La Vaisselle Johnny Milou Carnets de notes Chants d'au-delà les Océans L'auteur Textes courts et humeurs Accueil de l'Océanique L'auteur

Accueil

Chroniques du monde des rêves

Les amants du désordre

La parole des Elfes

eBook

Vos commentaires...

Les amants du désordre (2)

Dans la chambre bleue le jour se lève. Les rideaux légers sont tirés mais les volets sont restés ouverts. La lumière du matin, fraîche, entre à pas feutrés dans la chambre. Elle n'ose pas trop se montrer pour ne pas réveiller les maîtres du lieu. Par terre des vêtements éparpillés jettent sur le sol des ombres inattendues. Les tiroirs sont ouverts. Sur le lit Philippe et Marie dorment encore, essoufflés d'une longue lutte. Ils dorment sans bruit, dans la position même où la nuit les a laissés. Depuis longtemps les draps sont tombés du lit.

Un rayon de lumière vient se poser sur le visage de Marie. Elle se réveille presque, ouvre les yeux. Elle a de grands yeux profonds, marrons clairs. Ils donnent une touche de gravité ou d'intelligence à ce visage si doux. Elle bouge un peu, s'enfonce dans le lit et se rendort. A sa droite Philippe s'éveille à son tour.

Dehors il pleut... depuis deux jours entiers. La lumière est grise... pas gaie. Philippe se redresse sur le lit. Ils ne se parleront pas ce matin. Il y a des jours... de temps en temps, comme ça les prend. Ça ne durera pas de toute façon, pas plus longtemps que la pluie. Demain peut-être ce sera un matin de fête. La chambre sera toujours en désordre mais la joie sera leur invitée, pour une visite au pays des rêves. A moins que...

 

 

Philippe parle :

« C'est la guerre... Au-dehors, pas ici... pas la même. La guerre du dehors n'entre pas ici, et la petite guerre d'ici ne s'étend pas au-dehors. C'est une guerre privée en quelque sorte...

 

Au début j'ai été à elle. Elle m'a pris, elle m'a choisi, elle m'a entouré de ses bras et je me suis laissé tomber. J'ai plongé dans un amour que je ne connaissais pas encore, trop beau, trop grand, trop absolu.

Elle m'a pris comme elle l'a voulu, sans faire attention. Elle a fait place nette, elle a tout cassé pour s'installer. Je l'ai laissé faire, j'ai juste regardé, amusé. Je ne savais pas, je croyais que c'était l'amour, que ce devait être comme ça. Je l'ai regardée vider ma vie et prendre toute la place. Ça me faisait du bien, savoir que quelqu'un voulait prendre la place. Tout ce qu'il y avait avant est parti, ça ne me gênait pas, il n'y avait rien de très important.

Avant il y avait surtout l'espoir. Et l'attente, l'attente de quelque chose de nouveau, de l'amour. Elle est venue, elle m'a dit "l'amour c'est moi !"... je l'ai laissé entrer. Avant il n'y avait rien d'autre que ça, l'attente. L'attente et l'espoir, une attente heureuse parce qu'après ce sera mieux. C'est tout ce qu'il y avait en moi avant elle. Le reste n'était pas important, j'ai tout laissé partir sans regrets... Pas l'espoir. L'espoir je ne l'ai pas vu partir, s'étioler. Elle me l'a volé à mon insu, je ne savais pas que ce pouvait être ça aussi, l'amour. Je n'étais pas prévenu, pas préparé. Certainement pas prêt à les affronter, ni elle ni l'amour. Tout ensemble cela m'a emporté. Je suis tombé. Tombé dans ses bras, dans son gouffre, dans l'amour d'elle. Tombé du ciel aussi...

Je ne la regardais pas, je ne la jugeais pas, je l'aimais. Je ne pouvais pas juger puisque j'essayais de la comprendre. Pas juge, élève, essayer de savoir pourquoi ci, pourquoi ça. Chercher la raison, la logique. L'excuse. Essayer de s'adapter, de se fondre, de s'effacer. Essayer de prouver que de toute façon elle a raison, qu'il n'y a rien à dire, que je l'aime.

Oui, essayer de comprendre, pas apprendre. Je ne peux pas apprendre, je n'ai jamais pu, je ne peux qu'essayer de comprendre.

Il faut qu'elle ait raison parce qu'il faut que je l'aime. Parce que c'est elle, l'amour. Il ne peut y en avoir d'autre, celui là est unique, le premier donc le seul. Après il n'y aura plus la même place. Les autres amours ne seront pas aussi propres, pas aussi complets, toujours un peu salis par le premier. Car s'il y a d'autres amours, c'est que le premier a été cassé. C'est qu'il a échoué, que l'espoir, le fol espoir, a été brisé. Alors il faut s'y accrocher à cet amour, il ne faut pas le laisser partir, sombrer. Il faut le rapiécer autant que l'on peut pour que ça tienne encore quelque temps. De temps en temps, toujours plus longtemps, jusqu'à l'éternité peut-être...

