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Le soldat perdu

14h30 : « Je marche avec les autres.
Tous les autres...
Toute cette masse d'hommes avance vers l'inconnu, et moi avec...
Maudite guerre, elle nous emmène vers là-bas, vers nulle part. Personne ne sait où nous allons. Je veux dire aucun d'entre nous. Les autres - les "autres-autres", pas les "autres-nous" dont je parlais au début - les autres, disais-je, le savent peut-être mais ils ne nous ont rien dit. »

 

14h50 : « Je cours un peu pour prendre de l'élan et saute sur un petit rocher. Je regarde alentour, décombres... Je reviens marcher avec les autres - les "autres-nous" cette fois-ci. »

 

15h10 : « Déportés, nous sommes tous déportés ! Je n'avais pas vu la chose sous cet angle. Je ne m'étais pas trop posé de questions, on m'a dit de marcher... Mais en discutant avec un de mes innombrables camarades j'ai saisi le mot dans sa bouche. Déporté... »

 

15h30 : « Ça ne m'amuse pas beaucoup, je préférerais ne pas le savoir. Avant ça allait, mais maintenant je connais le mot et je m'ennuie. Heureusement, je ne sais toujours pas où nous allons, il me reste un peu d'inconnu.

Je suis entré dans la guerre un peu par hasard, mais la recherche de l'inconnu me motivait certainement plus que tout autre chose. Je trouve quelque chose de grisant dans le geste de quitter ce que l'on connaît pour ce que l'on ne connaît pas encore. »

 

15h45 : « Je suis parti presque sans prévenir. En tout cas moi je n'étais pas prévenu. J'étais assis là, je regardais les passants passer... et je suis parti. J'ai demandé où était la guerre, on me l'a dit et je suis venu. J'ai vu des soldats, je les ai suivis.

Au début nous n'étions pas encore déportés je crois, ou je n'étais pas au courant. C'est venu après, tout de même... Quelque chose m'échappe... avant nous étions libres, maintenant nous ne le sommes plus... mais nous marchons depuis le début. »

 

16h00 : « Je suis né dans une famille correcte, c'est pour le moins ce qu'ils m'ont appris. J'ai eu la jeunesse des jeunes gens corrects. J'ai joué à la guerre mais je n'aimais pas ça... me voilà en guerre... C'est à cause de l'ennui. Je suis venu parce que je m'ennuyais, c'est sûr maintenant... Il faut chercher pourquoi... »

 

16h05 : « L'ennui me prend, il me tiraille, m'englobe, m'étouffe. Et je me mets à ruer, je crie, je gesticule, j'essaye de me dégager par tous les moyens. Mes nerfs se sont raidis. Tout me fait mal, la lumière me brûle. Puis je sens le froid, intense, comme celui d'un gouffre au fond de moi. Je sens ce froid à l'intérieur, dans mon ventre, dans mes os. Et il y a ce rêve de bruit, comme un grand voile de soie noire qu'on déchire.

Cette fois-ci, je monte sur un char. »

 

16h30 : « Le char avance, je recule dans le même sens. Je vois les hommes de face maintenant, et ils s'enfuient, immobiles, jusqu'à ce point de plus en plus loin, cet endroit où je les ai dépassés. Je vois le paysage qui part devant moi, il n'y a que des ruines... aussi loin que l'on regarde.

Lorsque je marchais, je voyais des dos gris, maintenant je vois leurs visages. Et qu'y a-t-il de changé ? Les visages font grises mines. Certains sont un peu énervés parce que j'avance plus vite en me fatiguant beaucoup moins qu'eux. Ils doivent être un peu jaloux, à leur place je le serais.

Quand je les regarde j'ai l'air de me moquer d'eux... Ça les énerve de plus en plus. »

 

17h05 : « La grande différence c'est la passivité. La marche, je veux dire l'homme qui marche, développe une certaine activité. Cette activité doit-être contrôlée par une partie du cerveau. Le cerveau dissipe donc une énergie non négligeable dans l'activité de la marche. A l'inverse, assis à l'arrière du char, je suis réellement passif. Mes pensées sont libres, elles s'envolent directement au ciel quand je bascule en arrière.

D'un certain sens on pourrait dire que je ne participe plus à la déportation, puisque je ne fais plus rien. Je me laisse dériver sur la route, emporté par le mouvement d'une colonne d'hommes - et de chars.

Nous entrons dans un bois, de l'ombre... Je bascule en arrière comme je me le suis promis et je m'étends sur la carapace du char. Les arbres dessinent deux liserés verts autour d'une bande de ciel. Certains sont brûlés, cela fait de grands trous... »

 

17h20 : « J'avance plus vite certes, et je me fatigue moins. La vitesse m'est égale, je ne suis pas pressé... et puis personne ne sait même où nous allons - je me demande si quelqu'un ne nous a pas oubliés. Je décide de descendre à la première occasion. Je reprendrai un autre char, plus loin, quand je serais fatigué. »

 

17h30 : « Au sortir du bois, la lumière s'est jetée sur nous. Elle est arrivée en hurlant sur la ferraille puis est repartie dans mille directions.

