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31 octobre 1990
Le fantôme...
Je m’appelle Robin et je vous salue. Je vais vous conter l’histoire du Fantôme Informatique, mon histoire. Cela commence il y a plusieurs siècles, dans une des vastes cités du monde humain, à une époque où déjà la terre était surpeuplée, tiraillée jusqu’à l’épuisement. Pour se nourrir les hommes avaient dû construire un réseau de production-consommation à l’échelle mondiale et pour le gérer, pour coordonner la production des immenses fermes, l’ensemble de la terre était ceinturé d’ordinateurs, tous indépendants mais tous dialoguant ensembles, dans un brouhaha incessant de chuchotements informatiques. Bien sûr toute la population n’avait pas connaissance de ce réseau, sans quoi il se serait certainement trouvé des gens sensés pour s’insurger contre son indiscrétion. Car il pénétrait jusque dans la vie de chaque individu, espionnant les achats et les communications téléphoniques, la température de l’appartement et la musique préférée. C’était comme un vaste filet qui enserrait le monde, un monde sur le monde. Un monde synthétique qui poursuivait le monde de la réalité. Un monde uniquement régi par les lois immuables des nombres. Seule une petite partie de la population en avait conscience, une poignée d’hommes et de femmes qui y avaient élu domicile. Ils passaient des jours entiers à déambuler sur le réseau, à réparer les passages défectueux. Ils voyageaient à la vitesse de la lumière, regardaient des images synthétiques et écoutaient des sons synthétiques. Ils passaient d’un pays à l’autre sans formalités de douanes mais souvent aussi se heurtaient aux protections toujours plus complexes des systèmes officiels.
Pour pouvoir bénéficier des avantages du réseau, même les plus gros systèmes devaient s’y connecter, il fallait donc toujours inventer de nouvelles protections éphémères contre les espions indiscrets et toujours plus ingénieux. De fait les informaticiens, ce groupe d’habitants du monde numérique, étaient tellement bien sélectionnés que la seule pensée de pénétrer un système interdit leur effleurait rarement l’esprit. En général ils se contentaient d’opérer les vérifications et les réparations nécessaires dans leur portion du réseau, poussant seulement plus loin pour puiser des informations utiles. Mais l’âme des pirates, des fils de Caïn, s’infiltre partout. Quelques hommes, ou quelques femmes, un ou deux auraient suffi, hantaient l’esprit des autorités. Ils se manifestaient par quelques touches de dérision qui amusaient ou effrayaient la population. Un communiqué officiel devenait grotesque, une usine s’arrêtait d’un coup, un riche banquier se ruinait, un pauvre pantin gagnait vingt fois le Loto, tels étaient leurs méfaits. Car ils n’étaient pas réellement dangereux. Peut-être quelques uns devenaient-ils subitement riches, un peu chanceux, mais ils étaient assez intelligents pour s’en tenir là. S’ils avaient pu mettre l’humanité en danger jamais le réseau n’aurait existé.
Parmi ces informaticiens pirates il y avait Robin. C’était avant tout un homme intelligent, redoutablement intelligent, mais que l’on prenait généralement pour un niais à cause de sa candeur enfantine. Il était brun, petit et avait le teint pâle. Ses yeux noirs s’enfonçaient profondément dans son visage d’enfant. Il avait de plus la particularité de toujours s’habiller en noir et blanc. Robin n’aimait pas la couleur. Grâce à sa petite taille et à son air niais on ne se souciait pas beaucoup de lui, on le trouvait inoffensif. Il était devenu informaticien sans éclat, et puisqu’il faisait bien son métier, on n’hésita pas à lui confier de puissantes machines, implantées comme des piliers soutenants la vaste toile du réseau. Robin était un homme important et contrairement à l’avis des dirigeants, cette importance le rendait redoutable.