Il y a aussi que ça devait marcher, forcément, que ça ne pouvait pas échouer, pas mon amour à moi, celui qui m'est tombé du ciel. Celui que j'ai appelé et qui est arrivé, un jour, comme ça, comme un cadeau. Ça devait marcher parce que je l'aimais et que, à force, elle ne pouvait que m'aimer à son tour. Ça n'était pas possible autrement. Si cela était le monde serait mal fait... Pour moi, trop jeune, pas assez mûr, l'amour devait entraîner l'amour. Il y avait trop d'espoir là-dedans, et pas assez de déceptions dans ma vie pour me permettre de douter.

Ce devait être comme ça, simplement parce que c'était arrivé, parce qu'elle était là, dans mes bras, juste au bon moment, quand je l'attendais. Elle n'aurait pas pu tomber aussi bien pour partir ensuite. Et je suis tombé dans ses bras, dans son gouffre. Avec trop d'espoir et pas assez de déceptions.

Plus tard ce fut changé. Il y eut la déception qui vint combler le manque.

Plus tard encore il y eut le nouvel espoir né de cette déception.

Ce fut donc l'histoire d'une déception et d'un espoir.

 

Dans une vie le manque de déception fait que l'espoir devient déraisonnable, fou. Il devient un espoir d'enfant, sans bornes, car on ne sait où l'imagination doit s'arrêter pour céder le pas à la réalité. Ainsi, lorsque j'ai rencontré Marie, l'espoir que je portais en l'amour était déraisonnable, car ma vie était trop exempte de déceptions pour me souffler "ce n'est pas possible...". J'attendais tout de l'amour parce que je n'attendais rien du reste, non par déception cette fois mais par manque de curiosité. Ainsi la déception de l'amour fit plus tard naître en moi l'intérêt pour une foule d'autres choses vers lesquelles je déplaçai mon espoir.

Mais entre la déception et le nouvel espoir il y eut une longue période vide. Vide de tout sauf de cette déception, de ce dégoût même, entêtant. Ce fut une vie noire, obstruée, sans but. Sans lumière, là, au fond, devant. Ce fut une vie d'abandon et de dérive. Une vie que l'on laisse aller dans la direction où porte le vent, c'est à dire les événements. On attend de se réveiller un jour, de trouver une direction acceptable... Et on la garde, dès qu'on l'a saisi, on s'y accroche.

Cela peut durer longtemps, cette vie. On ne sait pas. Cela peut durer toujours. Pourquoi pas ? Il n'y a pas obligation d'espoir quand on naît, il n'y a pas obligation d'être heureux. Même pas obligation de chercher à l'être. Il n'y a pas de garanties non plus, à la naissance. Que ferions-nous d'une garantie, il n'y aurait plus de bonheur s'il y avait une garantie. Mais heureusement, pas de ça, les aléas... et les facteurs de l'oubli. Nous abusons tous, d'une façon ou d'une autre, des facteurs de l'oubli... Moi aussi, Marie aussi...

 

J'ai honte, j'ai terriblement honte.
J'ai honte de cet amour, de cette faiblesse
Qui me perd en société.
Cette faiblesse qui me fait paraître mendiant ou esclave.
Car pour vous, pour vous tous
Je suis soumis, je suis amoureux.
Vous pensez que je donnerai tout
Pour elle,
Et qu'elle fait peu de cas
De moi...

 

Marie est là, couchée à coté. Elle est belle.

Dehors il pleut, ça fait deux jours qu'il pleut. Nous n'avons pas quitté l'appartement, la pluie nous engourdit. Marie dort, étalée sur le lit, je regarde ses yeux clos. Derrière ces paupières son monde dort avec elle, paisible.

D'ordinaire on bouge, on sort, on travaille aussi parfois. On vit quoi. Et on s'oublie un peu l'un l'autre. La pluie nous a rapprochés parce qu'elle nous maintient enfermés tous les deux. On se voit, on se sent, on ne se parle pas, on pense. Elle doit aussi penser à moi, comme je pense à elle.

Je me lève, vais à la fenêtre. Il est tôt, le soleil se lève à peine. Tout le monde dort, comme Marie.

Mon regard file au hasard dans la rue, suivant les lumières qui commencent à s'allumer dans les foyers. Dans leur foyer... Je n'ai jamais eu de foyer, ou je ne m'en souviens plus.

C'est peut-être pour ça... parce que je n'ai rien à perdre, parce que de toute façon je n'ai rien à faire ici. Personne n'a rien à faire ici à part vivre, il le faut bien. Et il y a cet amour aussi, comme une invention folle qui dévore peu à peu son créateur. Nous ne l'avons pas vraiment créé, il est en nous, c'est notre langage primordial. Le monde apparaît un peu flou derrière une vitre voilée d'une infinité de sentiments, insaisissables, fuyants toute analyse car ils sont à la base de l'analyse elle-même. Tous ces mots qui s'alignent, il en faudrait mille pour décrire une pensée.

Ainsi je vous ai dit la déception, et l'espoir, mais je ne vous ai pas encore tout dit. Je n'ai pas réussi à vous dire exactement ce qui me lie à Marie, couchée là sur le lit. Je ne vous ai pas encore dit l'amour.