Je descends du char. »

 

17h45 : « Il y a de la boue sur le chemin. Cela donne une légère impression de déséquilibre. Il faut marcher en posant les pieds bien à plat... ça fait beaucoup de bruit aussi. »

 

17h50 : « Marcher, il faut bien marcher. De toute façon ce n'est pas propre ici, il y a de la boue jusque sur les côtés du chemin. Je n'aime pas m'allonger dans la boue - ça arrive quand on est en guerre.

Marcher entre les autres soldats. Ici comme ailleurs la campagne est ravagée. Elle est brûlée, retournée, comme torturée par ses enfants. Par endroits, des villages s'accrochent encore. Ce sont des épaves en détresse, couronnées par un clocher brûlé ou effondré. »

 

18h00 : « Mes pieds, comme tous les autres pieds, se soulèvent dans un slurp et s'abaissent sur un plof. Et mon dos, gris, qui ondule doucement de bas en haut... Je scrute le sol pour ne pas voir d'autres dos.

Nous ne sommes que des grappes grises qui cheminent dans la boue jaune. Anonymes évidement, nous sommes un million de soldats inconnus.

Anonyme, anodin, inutile même... Mais toujours unique ! Un grand voile de soie noire se déchire-t-il dans tous ces cœurs ? »

 

18h10 : « J'entends un char qui s'avance lentement, et les fantassins qui crient, parce qu'il faut se desserrer pour garder la vie.

Je crois que je vais monter dessus. »

 

18h15 : « On voit mieux d'ici, surtout debout sur le char. Je ne me suis pas assis à l'arrière cette fois-ci, je veux respirer, avoir de l'air, de l'espace. Je veux voir l'horizon, partout autour de moi !... Je tourne, je tourne, pour voir le paysage. Entre les villages que j'avais remarqués, il y a des bosquets calcinés. Et quelques-uns, encore verts, ont survécu à la limite de l'horizon. Il me semble cependant qu'ils vont bientôt brûler... j'ai vu une flamme... »

 

18h30 : « Je viens de voir un char noir, grillé en plein effort alors qu'il tentait l'escalade d'un petit muret. Paix à son âme, il a levé le canon pour en découdre avec Dieu. »

 

18h50 : « Depuis quelque temps la lumière m'incommode. Elle me semble cruelle. Elle blesse le paysage, le fouille pour exhiber chaque détail. C'est agaçant. »

 

18h55 : « Pour me changer les idées je compte les trous dans la terre. J'ai déjà distingué deux types de trous. Il y a les profonds, les nets avec des projections de cailloux blancs, en étoile autour du cratère. Ceux-là sont des trous de bombes. Les autres sont des trous de mines, plus discrets, comme une écorchure. La terre est soulevée par en dessous, elle éclate parfois... »

 

19h05 : « Le chemin devant nous se poursuit à perte de vue. Il chevauche les collines jusqu'à l'horizon. Les grappes grises le remontent lentement. Par endroits des masses sombres avancent un peu plus vite, ce sont des chars ou des voitures... toujours dans la même direction. »

 

19h10 : « Je suis sur le char, le char arrive au-dessus de la colline et les soldats qui sont dedans me regardent d'un oeil noir.

Je décide de descendre. »

 

19h20 : « Etre heureux c'est être en accord avec le monde qui nous entoure, le comprendre.

Les surprises font peur, mais on est heureux quand on se retrouve dans un lieu familier.

Au sommet de la colline je suis heureux. »

 

19h25 : « Il y a là une vieille pancarte qui tente encore d'indiquer une direction, malgré son âge avancé. Elle est usée par la multitude des mains d'une multitude d'hommes venus y chercher un appui. Les lettres ont été effacées par leurs caresses. Le poteau qui soutient la pancarte est un peu incliné, il branle dans son trou de terre... quelques soldats s'y seront adossés pour se reposer un peu.

Il y a un chemin aussi, sinueux, qui dévale la colline à force de petits crochets. Un chemin propre, clair et solide qui contraste violemment avec la sente boueuse que nous martelons de nos pas. La terre y est solide, consistante, attrayante...

Tout cela me rappelle vaguement quelque chose... Ça surgit du passé, ça remonte dans ma gorge, me submerge de bien-être.

