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Chroniques du monde des rêves

Les amants du désordre

La parole des Elfes

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Les amants du désordre (3)

Ça a commencé par l'oubli... puis c'est devenu plus fauve.

Ça a commencé par l'orage aussi. Entre les montagnes. Des grands cris dans le ciel, à faire frémir. Il faisait chaud, à ce moment là, quand ça a commencé.

Je me souviens de l'ambiance lourde, des gouttes sur la fenêtre. Une chambre simple, sans fioritures, faite pour accueillir toutes les chimères. Car il fallait bien les habiller ces murs nus, les peindre, les barioler. Pour flanquer à leur nudité un grand coup de folie. Peut-être est-ce là que ça a commencé, dans la chambre. A cause des murs vides qu'il fallait habiller de folie, de notre folie. Tels sont les lieux. Ils sont importants parce que ce n'aurait pas été pareil ailleurs. Parce que tout est parti du vide de la chambre, de l'oubli.

Midi. On s'enfuit, on grimpe dans une voiture et on est partis, déjà. On arrive dans la chambre, on ne mange presque pas. Pas le temps, pas l'envie. On parle, on se regarde, on fait connaissance. On est mouillés, tous les deux. C'est drôle. On fume. On oublie. On est loin.

On tourne en rond dans la chambre, tout autour. C'est à tour de rôle, ça s'organise comme ça, on ne l'a pas vraiment décidé. Elle s'assied au bout du lit, je suis debout. Je la regarde. La folie coule dans mes veines et arrivera bientôt dans les siennes. J'essaye de bouger, je marche un peu. Un mur, vide. Je tourne, je repars. La fenêtre, avec les grosses gouttes qui viennent s'y écraser. Je la regarde de nouveau, elle, Ange. Elle a la tête en arrière, elle regarde le vide du plafond. Le tabac fume entre ses doigts. Elle tire un peu sur le mégot, puis aspire encore de l'air pour que ça descende jusqu'au fond de ses poumons.

Il n'y a pas beaucoup de bruit, juste la pluie sur la vitre. On ne dit plus rien, on ne bouge même pas. Puis la fumée ressort. Ange débloque sa gorge et la fumée consommée s'élève jusqu'au plafond, comme une gerbe. Je suis toujours immobile, devant la fenêtre. C'est elle qui va bouger, qui va faire reprendre le cours des choses. Elle abaisse son regard du plafond jusqu'à la hauteur où flottent mes yeux. Elle demande de la musique. Facile, je le fais. Ça m'oblige à bouger. Je voudrais continuer de marcher mais je me suis déjà rendu compte que dans cette pièce ça ne servait à rien. Je m'assieds. Elle rit et me tend sa cigarette.

La fumée stagne, elle a envahi toute la chambre, à un mètre du sol. Elle remue, elle zigzague, mais dans l'ensemble, elle reste immobile...

Le lendemain nous avons recommencé, nous sommes partis, nous nous sommes enfuis tous les deux. Nous avons embrassé la folie, nous avons joué, et, petit à petit, c'est la folie qui nous a pris. A force de l'embrasser c'est elle qui nous a pris. La folie a fait courir mes mains sur le corps de la femme. J'ai bu le suc de sa peau de miel, je me suis vautrer sur son corps de mère.

 

Nous nous sommes connus dans cette chambre, close. Nous avons appris à nous regarder et à nous taire. Nous avons appris nos odeurs et nos gestes.

Plus tard nous avons voulu partir, plus loin, quitter la chambre close, trop petite pour la folie de notre vie.

Plus tard encore nous avons compris que sortir ne servirait à rien, que dehors, à porter notre amour sur nos épaules, nous serions encore moins libres que dedans. On ne peut pas montrer un amour comme celui-là. Il est trop fort et trop frêle, les regards extérieurs risqueraient de le détruire.

C'est la folie qui nous a pris je crois. A force de lui tourner autour, de la narguer sans cesse. A force de se laisser sombrer pour se réveiller juste au dernier moment. Elle a fini par nous avoir, par nous absorber tous les deux.

Ivres d'amour et de drogue nous avons tout oublié. Nous sommes partis encore plus loin, jusque sur les rives des pays imaginaires. Nous y avons posés le pied et planté le drapeau de notre amour fugace. Alertés par nos cris et nos rires les elfes sont venus nous chercher...

 

Nous avons embarqué sur un bateau bleu qui avait la capacité de voguer sans bruit. Nous avons voyagé un moment, entourés des elfes silencieux qui contemplaient le lac imaginaire.

Nous avons accosté sous les arbres, il m'a semblé que c'était sur une île au milieu du lac.

 

Les elfes nous ont fait débarquer et nous ont poliment conduits vers l'intérieur des terres. L'un d'eux est reparti sur le bateau bleu, il a aussitôt disparu dans la brume grise.

Toujours en silence, avec même une économie de gestes, les elfes nous ont guidés dans une sorte de forêt parfois très clairsemée, parfois sombre comme dans un cauchemar. Au rythme de la lumière Ange se rapprochait de moi, serrait mon bras dans sa main. J'y trouvais autant de réconfort qu'elle. Dans les clairières elle coupait les liens charnels pour gambader seule dans les herbes hautes, nos regards ne se quittaient pas.

