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Lire > Chapitre 4 :

4.

Au bout du compte je me suis endormi… Une fois de plus…

J'ouvre les yeux, et les referme immédiatement en tournant violemment la tête. Cette fois, je suis en plein soleil, un soleil de dix heures qui commence à taper fort. Je suis allongé sur l'herbe, dans une petite clairière bordée d'arbres et de rochers.

 

Au début, on ne peut pas vraiment dire que je réalise où je suis… Puis ça revient.

Il y a deux histoires dans ma tête : une dans laquelle je me suis fait tabasser par trois jeunes qui paraissaient sympas, l'autre où j'ai été enlevé par des extraterrestres.

C'est dur, comme ça, au réveil. On a du mal à recoller les morceaux, et il n'y a pas l'ombre d'un café en vue, pas même une thermos. Je décide de remettre à plus tard l'éclaircissement des événements de la veille.

Déjà je sais où je suis : dans la clairière derrière la colline et la petite maison… Plus loin il y a la route.

Et je sais ce que je dois faire : repasser vite fait à la plantation puis rentrer chez moi, en train, pour éviter les galères.

C'est plus cher le train, mais bon, vu que j'ai déjà perdu une journée, que je me suis fait piquer mon sac, et que j'en ai un peu marre de ce voyage, ça fera l'affaire. Je ne m'inquiète pas pour l'argent, il y a toujours une solution. Mais d'abord une chose : je dois passer récupérer mes chaussures abandonnées sur le chemin.

Je sors donc de la clairière pour reprendre le petit chemin de terre. Je remonte un peu sur la gauche et retrouve les chaussures là où je les avais laissées. Elles sont trempées par la rosée, une sacrée rosée même. Mouillées et froides, mais intactes. Je les enfile difficilement puis rebrousse chemin pour remonter vers la maison.

 

Arrivé dans la cour, j'ai bien l'impression qu'une partie de l'histoire, la fin, est un rêve, mais je ne sais pas où il commence…

Depuis cette esplanade, j'ai vu des lumières, à ce moment-là, j'étais dans la réalité. Ensuite je suis descendu et j'ai vu la grosse lumière… Était-ce encore réel ? Certainement puisque je me suis réveillé dans la clairière, pas sur le chemin. Et j'ai bien retrouvé mes chaussures là où je me souvenais de les avoir laissées.

Je ne vois pas où ça a pu déraper.

Je décide d'aller m'asseoir sur le banc pour essayer de retrouver le même point de vue que la veille, bien qu'on soit maintenant en plein jour.

 

Je vois la vallée, mieux découpée. J'aperçois même le chemin qui émerge de la forêt, à droite de la clairière. Rien de spécial, pas d'inspiration particulière, je ne comprends toujours pas.

Une voix, derrière moi, dans la maison, crie :

« Eh, jeune homme, tu veux un p'tit café ? »

Surpris, je me lève du banc, me retourne, et regarde à travers la fenêtre béante, défoncée.

Il y a un homme assez âgé, assis sur une grosse pierre, devant un petit feu sur lequel une bouilloire fume. Je souris et réponds par un oui de la tête et un regard gourmand.

C'est ce qu'il me faut pour commencer la journée. Avec une petite clope… Je vérifie que mon paquet de tabac est dans ma poche.

L'histoire du paquet de tabac remonte avec fracas de ma mémoire. Encore une énigme : pourquoi est-il dans ma poche et pas dans la clairière ?

Le vieux me répond d'un geste amical qui veut dire « Arrive. » J'y cours.

 

En silence je pousse une pierre autour du feu et m'assois dessus, en face du gars. Je dis bonjour de la tête, et de vive voix : « Merci pour le café. » Il ne répond pas, me tend un petit gobelet en me regardant dans les yeux. Ça vaut tous les mots.

Quand j'ai eu fini ma deuxième tasse de café, le vieux a commencé à éteindre son feu, et je me suis décidé à causer un peu.

« Vous habitez ici ? »

Je me dis qu'il m'a peut-être vu hier soir, ou qu'il a peut-être vu les lumières dans la forêt…

« Non, ne le dis pas aux gendarmes, mais je suis juste passé par ici pour ramasser mes collets.