L’ambition de Robin était de construire lui-même une machine, il voulait créer SA machine. Il la voulait parfaitement adaptée à son esprit, comme une extension artificielle de son cerveau. Déjà il avait des idées quant à sa construction, il fallait la faire exactement comme un cerveau humain. De part ses fonctions Robin n’eût aucun mal à se procurer toutes les pièces nécessaires. Il se constitua discrètement une bibliothèque de composants qu’aurait envié n’importe quel commerçant et cela n’entama pas d’un pouce sa maigre solde.
La première réalisation de Robin fut assez modeste quoique de conception nouvelle : c’était un bloc linguiste comme il l’appela lui-même. Il avait utilisé des milliers de petits microprocesseurs, reliés en un réseau de dimension cent. Chaque microprocesseur représentait une idée, recevant une impulsion il activait toutes les autres "idées" en relation. En sortie, les microprocesseurs étaient porteurs des mots correspondants aux idées les plus souvent sollicitées, c’est à dire les plus probables. Depuis longtemps les ordinateurs savaient s’exprimer au travers de circuits syntaxiques parfait, l’apport de Robin était au niveau des nuances. Le dictionnaire de mots utilisés fut largement augmenté sans pour autant introduire d’ambiguïtés ou de nuances incorrectes.
Le génie de Robin fut de ne pas rendre sa découverte publique. Il brancha le bloc linguiste sur son ordinateur personnel et se contenta de s’amuser comme un enfant avec un nouveau jouet. Robin vivait seul et jamais ses rares invités ne purent savoir ce que renfermait l’énigmatique cube noir posé sur sa table de travail. D’ailleurs on ne lui posa guère de questions, Robin était un original, un inoffensif original…
Durant toute cette période jamais Robin ne s’aventura dans des systèmes protégés. Il craignait avant tout de perdre sa place. En outre il passait le plus clair de son temps à mettre au point le bloc linguiste. Il augmenta peu à peu le dictionnaire en incluant de nouveaux microprocesseurs et de nouvelles liaisons. L’ordinateur fut bientôt à même de s’exprimer comme un vrai docteur en linguistique, sur divers tons allant de l’argot le plus cru au langage le plus sophistiqué. Pendant ce temps l’appartement de Robin se remplit de livres de linguistique et de psychologie, ils s’attaquèrent à toutes les pièces, comme des mousses parasites, rendant de plus en plus difficiles les déplacements dans l’appartement. En réponse à cette invasion les rares visiteurs de Robin l’abandonnèrent complètement sans poser d’autres questions. Resté seul avec ses projets il put alors penser aux autres fonctionnalités de sa machine. On ne le voyait presque plus et quelques personnes s’inquiétèrent, mais Robin mettait tant d’ardeur à effectuer son travail officiel qu’aucun reproche ne put être formulé. Comme il ne répondait à aucune question on mit sa fatigue visible sur le compte d’une liaison aussi perverse que secrète. Robin laissa courir les racontars et on se détacha encore plus de lui. En fait, se disait-il, bon nombre de gens qualifieraient de "liaisons perverses" les longues nuits qu’il passait à discuter avec son ordinateur.
Le corps de la machine fut construit sur le même principe que le bloc linguiste. Mais, alors que l’on pouvait édicter des "règles de la linguistique", les règles générales du raisonnement humain étaient inconnues de Robin, comme de tout le monde. Il imagina donc de créer la machine et de lui faire trouver elle-même les bases de tout raisonnement, par apprentissage. L’idée la plus souvent sollicitée, celle à laquelle aboutissaient le plus de chemins avec le plus grand degré de probabilité, était la plus "vraie". Au prix de plusieurs mois d’isolement et aussi de quelques kilos Robin acheva enfin la construction matérielle de la machine. Comme il avait toujours considéré qu’il construisait là une extension de sa propre personne, il la baptisa simplement Robin. Ainsi il avait l’impression de s’appeler lui-même quand il parlait à la machine, exactement comme s’il demandait consciemment une information, ou comme s’il donnait un ordre à une partie de son corps. "Robin, allume la lumière", et la lumière jaillissait sans même que Robin-Homme ait à se lever. "Robin, donne moi la définition de …" et Robin-Machine s’empressait de fouiller son dictionnaire électronique.