Je veux suivre ce nouveau chemin, je déserte. »

 

19h45 : « Loin, derrière moi, les autres soldats marchent dans la boue. Je marche seul et en silence. Tous les bruits se sont assourdis. J'entends encore quelques exclamations, le ronronnement des chars, rien de plus. Et puis il y a les sons de la campagne qui grandissent, le vent dans les feuilles et les insectes en concert... »

 

20h00 : « Un bosquet... pas comme tout à l'heure, doux.

Plus de dos gris, plus de slurps ni de plofs. Mes pas résonnent, sourds sur la terre sèche.

Je cours un peu, tap, tap, tap. Le chemin s'enfonce entre les arbres encore verts. La guerre est loin derrière.

Je m'arrête, il y a un soldat mort. »

 

20h05 : « Il est venu mourir par ici, au calme, traqué par la mort déjà installée dans ses entrailles. Un regard absolu fixé sur la cime des arbres, il ne me voit pas. Je m'approche, je me sens comme lui, à l'écart. Mais j'ai plus de chance, j'ai déserté avant que la mort ne m'y oblige.

Je suis en bonne santé, jeune. Un peu fatigué, un peu gris... Il a les cheveux collés aux tempes par une coulure de sang visqueux, pas un sang rouge, pas un sang propre comme celui des hôpitaux... non, du sang noir et crasseux. »

 

20h15 : « Il n'y a plus la mort, rien que la vie.

Le soleil joue dans les arbres. La lumière dégringole du ciel, rebondit sur chaque feuille, parfois, elle vient se vautrer jusque sur le sol. Ailleurs cela fait des paillettes irisées, quand un rai de lumière, tout petit, tombe sur une goutte d'eau, toute petite elle aussi.

Le gris est devenu vert, le noir, rouge. »

 

20h20 : « Le bosquet se termine. Il y a plus de lumière à l'extérieur. Elle forme une barrière infranchissable entre le doux bosquet et la terre meurtrie par la guerre.

La guerre est loin... mais je m'arrête, je ne peux plus avancer. »

 

20h25 : « Je me suis assis dans le bosquet, à l'ombre, juste à la limite.

Je réfléchis... »

 

20h30 : « La guerre est loin...

Quand je tente de regarder à l'extérieur, la lumière semble moins cruelle.

Auprès de la vielle pancarte j'ai senti... quelque chose comme du bonheur. Pourquoi ?

Il y a des réminiscences du passé par ici, c'est dans l'air, ça suinte de chaque pierre. »

 

20h45 : « Je me lève, me heurte à la barrière de lumière.

J'insiste, je force la barrière et je déboule en plein soleil.

Je connais bien ce chemin, j'ai parcouru le même dans mon enfance... »

 

21h00 : « Il y avait une rivière pas loin d'ici, tous les enfants allaient s'y baigner...

Au début, quand nous étions encore petits, nous avancions prudemment sur la grande pierre plate, comme sur une plage lisse et solide. Nous n'osions pas encore aller trop loin car la rivière était toute noire en son centre, et le fond, dès le bout de la plage, perdait toute consistance.

Puis, avec l'âge, venait l'assurance et la folie peut-être. Par défi nous escaladions un gros arbre qui étalait des branches jusqu'au milieu de la rivière, et nous sautions dans l'eau noire. »

 

21h10 : « Plus loin, là-bas, derrière ce liseré de pins, il doit y avoir la mer. Je ne l'entends pas encore mais je devine le bruit des rouleaux qui viennent s'écraser sur la plage.

J'y serais bientôt. »

 

21h15 : « J'ai levé la tête vers le ciel de plomb.

Cela m'a ramené à la réalité... ou plutôt la réalité s'est superposée à mes souvenirs... ou encore c'est ce qui s'est passé tout à l'heure, quand j'ai franchi la barrière de lumière. »

 

21h20 : « Il y a du passé et il y a du présent. Tout s'embrouille.

Je vois un paysage que je connais il me semble... et pourtant il est transformé. C'est la lumière je crois. Elle change tout ce qu'elle atteint. Pendant des années, ce chemin, ces pierres et ces bruits ont habités ma mémoire, intimement mêlés à la douceur de mon enfance. Maintenant, après la guerre, ces visions se superposent à la réalité... Mais ça ne colle plus, il y a un décalage...

La guerre... la guerre là derrière moi... contre je ne sais qui ou quoi... Et toujours ce bruit, ce bruit qui s'accroche à mon cœur ! »

 

21h25 : « Dans les failles de ma mémoire le sang a coulé. Il a empli un grand fossé creusé à petits coups de folie. C'est un fleuve qui coule paisible et infranchissable.

Je crois que je suis revenu, que j'ai fais le tour, que j'ai tout vu et n'ai plus rien à voir. Mais je sais que ce n'est pas possible... je crois... je suppose.