- Vous venez souvent ?

- Pour chasser, c'est un bon coin. Il n'y a jamais personne par ici ! J'ai été étonné de te voir, tu n'as pas l'air d'un chasseur. »

Je n'ai pas envie de me lancer dans le récit de toute l'histoire alors je résume.

« Pour faire court, disons que j'étais avec des gens dans une voiture, sur la route en bas, et ils m'ont foutu dehors. Après je suis venu ici, pour dormir tranquille.

- Mais tu dormais dans la clairière, en bas, je t'y ai vu tôt ce matin…

- Oui… En fait j'étais monté ici et j'ai vu des lumières en bas, alors je suis allé voir. Et puis j'ai dû m'endormir dans la clairière. Vous n'avez pas vu des lumières hier soir ?

- Oh non ! Je n'étais pas ici, hier soir... J'étais chez moi, gamin, dans mon lit... Mais c'est pas la première fois que j'entends dire qu'il y a des lumières dans les bois. Des feux follets, des farfadets, y'a le choix ! »

Il doit partir, je lui dis que je dois retourner dans le village où j'ai ma plantation. Il rigole à cette idée et me dit que le boulanger ne va pas tarder, il va passer sur la route en bas, il acceptera sûrement de me déposer au village voisin et, de là, je pourrai prendre un bus.

Je réponds au hasard, sans arrière-pensée, que je n'ai pas un sou, puisque je me suis fait dépouiller, je ferai donc plutôt du stop.

Il se met à fouiller dans ses poches et me tend un billet. J'essaie de refuser du mieux que je peux, arguant que je me débrouillerai bien en stop, rien n'y fait. Je prends le billet. Il ne faut pas rejeter une main tendue avec autant d'ardeur.

Stupidement, je me sens redevable de quelque chose, et, comme je n'ai rien à offrir, je commence à parler du sentiment étrange que j'ai eu, avec les extraterrestres et un rêve.

« Écoute, gamin, moi je dis que les extraterrestres on n'a pas besoin de ça, on a déjà assez d'ennuis avec les terrestres. Et puis pour les rêves, j'ai déjà eu cette sensation, c'est vrai que des fois on ne voit pas bien la différence… Y'a un ou deux trucs comme ça, je ne me souviens pas si je les ai vraiment vécus ou si ce sont des rêves, ou encore si quelqu'un m'a raconté l'histoire. Peu importe en fait, parce que dans tous les cas cela fait partie de ta propre histoire, il faut en tenir compte… »

Il me regarde une à deux secondes, puis, immédiatement :

« Je dois partir. »

Il ramasse ses affaires vite fait, donne un coup de pied dans le feu puis me serre la main en souriant.

Alors qu'il s'en va, il se retourne, lève le bras en signe d'au revoir et reprend son chemin. Il y a des gens qui vous remontent le moral.

Resté seul sur l'esplanade, je regarde le paysage alentour. C'est très calme, assez beau, rayonnant. Je vois la route partir en sinuant d'un côté et de l'autre, la route sur laquelle je me suis fait dépouiller, mais je ne lui en garde pas rancune.

Au loin, à droite, je vois une camionnette blanche peiner dans une côte. Repensant à ce que m'a dit le vieux, je dévale le petit chemin pour héler le boulanger.

 

J'arrive à la ferme en début de soirée.

Dans la journée j'ai pris : la camionnette du boulanger, un client du boulanger qui m'a mené jusqu'au bus, puis le bus, puis encore un ami d'un des passagers du bus qui m'a amené jusqu'ici.

C'est un sacré périple pour revenir là où j'étais déjà hier soir. Peu importe, soyons positifs. Je me dis que je n'avais pas eu assez le temps de discuter avec Gérard, c'est l'occasion de corriger le tir.

Le Gérard, il est un peu surpris de me voir revenir. Disons qu'il sourit, mais il y a quelque chose qui cloche, comme si mon retour allait tellement à l'encontre des habitudes qu'il ne pouvait que cacher un malheur.