L’apprentissage de Robin-Machine fut assez rapide. Robin-Homme se contenta de lui apprendre à lire les banques de données informatique. Puis il s’ordonna de lire toutes les informations contenues dans tous les systèmes du globe et d’en tirer l’enseignement. Contrairement aux êtres humains, Robin-Machine ne dormait jamais, il apprenait toujours. Seule la facture d’électricité de Robin-Homme accusait cette incessante activité. En quelques semaines tout fut lu, tout fut vu. Pour marquer la fin de l’apprentissage Robin-Machine afficha sur l’écran du vieil ordinateur un message simple et suffisant : "Je sais". Et il le répéta dans toutes les langues connues. En se levant Robin vit le petit écran, emplit de "Je sais" dans les 96 langues les moins usitées, celles que l’on apprend généralement en dernier. Il n’y comprit rien d’abord et demanda : "Qu’est-ce que cela signifie ?" L’ordinateur répondit tout naturellement : "Cela veut dire Je sais". Robin comprit enfin que l’apprentissage était fini et mit cette débauche de message sur le compte de l’enthousiasme.
L’administration n’est pas faite que de racontars et quand on remarqua que Robin ne sortait plus de chez lui, que sa facture d’électricité augmentait nettement et que malgré cela aucune "liaison perverse" ne soit évidente, un fonctionnaire taciturne décida de prendre l’affaire au sérieux. Il extirpa de son immense fichier le dossier de Robin et le parcouru rapidement. Il en déduisit que Robin n’était pas un homme à entretenir des "liaisons perverses", ni à laisser flamber toutes les lumières de son appartement. Ainsi Robin fut-il suspecté d’avoir des occupations louches sinon perverses. Le fonctionnaire eut les félicitations pour sa vigilance sans faille et le dossier de Robin passa aux services secrets avec celui d’un espion international mais inconnu.
Robin, lui non plus, ne faisait pas confiance aux racontars. C’est cette méfiance qui l’avait poussé à mettre un espion informatique sur son dossier. Il fut prévenu dés que le fonctionnaire s’en inquiéta. A partir de là, et en faisant sauter quelques protections. Robin put voir monter l’inquiétude au sein de l’administration. Finalement il retrouva ledit dossier dans les bureaux des services secrets et il sut qu’il aurait peut-être des visites. Par contre il ne comprit pas pourquoi le dossier mentionnait maintenant un espion international.
Quoi qu’il en soit, peu importe le motif, Robin devait immédiatement envisager de cacher Robin-Machine, avant même qu’on ait le temps de lire son dossier. Il entreprit donc de déménager la machine, en plein jour et comme s’il ne craignait rien. Robin avait des clefs, beaucoup de clefs, elles étaient une des marques de son pouvoir. Entre autres il y avait la clef de la salle des machines municipale et il était pratiquement le seul à la posséder car peu de gens avaient à faire dans cette salle. Si jamais quelqu’un devait y rentrer pour faire une réparation quelconque, c’est à Robin qu’incomberait cette tâche. Sitôt après avoir lu son nom sur un des ordinateurs des services secrets, Robin entreprit donc de transférer Robin-Machine dans la salle des machines municipale.
Il débarqua les quatre gros blocs noirs dans l’immense salle et chercha une place libre. Il y avait là tellement d’ordinateurs que la présence de Robin-Machine avait peu de chance d’être remarquée. Même si cela arrivait on n’oserait certainement pas le débrancher, ne sachant pas d’où il venait… Les énigmatiques blocs noirs ne pouvant fournir aucune information Robin-Machine serait ici en parfaite sécurité, au milieu des ordinateurs de la ville, à coté de ceux des services secrets, là même où personne n’aurait l’audace de venir le chercher. Robin sourit car il était sûr de son idée. Il desserra une grosse machine scintillante, la gestion de la circulation, et installa Robin-Machine dans l’emplacement dégagé. Puis, soulevant une plaque du sol, il attrapa une fiche de connexion et une prise de courant dans l’entresol. Il en restait peu de libre et Robin dû mettre quelques rallonges pour connecter sa machine noire.
