre les autres.
La proue de la barque heurta la plus basse marche du temple dans un fracas d’enfer. Je manquai de tomber à l’eau sous le choc et l’emprise de la peur. Je n’osais poser le pied sur les marches gluantes. Pourtant l’agitation du lac rendait la barque de plus en plus dangereuse. Je ne pouvais non plus me résoudre à plonger dans cette eau noire. Le soleil avait complètement disparut et le paysage n’était plus éclairé que par les folles lueurs rouges.
Je ressentis soudain le danger tout près de moi. J’étais dans le noir complet, par instinct de survie je plongeai sur les marches gluantes. Je faillis glisser et retomber à l’eau. J’entendis derrière moi la barque se retourner et un grand craquement. Je rampai laborieusement sur les marches et arrivai enfin en un endroit où régnait une faible lueur. Je m’assis pour me repérer et je vis le lac disparaître sous une brume noire et opaque qui s’en élevait, elle était alors au niveau de mes genoux. La surface de la brume était animée d’ondulations semblant reproduire celles du lac lui-même, mais beaucoup plus lentement. Je gravis les dernières marches pour me ruer à l’intérieur du temple. Je voulais fuir à tout prix et la seule fuite possible était vers l’intérieur…
Je couru à l’intérieur du temple, en me heurtant aux larges colonnes. Je couru à en perdre haleine et jamais je n’aurais cru ce temple aussi vaste. Plus j’avançais plus la lumière était ténue, à tel point que quand je m’arrêtai enfin j’étais dans le noir. Essoufflé et guère soulagé par l’obscurité, je fis cependant quelques pas de plus car au fond de tout ce noir j’avais cru voir une nouvelle lueur, comme si mon chemin devait être jalonné.
Maintenant plus j’avançais et plus la lumière revenait. C’était une lumière tremblotante et lointaine, elle donnait aux piliers des reflets orangés. Et les piliers s’étendaient à perte de vue, de tous cotés, baignés dans cette lueur lointaine. C’est alors que j’entendis la musique, tonitruante et sinistre, qui me fit frissonner. Mais j’avançais toujours, toujours plus près, malgré mon malaise.
Quand j’arrivai devant la grande salle j’étais de nouveau épuisé. Elle était toute flamboyante de la lumière du feu, malgré sa taille exceptionnelle. La porte par laquelle j’arrivai semblait ridiculement petite, bien que les battants montassent jusqu’au plafond, là-haut, bien trop haut. En plein milieu de la pièce trônait une table en bois autour de laquelle festoyaient trois hommes à l’allure vilaine. Je poussai la porte et entrai.
Les trois hommes se retournèrent quand la grande porte se mit en mouvement. Ils me virent, tout petit au fond de la grande salle, ils ne firent pas attention à moi. Ils étaient tout petits aussi là au milieu, mais ils en avaient l’habitude. Ils mangeaient. Je me suis avancé vers le milieu de la pièce qui était grande comme le monde, il n’y avait rien d’autre à faire. Mais tout recommença, la panique et le chaos, comme si la malédiction de la fleur devait me poursuivre jusqu’aux confins de l’enfer. Le sol se craquela et devînt mouvant comme une banquise qui se rompt. J’essayai de faire demi-tour, de prendre la porte et de m’enfuir, mais l’immense porte s’écroula dans les profondeurs de la terre, sans un bruit… sans un bruit ! Il y avait le silence partout et surtout sur mes oreilles. Je couru encore, que faire d’autre ? Les trois monstres ont continué de manger en ce moquant de moi.
J’ai couru pendant longtemps. Puis je suis tombé, à moins que je n’aie été projeté en l’air… je ne me souviens plus très bien. Je me suis retrouvé ici, dans le noir. Je crois que je suis en enfer.
Tout ce qu’il me reste à faire est attendre… attendre.
Je raconte mon histoire aux murs, ils ne l’écoutent que d’une oreille distraite. Ils écoutent aussi le silence et la mort qui les frôle.
Peut-être quelque chose a entendu ces mots au-dehors, à travers les murs et les mondes. Peut-être même quelqu’un s’est il levé en pleine nuit pour écrire ma détresse sur du mauvais papier. Il l’aura entendu dans son sommeil, avec tous les gémissements des damnés.