« Ben mon dieu, qu'est-ce qui t'est arrivé pour que tu sois déjà de retour ? »

J'adore comme ce gars est franc. Là où tout citadin renfrogné aurait fait mine d'être super content en attendant qu'une explication sorte naturellement, lui il me demande direct ce que je fais là. Il dit ce qu'il pense, lui.

« Je t'expliquerai tout à l'heure, j'ai eu quelques problèmes, pas graves, mais bon, j'ai préféré revenir. Je repartirai demain par le train, si tu peux m'emmener à la gare…

- Pas de problèmes, je t'emmènerai.

- Je vais prendre une douche là, j'ai dormi dehors. Je te rejoins pour l'apéro, et je te raconte tout ça, si tu veux… »

Il acquiesce et se retourne sans attendre de réponse, me laissant de fait la voie libre pour aller à la douche, chez lui.

 

Douché, détendu, rafraîchi, je descends rejoindre Gérard un peu plus tard. Il est assis à une table massive en bois brut, patinée. Des verres, une bouteille de pastis et une carafe d'eau. Tranquille, il est déjà en train de siroter un petit verre, le regard dans le vague, ou sur la porte de placard qui lui fait face.

C'est un gars qui a les pieds sur terre, je m'en suis rendu compte quand j'ai négocié la parcelle de champ, quelques années plus tôt. Moi pas du tout, j'ai plus la tête dans les nuages que les pieds sur terre. Je sais que je l'amuse, voir un jeune citadin comme moi venir cultiver un bout de terrain ici, ça l'amuse. Comme ça amuse tout le monde…

Quand je suis arrivé chez lui, en tant que saisonnier, le travail de la terre ne m'était pas du tout familier. J'étais un peu la catastrophe saisonnière. Pour commencer, je n'avais rien prévu pour dormir, ce qui fait que j'ai dû squatter sa grange. Et surtout, je n'avais jamais rencontré un jar : ma première rencontre avec l'animal a fait rire tout le monde.

Je m'assieds, Gérard me regarde sans un mot. Il désigne d'un regard les verres et la bouteille posés sur la table. Je me prépare un petit pastis léger pour commencer la soirée, puis je sors mon paquet de tabac et commence à rouler.

Je me sens très détendu, je me retrouve dans une situation rassurante, par comparaison aux aléas de la nuit dernière. Je roule ma clope d'un air rêveur en pensant aux événements que j'ai traversés depuis hier. Mes doigts vont et viennent en pressant légèrement, le papier crisse doucement dans le calme de la nuit tombante. C'est une activité propice à la rêvasserie, à la méditation même, en poussant un peu.

Gérard attend que j'aie fini, il doit se douter du sens de mes pensées, car il demande :

« Alors, qu'est-ce qui t'est arrivé depuis avant-hier ? »

Je ne relève pas le "avant-hier".

Je lui explique mon départ et la rencontre des jeunes qui m'ont proposé de me ramener. Puis je raconte qu'ils m'ont agressé et m'ont jeté sur la route. Je ne dis pas que c'était à cause de l'herbe, parce que je sais Gérard assez inquiet des voleurs d'herbe – plus que des gendarmes, qu'il connaît bien.

Je n'ose pas non plus lui parler de ce qui s'est passé dans la nuit, je n'en suis moi-même pas très sûr et je pense que ça le ferait plus rire qu'autre chose. Je suis trop perdu dans cette histoire pour supporter une hilarité moqueuse. Je finis donc le récit dans le vague.

« Et voilà, j'ai dormi dans la campagne. J'ai d'ailleurs passé une assez mauvaise nuit, et j'ai décidé de revenir ici parce que, du coup, comme ils m'ont pris mon sac, je n'avais plus d'herbe. »

Gérard me regarde sans dire un mot. Je vois bien qu'il attend quelque chose de plus, son regard exprime une vague question, et ça prend de l'ampleur quand il se rend compte que, de mon côté, j'ai tout raconté.

« Et tu as dormi pendant plus d'une journée ?

- Ben non ! J'ai dû m'endormir vers le milieu de la nuit et j'ai été réveillé par le soleil. Et après, dans la journée, je suis revenu ici.