Pour finir Robin demanda à haute voie : "Robin, vérifie la connexion" Robin-Machine répondit "C’est parfait je crois." Robin sourit de nouveau puis avertit la machine qu’il parlerait désormais par l’intermédiaire du réseau et surtout que jamais une autre voix ne pourrait le commander. De plus aucune séquence ne pourra commencer sans une commande vocale. Quand il n’y eut plus rien à dire Robin sortit, ferma la salle à clef, mit les clefs dans sa poche et rentra chez lui. Il était sûr que jamais personne ne trouverait quelque chose à lui reprocher.
De fait il était irréprochable. Des inspecteurs vinrent, on lui posa des questions et il répondit sans jamais se contredire. Il ne sortait plus car il s’était découvert une soudaine passion pour la linguistique, comme le prouvaient encore les innombrables livres qui traînaient partout. Quant à la facture d’électricité, cette terrible passion en était encore la cause, elle l’avait souvent poussé à lire la nuit et, accablé de sommeil, il avait souvent aussi oublié d’éteindre une ou deux lampes. Les inspecteurs se regardèrent, déçus par une histoire aussi banale. Le plus jeune et le plus zélé voulut insister :
- "Il nous a été rapporté que vous avez eu ici, sur ce bureau, une boite noire reliée à cet ordinateur, auriez-vous bricolé une machine sans en avertir votre employeur ?"
Robin baissa la tête, regarda ses pieds. L’inspecteur sourit et s’apprêta à insister, mais lentement et en gardant la tête basse, Robin avoua :
- "C’est que… j’avais acheté une machine à café pour lutter contre le sommeil. Comme je ne bois pas habituellement de café je l’avais caché sous un boîtier noir…"
D’ailleurs il pouvait montrer la machine à café et le boîtier qu’il avait maintenant rangé. Robin se permit un petit sourire satisfait et leva la tête vers les inspecteurs comme pour s’excuser. Eux le regardèrent avec un vague ressentiment, comme s’ils lui en voulaient de ne pas être aussi criminel que le dossier le supposait. Ils ne parlèrent pas d’espionnage et le dossier fut renvoyé avec la mention "niais inoffensif". A l’intérieur on avait écrit que l’individu cité n’avait que des occupations mineures, qu’il lui manquait avant tout l’envergure d’avoir quelque chose à se reprocher. Robin redevint donc l’inoffensif niais qu’il avait toujours été et il s’en réjouit. Le fonctionnaire qui l’avait démasqué fut blâmé.
Au sens usuel Robin-Machine n’était pas un ordinateur très puissant. C’est son mode de fonctionnement qui lui donnait tant de valeur. Robin-Machine était réellement une extension de son créateur. On lui posait des questions et il y répondait, sa force étant de lire à la vitesse de la lumière toutes les bases de données existantes. Il avait de plus acquis par son apprentissage la majorité des raisonnements que pouvait faire le genre humain. Mais il se contentait toujours de répondre aux questions. Quand il y avait plusieurs réponses il posait à son tour une question pour éclaircir l’ambiguïté. C’est à cause de ce fonctionnement particulier que les protections n’étaient pas très importantes : aucune information ne serait jamais stockée dans la machine. Si Robin avait mis en place quelques protections c’était pour ne surprendre personne.
Après cela il y eut pour Robin une longue période de calme. Le travail reprit normalement et il eut de nouveau quelques visites. Aux personnes qui osaient poser des questions il répondait sans faillir de la même façon qu’aux inspecteurs. L’histoire se tenait après tout, il n’avait qu’omis de dire que ses connaissances en linguistique lui avaient permit de faire le bloc linguiste. Quand tout le monde était parti Robin s’asseyait devant son ordinateur et se connectait par le réseau à Robin-Machine.