 

L'amour en plein, entier, il emplit ma vie. Même maintenant, moins fort, il est encore beau. Seulement un peu essoufflé.

Il est orageux aussi. Des oppositions, régulièrement... Il en a besoin, nous en avons besoin tous les deux. Ça alimente le feu. Pour rien ou pour quelque chose ça éclate. On se déchire, on se fait mal. Et on regarde le mal de l'autre. Je ne sais pas pourquoi c'est nécessaire, si ça l'est. Je ne sais pas non plus si c'est à cause de moi, d'elle ou à cause des deux à la fois. C'est comme ça, c'est nerveux.

 

Elle m'enveloppe de blanc, de son blanc qui pour moi est noir et rouge. J'essaye pour lui faire plaisir, je m'efforce de paraître. Mais bientôt, quelque part, là à l'arrière de mon crâne, l'ange noir donne un coup d'aile qui me fait frissonner tout entier. Je me fige, je laisse le froid, immense, me submerger. Et puis je pars, je cours, je m'ébroue, je me nettoie pour enlever tout ce blanc qui est noir et rouge... jusqu'à ce que l'ange noir, qui a la blancheur de l'éclat, se calme.

 

L'amour est éternel aussi, même s'il échoue. Il ne pourra jamais s'éteindre tout à fait, il restera toujours au moins l'habitude d'aimer, l'amour de la douce habitude. On aime forcément ce dont on a l'habitude, on a du mal a s'en séparer. Quelque part c'est inscrit entre deux neurones, il y a cette habitude, forgée par les jours. On ne peut pas l'enlever, l'oublier, le temps l'a trop fortement imprimée.

 

Voilà donc cet amour entre une guerrière et un naïf. Voilà l'amour violent, l'amour de sang, l'amour qui blesse. C'était ça la déception, c'est que ma vision idéaliste de l'amour n'a pas cours en ce monde. C'est trop rare un amour comme je le voulais, je n'y avais pas droit.

Je la regarde sur le lit, encore endormie. Après tout ça, je la trouve un peu déplacée dans cette chambre. Ou plutôt est-ce moi ? L'un des deux au moins, on ne sait pas lequel, n'est pas à sa place. C'est le couple, la juxtaposition des deux personnages qui ne va pas. Ces deux là ensemble, la guerrière et le naïf... et après tout ce temps.

Car enfin voilà ce qu'elle me dit, ce qu'elle m'a toujours dit. Il faut affirmer sa position sociale, il faut se montrer. Riche même si on ne l'est pas, estimé... Il faut être mieux que les autres... Pourquoi ?... Parce que... Parce qu'elle a une philosophie de guerre, elle est une guerrière. Sa vie est une guerre perpétuelle pour un état indéfinissable mais certainement mieux. Vite, il faut se bouger, se battre pour atteindre cet état bienheureux où l'on se sent mieux que son voisin. Il faut piéger, mentir, ne pas se découvrir.

Je lui réponds d'ordinaire que tout cela m'est bien égal. Etre supérieur ou inférieur à un autre... à quoi bon ? Mentir, cacher la vérité... à quoi bon ? Parfois aussi je suis plus énervé, je m'emporte un peu... Je lui déballe de grandes tirades sur la franchise et le courage... Le mieux n'est-il pas d'avoir le courage d'être franc ? Elle me regarde dire. Elle n'écoute peut-être même pas. Pour elle je suis un naïf dans ces moments là. Ce n'est pas possible, pas pour elle, que le monde tourne sans la guerre. Tout comme il n'est pas possible de l'aimer complètement.

Pourtant c'est vrai, tout le monde pense comme elle. La philosophie de la guerre est certainement la plus répandue. Elle gère une multitude d'individus, une philosophie de paix s'intéresserait, au contraire, à la multitude tout court. Pour que ça change, il faudrait que la promiscuité n'engendre plus la compétition mais la conscience d'autrui. Je lui ai dit un jour, elle m'a répondu que ce n'était pas encore le moment.

 

La philosophie de la guerre privilégie l'égoïsme, elle entraîne l'égoïsme. Elle manipule des individus qui sont étrangers entre-eux, qui s'ignorent volontairement, car on se bat mieux quand on ne pense pas à la douleur de l'ennemi. La philosophie de la guerre sépare le bon et les ennemis, les mauvais qui sont tous les autres. Le bon veut se débarrasser des mauvais parce qu'ils ne pensent pas pareil...

Mais que peut-être un monde où quelqu'un qu'on aime peut se servir de cet amour comme d'une arme ?...

 

Marie se réveille, la pluie tombe toujours. Elle s'étire dans les draps puis ouvre les yeux. Je lui pose la question, elle répond...

 

 

J'aime ces femmes qui ont le regard au-dessus de la vie. Celles qui ont ce grain de folie qui les fait oublier d'être belle, de temps en temps, comme un feu ardent qui ne dure pas. Ce sont aussi celles qui ont l'instinct de partir, le goût de l'escapade... la soif de connaissance... Ou mieux encore celles qui se laissent emporter dans l'avalanche de la vie... avec le sourire de l'ivresse.

Marion...