Où est la mer ? »

 

21h30 : « Dans le ciel d'un bleu profond la lune pourrait s'avancer invisible. Elle viendra mordre le soleil... Et dans la pénombre, la quiétude s'infiltrera dans le paysage. La vie submergera tout, la violence et la guerre, le sang et l'ennui.

Je lève encore les yeux, il n'y a rien... peut-être plus tard... »

 

21h40 : « Ça y est, la mer...

Le soleil est toujours accroché en plein milieu du ciel mais je suis arrivé en un endroit tapissé d'épines brunes. Devant moi le petit chemin se glisse dans une pinède accueillante.

A mon avis c'est un signe annonçant la mer... d'ailleurs j'entends déjà le ressac par-dessus les pins. »

 

22h00 : « Il y avait une cabane de pierres dans la pinède. Les pierres étaient anciennes et mal ajustées entre elles, ça avait l'air solide. Je suis entré pour voir, la porte était ouverte. Elle aurait claqué au vent s'il y en avait eu.

Il n'y avait rien ni personne dans la cabane. Je suis ressorti tout de suite parce que j'avais hâte de voir la mer.

Elle est devant moi, tellement étincelante que je dois cligner des yeux. »

 

22h05 : « La mer est un peu agitée et toute blanche sous le soleil. A l'horizon tout se noie dans une brume blanche, on ne peut savoir où commence le ciel ni où fini la mer. Il va faire beau. »

 

22h10 : « Je descends sur la plage, lentement. Mes pieds foulent le sable doux. Je m'assieds, retire mes lourdes bottes de soldat... les abandonne sur le sable.

Je ne peux pas marcher beaucoup plus loin, je suis au bout du chemin. Pas envie de rejoindre la colonne sur le chemin boueux. Peut-être suivre la plage ? »

 

22h15 : « Je regarde la mer.

Un bateau pointera ses voiles sur l'horizon. Il arrivera droit sur ce coin de sable, toutes voiles dehors. Il posera son museau sur la plage, avec un crissement agréable...

Sur le bateau il y aura des hommes et des femmes. Ils ne connaîtront pas la guerre ou l'ignoreront volontairement...

Ils viendront peut-être... me tendront la main par-dessus la flèche de leur bateau... et me proposeront de continuer mon voyage tout droit sur l'océan... »

 

22h20 : « En haut de la plage il y a de grandes maisons abandonnées. Elles sont très blanches sous le soleil, elles ont l'air riche.

Je vais y entrer et attendre la fin de la guerre. Attendre que les bombes ne sifflent plus dans le ciel. Attendre en espérant que les murs blancs ne s'effriteront pas au soleil... - et que les anciens habitants aient laissé quelque chose à manger.

Et puis à la fin de l'attente il faudra que je rentre... que je bouge au moins. »

 

22h30 : « Le vent s'est un peu levé, sur la pointe des pieds, et le soleil perd enfin du terrain dans le ciel. Les vagues déferlent dans un bruit de tonnerre mou.

Mes pieds nus s'enfoncent dans le sable, les maisons s'approchent.

Il n'y a ni lune dans le ciel ni bateau sur l'horizon... »

 

22h35 : « Sur mon chemin un avion s'est écrasé, les ailes bizarrement tordues. Il est comme un vieil oiseau, mort de n'avoir pu s'envoler de nouveau... Autour de sa carcasse noire, le sable a été labouré par mille petits morceaux de ferraille.

De part et d'autre la plage est retournée par les bombes. Je n'avais pas remarqué en arrivant... Maintenant je les entends exploser dans ma tête.

Il y a quelqu'un derrière l'avion écrasé. »

 

22h35 : « Une toute jeune gosse a sauté devant moi.

Je m'arrête. Elle a une mitraillette sur le coté et un bonnet de pilote sur la tête. Ses yeux ne sont pas haineux, seulement déterminés.

Je m'avance, je ne suis plus seul... »

 

 

L'enfant tira et tout devint noir.

Elle regarda le soldat tomber, puis s'approcha pour le regarder de près. Il était tombé sur le dos, les bras écartés. Il n'était pas tout à fait mort, mais gardait les yeux clos... Quand l'enfant fut au-dessus de lui le soldat sourit et remonta ses bras en anneau au-dessus de sa tête. Ils laissaient de grandes marques sur le sable. Quand ses mains furent prêtes à se toucher, il s'arrêta, soupira longuement et mourut.

L'enfant le regarda faire, un peu étonnée, puis elle haussa les épaules et remonta dans les maisons abandonnées en pointant son arme vers le sol.

Quand il n'y eut plus personne sur la plage le soldat se redressa lentement et marcha vers la mer. Il y avait un bateau arrivé sans bruit sur le sable. La lune était devant le soleil. Le soldat embarqua et le bateau disparut dans la brume.