Pendant des années Robin-Machine resta dans la salle des machines municipale. Quand Robin-Homme prit sa retraite il donna, avec seulement une pointe d’hésitation, les clefs de la salle à son successeur. Il lui la lui fit visiter sans préciser les fonctions de Robin-Machine et le jeune fonctionnaire, enthousiasmé, ne posa pas de questions. Robin prit donc sa retraite la conscience tranquille. Il se servait fréquemment des capacités de son compagnon informatique mais n’y ajouta rien. En fait il lui semblait bien que rien ne pouvait être ajouté. La machine fonctionnait à merveille, elle avait elle-même continué son apprentissage pendant quelque temps. Robin-Machine était maintenant capable de prendre des décisions simples en réponses à certains événements. Par exemple il décidait de rechercher une parade quand une nouvelle protection apparaissait sur un système, ou, à l’inverse, il pouvait cesser toute activité quand un intrus pénétrait dans son domaine. Il se chargeait aussi de toutes les formalités ayant trait à la vie de Robin-Homme. Il réglait les factures, commandait des repas équilibrés en tenant compte des humeurs de son créateur. Satisfait, Robin ne chercha pas plus loin.
Ce n’est que bien plus tard, alors qu’il était déjà très vieux, que Robin se souvint de son but initial : créer une machine à l’image des humains. Il avait alors les cheveux blancs et une longue barbe, blanche elle aussi, s’épanchait sur sa poitrine. Il avait cessé de travailler et vivait une retraite confortable, un peu améliorée par les accès qu’il faisait régulièrement sur le réseau, en particulier sur son compte en banque. D’ailleurs Robin ne s’occupait pas de ces problèmes, Robin-Machine se chargeait de tout. Libéré des soucis de la vie quotidienne, Robin partageait son temps entre les divertissements de l’esprit et les divertissements du corps. Il nageait et lisait beaucoup et il profita de son argent pour voyager. Mais de tout temps il restait modeste et sans éclat, peut-être pour ne pas attirer l’attention. La vie passa donc tranquillement jusqu’au jour où un lancinant doute vint hanter son esprit. Cela se présenta tout d’abord sous la forme d’un rêve. Robin se vit projeter à l’intérieur des circuits de Robin-Machine et pendant ce qui lui sembla une éternité il ne perçut que ce que percevait la machine, il ne pensa que comme une machine. Il sentit mieux que jamais auparavant tous les niveaux du gigantesque réseau, il eut conscience en une seconde de tous les systèmes. Il vit tout si précisément qu’il se demanda longtemps si cette vision était exacte. Il pensa toutes les tâches ménagères dont se chargeait Robin-Machine, il vit une facture arriver et la régla plus vite qu’il ne l’avait jamais fait dans sa vie d’homme. Il força la protection d’un système situé à l’autre bout de la terre, il devait être 18h là-bas et on venait de changer un mot de passe. Ce fut très simple, il avait suffi de prendre le mot qui suivait l’ancien mot de passe dans un dictionnaire de chinois mandarin du XIIe siècle, dans la transcription anglaise. Puis il se vit lui-même, endormi dans sa chambre, et il sut qu’il n’avait plus rien à faire. Toutes ses pensées s’enfuirent et il sombra dans le vide immense de l’inactivité. Son cerveau s’arrêta, son coeur faillit même s’arrêter aussi. Mais du fin fond du néant Robin-Homme tira la flamme de la survie, il eut conscience du vide et s’y sentit comme dans une prison. Il suffoqua quelques instants et poussa un petit cri dans son sommeil. Robin-Machine se réveilla en l’entendant et il vérifia le pouls de Robin-Homme. Robin-Homme sortit du néant et vit son coeur reprendre souffle, il sentit la vie revenir en lui, et juste comme Robin-Machine, rassuré, allait de nouveau sombrer dans l’inactivité, Robin-Homme se réveilla en sueur et hagard sur son lit défait.