Ainsi en chemin, parfois inquiets, parfois insouciants, notre complicité, notre communion, notre amour pour ainsi dire, n'a fait que grandir. Nos regards sont devenus de plus en plus confiants, chargés... Rapidement nous avons échangé ainsi une foule de sentiments, d'impressions et d'émotions, dont nous ne pouvions parler par respect pour le mutisme de nos hôtes. Au début ça a été laborieux, j'avais sans cesse envie d'utiliser des mots concrets pour commenter le paysage ou tel détail concernant les elfes. Mais plus loin sur le chemin, alors que nous avions pris un rythme de marche plus automatique, je me suis rendu compte que les mots auraient été insuffisants, une gène plutôt. J'avais déjà, en d'autres temps, en d'autres lieux, expérimenté la puissance de ce qui n'est pas dit. Mais jamais aussi nettement, jamais aussi rapidement non plus... je veux dire aussi rapidement par rapport à quelqu'un. Ce silence forcé, au moins suggéré par les elfes, nous a réellement fait développer une communication - ou une communion encore ? - que les verbiages citadins nous empêchaient de pratiquer avant...

Nous marchions beaucoup plus facilement aussi, comme si pour ça aussi nous avions retrouvé des habitudes effacées par la ville. Les elfes en étaient heureux, ils le témoignaient en se retournant tour à tour pour nous encourager d'un sourire. Ca faisait du bien car ils nous donnaient ainsi l'impression de nous admettre un peu plus dans leur communauté. Je ne les connaissais pas, je... A cette occasion je me suis demandé ce qui avait provoqué notre rencontre, Ange et moi, les elfes et nous... Pourquoi étaient-ils venus, si loin semble-t-il de leur foyer ? Sont-ils venus pour nous chercher ou étaient-ils là par hasard ? Les avons-nous appelés d'une façon ou d'une autre ? Je ne saurais le dire à ce jour... je n'ai pas su leur demander... Je crois maintenant que les elfes sont partout. On ne les voit pas, on ne les entend pas... mais ils sont là, derrière nous, toujours. D'une part il s'est trouvé que nos chemins se sont croisés, d'autre part nous avons dû, Ange et moi, par notre attitude et notre état d'esprit, les pousser à se dévoiler, à nous emmener avec eux. Ils ne nous ont jamais forcés, pas même influencés, ils ne nous ont rien dit. Ils étaient là simplement et il s'est trouvé qu'en ce jour, à cette heure, nous suivions la même voie.

 

Je ne sais pas combien de temps a duré ce voyage silencieux, je n'ai pas fait attention. En fait, malgré les paysages parfois sombres, nous nous sentions bien, Ange et moi, nous profitions d'un amour paisible, entourés de gens aimables. Nous échangions des pensées muettes, parfois nous éclations de rire sur un regard. Les elfes ne s'en inquiétaient pas, au contraire. Leur mutisme n'est pas une contrainte mais une façon de vivre. Il m'a semblé que notre premier rire, le premier que nous n'avons pas étouffé, à marquer la fin du silence. Pas du mutisme, ils ne nous ont pas parlé pour autant, ils ne voulaient pas encore nous impressionner, nous serions peut-être partis. Non, pas des mots, mais un chant, un très beau chant, un chant d'elfes. A la nuit tombée, une partie d'entre eux ont chantés en cœur. Je sais maintenant que c'était une sorte de prière, de ce que nous, humains, nous appelons une prière, car eux n'emploieraient pas ce mot... ils en ont un autre... qui signifie plutôt "action" ou "accord"...

Je ne sais pas combien de temps a duré ce voyage mais j'ai vu passer au moins une nuit, au moins une fois la lune a remplacé le soleil. C'est en cet honneur que les elfes ont chantés. Je sais aussi que nous ne nous sommes pas arrêtés. Nous n'étions pas fatigués par la marche, pas plus que nos hôtes. C'était automatique, naturel, nous étions portés. C'était une marche automatique malgré les irrégularités du sol. Nous avons bu et nous avons mangé tout en marchant, et les forces revenaient comme si elles ne voulaient jamais vraiment partir. Peut-être aussi était-ce les chants qui nous supportaient, ou simplement la présence des elfes... qui peut savoir ? Eux-mêmes je crois ne le savent pas, tout cela leur semble normal.

 

Quand nous sommes arrivés, je tenais Ange par la taille et elle promenait sa main dans mon dos en regardant le sol d'un air pensif. J'ai vu le village avant elle à cause de çà. Pour la première fois je me suis demandé ce que je faisais là, pour la première fois je me suis étonné du voyage. J'ai relevé la tête d'Ange pour qu'elle voie la même chose que moi, et pour déceler sur son visage les mêmes sentiments.

 

A la suite de cela je me suis retrouvé seul. Les armes aux pieds, seul dans une immense plaine. Il y avait au fond de mon oeil le reflet d'une lumière, issue d'un souvenir qui plane à l'arrière de ma tête.