- Alors tu avais déjà passé une nuit ailleurs ?

- Mais non enfin, je suis parti d'ici hier après-midi, les gars m'ont fracassé hier soir et je suis revenu aujourd'hui. C'est clair.

- Non, ça ne marche pas…

- Je suis bien parti d'ici hier après-midi, tu es d'accord avec ça ?

- Non

- …

- Tu es parti avant-hier après-midi, pas hier. Je sais bien, j'ai travaillé toute la journée. »

Je comprends mieux l'expression "bouche bée". Je crois que je n'en avais jamais perçu toute la justesse.

J'ai la bouche entre-ouverte, j'aimerais bien répondre quelque chose, mais à l'arrière, dans mon cerveau, tout est en train de tomber, ça n'en finit pas de tomber. Chaque mot que je voudrais prononcer tombe avant d'avoir franchi mes lèvres, parce qu'il n'est pas logique, pas adapté à la situation. Tous mes neurones sont d'accord : ce n'est pas possible.

Déjà cette histoire d'extraterrestre j'ai du mal à l'intégrer, pour le moment je la tiens à distance en me disant qu'il doit s'agir d'un rêve…

Je choisis donc la fuite :

« Non… Tu me fais marcher. C'est pas possible…

- Oh, Johnny tu me fatigues, t'avais encore trop fumé ! Si je te dis que tu es parti avant-hier c'est que tu es parti avant-hier. »

C'est vrai que je ne vois pas trop Gérard en train de me monter un bobard comme ça. Ce n'est pas son genre, il est trop franc.

Mon cerveau s'est un peu calmé. Tout est par terre, certes, mais on a trouvé de nouvelles étagères, avec un jour en plus, et on essaie de tout ranger, moi et mes neurones.

Gérard attend toujours quelque chose, un peu énervé maintenant.

« Écoute, Gérard, je ne sais pas ce qui s'est passé. Vraiment. Pour moi, la vérité c'est ce que je t'ai raconté. Maintenant tu me dis qu'il y a un jour en plus, ok, je te crois. Mais je ne sais pas où il est passé ce jour. Peut-être que les gars m'ont tapé fort et que je suis resté allongé toute la journée sur le bord de la route, mais franchement j'en doute : quelqu'un m'aurait vu. Et je n'ai aucune blessure… »

Ce détail ne m'avait pas encore frappé, mais il est vrai qu'il ne me reste aucune blessure. Je ne ressens même pas une courbature. Je suis un peu fatigué de la journée de voyage, mais globalement très en forme.

« Bon, je vais tout te raconter et on va essayer de voir ce qui s'est passé, dis-je.

- Ouais, vas-y, répond-il, encore dubitatif.

- Je te préviens que je n'y crois pas moi-même. En fait un moment j'ai dû m'endormir mais je ne sais pas où… Alors je te dis tout ce que j'ai dans la tête, ne te moque pas de moi. Et je te dis tout de suite que je n'avais pas trop fumé… Tout ce que je te dis est vrai… C'est ce que je crois vrai en tout cas. »

 

Je lui raconte tout, exactement comme je l'ai vécu. Il rit un peu quand je parle de la soucoupe qui part dans le ciel, mais pas trop.

Je me rends compte que moi-même je n'ai jamais cru à cette histoire d'extraterrestres. À ce seul moment, quand j'ai vu la soucoupe aspirée dans le ciel, j'y ai pensé, après j'ai classé l'événement dans la catégorie des rêves.

En racontant l'histoire, et avec ce problème de jour perdu, ça me semble plus réel. J'ai l'impression que c'est un moment de vécu. Peut-être un de ces rêves plus percutants que les autres...

Et je ne me souviens pas de m'être endormi, de m'être couché dans la clairière, pas avant d'avoir vu la soucoupe.

Je mets un certain temps à tout raconter à Gérard. Des fois je m'interromps, perdu dans mes pensées. Il boit un coup et je continue.

Quand je finis par dire que je suis arrivé chez lui, il y a un grand silence. Les verres sont vides, il remédie au problème.