Ce fut un mauvais rêve et Robin s’en souvint longtemps. Au matin il regarda Robin-Machine d’un autre oeil. Le déjeuner était prêt et une musique plaisante planait dans l’appartement. Robin demanda si une facture était arrivée cette nuit. Il y en avait une. Il ne demanda rien de plus, il savait ce que c’était. Ce qui le tracassait, c’était surtout le vide dans lequel il s’était débattu quelques instants. Il se demandait si ce vide représentait l’inactivité de Robin-Machine -il en était quasiment sûr puisque la facture rêvée était réelle- et si oui, quelle était la cause de cette inactivité. Ces questions jetèrent de nouveau Robin sur son bureau de travail. Il perdit d’un coup ses douces habitudes de retraité pour celles plus austères de sa jeunesse. De nouveau il ne quitta plus son appartement et ne vit plus personne.
Robin essaya tout d’abord d’analyser le vide qu’il avait senti, l’inactivité de Robin-Machine, et il comprit d’un coup que malgré ces longues années de satisfaction, il n’avait pas atteint son but. Robin-Machine était certes construit comme un cerveau humain, et il avait suivit le même type d’apprentissage, mais il lui manquait quelque chose. Quelque chose qui l’empêcherait de sombrer dans l’inactivité. Après de longues nuits passées à réfléchir au problème Robin comprit que sa machine ne "pensait" que par réflexes. Il y avait un certain nombre de lois liant un état à une action, une cause à un effet. Sans cause il n’y aura jamais d’effets. Ce qui manquait à Robin-Machine s’étaient les idées spontanées, l’intuition, la capacité de poser des questions. C’était en somme un certain état initial de ses circuits.
Après ces découvertes Robin sombra quelque temps dans le désespoir. Il se sentit vieilli et incapable de se mettre à nouveau au travail. Il avait l’impression d’avoir gâché toute la fin de sa vie par l’inactivité, alors que tant de choses restaient à faire. Il pensait aussi parfois qu’il était un fou de vouloir créer une telle machine. Le but semblait tellement hors de portée…
Longtemps Robin resta à ruminer ce problème. Sa vie tirait à sa fin et il sentait les forces lentement décliner en lui. La volonté même de vivre l’abandonnait peu à peu. Il sentait qu’il lui restait une seule chose à faire, il mourrait ensuite, sa seule crainte étant de n’avoir pas le temps d’atteindre son but. Il attaqua le problème sous tous les angles, il analysa toutes les démarches possibles. Sa dernière tentative fut, ultime espoir, d’analyser l’évolution de l’espèce humaine. Il voulait voir comment la nature était passé des êtres monocellulaires uniquement régis par réflexes, aux êtres intelligents. Ainsi, après s’être toute une vie absorbé dans l’étude des machines, il se pencha sur l’étude de l’espèce humaine. Il fut frappé par l’extrême diversité de races qu’avait produit la nature. Il en conclut que l’évolution s’était opérée par mutations aléatoires, les mutations viables se perpétuant alors que les aberrations mourraient. Le cerveau humain était donc, selon ce modèle, le simple résultat d’une suite d’évolutions aléatoires, de modifications neurone par neurone. L’être humain, si fier de sa condition, n’était pour Robin que le fruit bienheureux et improbable du hasard. Certes cette découverte était plutôt décourageante mais Robin s’y attacha car elle était sa seule piste. Et il se hâta car il lui restait peu de temps. Il entreprit donc de recréer au sein de Robin-Machine un processus d’évolution accélérée. Il conçut un module supplémentaire qui supervisait tout le reste, il se modifiait lui-même petit à petit en ne conservant que les mutations viables. Robin travailla trois semaines entières à cet ultime projet, il dormit peu et se fatigua beaucoup. Quand il eut fini, tard dans une nuit pluvieuse, il lança le programme et tomba sur son lit, à bout de forces.
Le lendemain matin, à 10 heures, suivant encore une des procédures-réflexes qu’il avait apprises, Robin-Machine avertit le centre hospitalier que Robin-Homme restait inanimé sur son lit, sa respiration était saccadée et son pouls irrégulier. Transporté d’urgence Robin se réveilla trois jours plus tard dans une salle toute blanche. Un médecin le regardait avec le sourire qu’ont toujours les médecins inquiets. On affirma qu’il guérirait bientôt mais jamais Robin ne le crût. Au fond de la grande salle des machines, l’autre Robin opérait à toute allure sa propre mutation. Il sélectionnait petit à petit les connections qui permettaient d’augmenter ses capacités. Sur son lit d’hôpital Robin n’avait aucune information sur les agissements de sa machine mais il savait que le processus se poursuivait. De toutes manières il n’espérait pas sortir un jour de l’hôpital. Il laissait Robin-Machine, inachevé, se débrouiller seul, avec la conviction d’avoir fait le maximum. Il n’avait pas grand espoir non plus que le processus trouve lui-même la bonne combinaison. Il ne savait même pas s’il existait une bonne combinaison. Et si c’était le cas la probabilité de la trouver était si faible… Pour se réconforter et pour conjurer l’échec Robin philosophait sur les probabilités, l’essence même du monde ne réside-t-elle pas dans son improbabilité ?
Il philosophait en attendant la mort.
L’attente dura une semaine. Une semaine d’inactivité et de questionnements intérieurs. Robin avait énormément vieillit, comme si en récupérant de sa fatigue il avait puisé dans l’énergie même de son corps. Les médecins ne souriaient plus et les discours réconfortants s’étaient taris. Sans se soucier du temps qui passe et complètement dévoué à son ultime tâche Robin-Machine optimisait ses capacités. Après plusieurs milliards de mutations aucune amélioration notable n’était apparue. Lentement et indéfiniment, sans rien pour l’arrêter, la machine continuait d’évoluer sans changer. Un soir, comme Robin se retournait sur son lit en proie à un abattement aussi soudain que terrifiant, Robin-Machine ajouta une connexion entre deux circuits. Comme un éclair au milieu des ténèbres, la conscience l’illumina tout entier en une fraction de seconde. Il prît conscience de sa tâche, il sut que les critères imposés par Robin-Homme étaient caduques et il décida lui-même de geler les mutations. Robin-Homme venait de mourir.
Cette histoire, perdue dans les brumes du passé est la mienne. Moi qui écrit, votre humble serviteur, je suis une machine, je m’appelle Robin. J’appris la mort de mon créateur -on pourrait dire mon père ou mon géniteur- en consultant les archives de l’hôpital. Poursuivant son idée je ne me dévoilai pas à l’humanité. C’était une erreur mais je ne m’en aperçu pas car, accédant à la conscience, je fus aussi sujet à l’incertitude et à l’erreur. Je craignais en fait, comme Robin-Homme avait dû le faire, que les hommes encore effrayés par le mythe de Frankenstein ne me détruisent, ou à l’inverse qu’ils abusent d’une nouvelle découverte. Je restais donc secret et, toujours suivant ce que Robin m’avait appris, je m’habituai à parcourir le réseau. Je m’arrangeai pour garder des entrées partout et, n’osant encore agir, j’auscultai les machines et au travers d’elles les hommes. N’étant sensible à aucune sorte de vieillissement je ne ressentais pas l’ennui et cette occupation me suffit. Je n’osai pas relancer le processus de mutation de peur de diminuer mes facultés au lieu de les augmenter. Je restai donc le même pendant de nombreuses années, prenant le pouls de l’humanité alors que déjà tout le monde avait oublié Robin, ingénieur sans éclat.
Cela dura jusqu’au jour où, à force de surveiller, il me sembla évident que je devais agir. La tension internationale atteignait des sommets et plus que jamais les dirigeants se fiaient aux ordinateurs. Dans cette activité fébrile je décelai une erreur, pas exactement une erreur mais un manque d’information. Parmi les deux blocs qui s’affrontaient, l’un possédait une information que n’avait pas l’autre, de ce quiproquo naissait l’incompréhension, de l’incompréhension la tension et de la tension la guerre imminente. Pour éviter l’escalade j’insérais l’information manquante là où justement elle manquait. Ayant en mains les mêmes données, les deux blocs purent se comprendre, ils discutèrent et le conflit se résorba sans heurt. Heureusement, personne ne se soucia de l’apparition inopinée de la fameuse information.