« Voilà, tu sais tout… Maintenant si tu penses que je suis un taré dis-le tout de suite… Moi je n'en sais rien… Je sais juste qu'un jour entier a disparu là-dedans, mais je ne sais pas où. Sans cette histoire de jour, je penserais que j'ai déliré… Mais ça je ne comprends pas… Peut-être que les gars de la voiture m'ont drogué, à mon insu, avec un truc trop fort, un truc pas bon… Peut-être que j'ai pété un plomb… Peut-être que je suis mort même, peut-être que je rêve encore, en ce moment… Tu me vois ? Je suis là ?… Ou peut-être que c'est vrai, que j'ai vraiment été enlevé par des extraterrestres… Après tout pourquoi pas, ce n'est pas plus délirant que le reste… »

Gérard sourit, il semble se détendre pour la première fois depuis le début de mon récit. Mais je vois bien qu'il rit de bonne humeur, de ce que je viens de dire mais pas de tout le récit. Ça m'étonne un peu, mais il semble prendre mon histoire au sérieux. En tout cas il croit ce que je viens de raconter, et, comme moi, il ne sait pas ce qui est réel et ce qui ne l'est pas.

Il prend enfin la parole. C'est son tour, moi je n'ai plus rien à dire. Il parle sur un ton que je ne lui connaissais pas, moins bourru, plus enfantin, comme il devait parler quand, jeune, il s'inventait des histoires.

« Mon ami, il faudrait faire une enquête. Il faut trouver des preuves de tout ce que tu racontes, comme ça on trouvera peut-être où tu as dormi. On va y aller maintenant, il n'est pas encore trop tard pour la soirée, et demain j'ai du boulot… »

 

Ce gars est étonnant. J'avais peur qu'il ne prenne pas mon histoire au sérieux et le voilà qui propose de faire une enquête, qui prend les choses en main. Je sens de la chaleur humaine émaner de lui, ça me réchauffe.

Je me rends compte à quel point, depuis ce matin, j'ai nié cette histoire, j'ai refusé de me poser le problème froidement. Parce que je devais trouver ça trop dérangeant. J'aurais pu essayer de chercher des indices, inspecter le terrain, mais je suis parti directement, essayant avant tout de reprendre le cours d'une hypothétique vie normale.

Il fallait bien que je raconte l'histoire à une pensée froide en face de moi pour le voir.

Maintenant exalté, réchauffé par l'alcool et l'humanité de Gérard, la nécessité de retourner sur les lieux m'apparaît comme une évidence.

Seul, je n'irais peut-être pas en pleine nuit, je craindrais que ça recommence et que je ne sois pas plus avancé. Mais, avec Gérard, ça sera de toute manière différent puisque nous serons deux.

« Super idée. On va retourner là-bas, il faut que je retrouve où c'est… Ça ne te gêne pas trop pour le boulot demain ? Tu ne vas pas beaucoup dormir…

- Oh ça ira, et puis, si on rentre trop tard, tu pourras rester un peu pour me donner un coup de main…

- Pas de problème. Et merci mon ami, ça me fait plaisir de faire ça avec toi, et ça me fera plaisir de d'aider en retour ! »

Je lui devrai bien ça…

 

Une dizaine de minutes plus tard nous avons démarré la camionnette et nous sommes sur la route. J'ai une grande carte étalée sur les genoux et j'essaie de localiser l'endroit du litige avec une lampe torche.

J'ai dit à Gérard de partir sur la route que j'avais d'abord prise à pied, puis vers le village où j'avais rencontré les jeunes. De là, il faut que je retrouve la route qu'ils ont empruntée et l'endroit où ils m'ont jeté.

Je pourrais faire des recoupements avec mon trajet retour mais j'étais un peu dans les vapes et je n'ai pas remarqué les noms des villages que j'ai traversés.

Je pourrais aussi essayer de retrouver le coin par rapport à la topographie, mais des vallées entre deux collines, il y en a beaucoup…

La camionnette saute sur la route et ça ne me facilite pas la tâche. La carte bouge sans arrêt sur mes genoux. Je suis obligé de me pencher dessus, de la coincer entre mon ventre et mes coudes, et de tenir la lampe torche dans ma bouche, au risque de me l'enfoncer dans la gorge à chaque soubresaut.