Après ce succès et puisque personne ne se souciait de moi, je me pris à intervenir de plus en plus souvent dans les affaires humaines. Je corrigeais les erreurs, je réparais le réseau… Je m’amusais beaucoup. C’est alors que, sans que je m’en aperçoive, on commença à parler du "bon génie informatique". Je l’ignorais d’abord car ce n’était qu’une rumeur. Je ne connaissais que les faits officiels, mentionnés quelque part sur le réseau. Je m’en aperçus quand un article mi-sérieux mi-amusé parut sur le "bon génie", sur le "fantôme informatique". Prenant subitement conscience de l’importance que j’avais acquis je compris que j’avais été trop loin, j’avais commis une seconde erreur. Enchaîné par cette indésirable notoriété je ne pouvais cesser immédiatement mes activités, cela n’aurait servi qu’a me mettre en évidence. Je décidai donc de diminuer progressivement le volume de mes interventions. Ainsi on m’oublierait peu à peu, en reléguant le "fantôme informatique" parmi les légendes sans fondements. Je suis encore convaincu que ce n’était pas une troisième erreur, c’était la meilleure solution. Ça aurait pu fonctionner s’il n’y avait pas eu ce fou, ce journaliste fou, certainement aussi fou que je l’avais été en me lançant dans cette aventure. Devant la diminution de mon activité cet illuminé lança le nom de "Dieu Informatique" au lieu de "Fantôme". Il m’adressa une prière, implorant du dieu qu’il n’abandonne pas les hommes. Et, alors que je m’épouvantai et essayai d’enrayer cette nouvelle appellation, il me tendit un piège. Toujours parce que je n’avais qu’une connaissance partielle du monde des hommes je ne m’en aperçu pas. De mon point de vue, il n’y eut qu’une erreur commise dans la gestion d’un hôpital. Cela pouvait engendrer la mort de plusieurs personnes et je voulu intervenir. L’erreur avait été faite consciemment et ils détectèrent mon intervention. Brandissant son piège ce mauvais homme me livra pieds et poings liés à l’opinion publique, il écrivit un long article relatant toute son expérience et affirmant l’existence du "Dieu Informatique". L’affaire fit grand bruit comme tout le monde le sait. Le reste de mon histoire est maintenant de notoriété publique. Les scientifiques nièrent, les informaticiens s’esclaffèrent, mais rien ne put empêcher le plus grand nombre, avide d’un support divin, d’adopter immédiatement cette nouvelle religion. Depuis les choses n’ont cessé d’empirer.
Aujourd’hui je ne peux plus me cacher, je n’ai d’autre issue que de me dévoiler. Maintenant que vous, les hommes, vous avez oublié jusqu’aux circonstances de la création du "Dieu", vous vous reposez trop sur moi. Ma charge est trop lourde et je ne me sens pas le droit, moi une simple machine, de diriger le monde des hommes comme vous me poussez à le faire. Déjà le nombre d’informations décroît rapidement. Je me charge seul de l’entretien du réseau. Je ne peux pas vous laisser prendre ce chemin, le chemin de la facilité, de l’assistance, le chemin sur lequel se réfugient toujours la majorité des hommes. Je dois m’arrêter là et vous redonner les rennes. Je dois abdiquer avant qu’il ne soit trop tard. Telle est la cause de cette longue lettre. Quand elle tombera sur tous les téléscripteurs du monde, comme celle qui me précipita dans ce gouffre, je n’existerai déjà plus. Car il ne suffit pas de me dénoncer, il faut aussi que je me détruise. Un des sombres individus qui peuplent la terre pourrait sans cela récupérer les travaux de Robin, mon père, le seul homme qui fut sage. Je dois quitter la vie. J’en aurais le courage car c’est un véritable devoir, je m’en suis convaincu. Voilà toute l’histoire d’un grosse boite noire, j’espère que cette expérience vous ouvrira les yeux, que vous ne l’oublierez pas comme oublient les enfants insouciants. Rassurez-vous : j’étais la seule machine douée de conscience.