Mais je dois être béni ce soir, car dans un bref passage du faisceau lumineux, je vois le coin.

Je suivais un hypothétique trajet en direction de la capitale et, sur la droite, j'ai reconnu le tracé de la vallée, avec la petite maison représentée comme un monument historique, à la pointe de la colline. Je vois les tracés bleus se rapprocher pour dessiner la vallée et même un petit serpent en pointillé qui doit représenter le chemin incurvé qui y descend.

J'annonce la bonne nouvelle à Gérard et il s'arrête au milieu de la route pour que je lui montre.

Je lui demande d'arriver par la même route pour qu'on puisse voir l'endroit où les jeunes m'ont enfoncé la tête dans la boue, non que je veuille absolument revoir ce coin, mais parce que c'est le début de l'histoire et qu'il est naturel de commencer par le début.

Puis je le supplie de ne pas rester arrêté en plein milieu de la route.

 

Nous roulons sans un mot pendant une bonne heure. J'essaie de reconnaître le chemin dans la nuit, mais on n'y voit presque rien et mon regard ne croise aucun paysage connu. Gérard me pose une ou deux questions de temps en temps, juste ce qu'il faut pour que je sois sûr qu'il pense à mon histoire depuis notre départ.

« Tu dis que la soucoupe a été aspirée dans le ciel ?

- Oui, c'est ça, aspirée… C'est parti d'un seul coup, très vite, sans un souffle et presque sans bruit. Je sais, c'est pas croyable, mais bon, c'est comme ça. »

Je ne mets pas beaucoup d'entrain à répondre, j'ai l'impression qu'en racontant toute l'histoire je m'en suis un peu vidé. Je n'ai rien à ajouter, tout a été dit. Maintenant j'attends de voir s'il reste des traces, quelques preuves… Je suis entièrement tourné vers ça. Par où commencer ? Que faut-il chercher ?

Gérard, lui, est encore sur l'histoire parce qu'il ne l'a pas vécue, il n'a pas eu le temps d'assimiler. Je ne sais même pas s'il y croit.

Je suis notre progression sur la carte, d'abord vaguement, puis de plus en plus souvent au fur et à mesure que nous approchons.

À force, j'ai l'impression que nous n'avançons pas, que même le temps ne veut pas couler. J'essaie de suivre les courbes de la petite route, de prendre des repères au loin.

Je demande à Gérard de ralentir après un tournant qui, si j'ai bien suivi, précède la route sur laquelle les trois tarés m'ont foutu dehors.

Je vois maintenant la colline et la petite maison au bout. J'ai l'impression de revivre la soirée. La camionnette avance au pas, je me penche par la fenêtre et scrute le bord de la route que je balaie du faisceau de la lampe torche. Plusieurs fois je crois reconnaître le coin, ou l'angle de vue, quand je regarde la maison. Mais je ne reconnais rien et nous arrivons au chemin qui part sur la droite vers la colline.

Gérard stoppe la camionnette.

 

Quand nous arrivons à la maison, je propose de faire une pause pour observer le paysage. Il n'a pas l'air enchanté, mais ne s'oppose pas, il me laisse juge.

Le ciel est toujours clair et, ce soir, la lune est déjà levée, plus pleine. La maison a l'air aussi calme et il n'y a aucune lueur dans la vallée. Je regarde le ciel en espérant que, si ces extraterrestres me regardent, ils fassent un signe. Rien.

La vallée est là, en bas, elle m'attire. Le chemin qui descend part sur le bord de l'esplanade. Je revois la descente, certainement plus facile ce soir avec l'aide des lampes torches. Nous descendons.

Je recommence à commenter l'histoire, peut-être parce que je ne supporte pas le silence. Je suis trop impatient, trop exalté pour rester muet, il faut que je remplisse l'air de paroles, pour évacuer.

« Voilà, nous arrivons. J'ai juste continué à marcher un peu et je suis revenu vers la clairière qui doit être là derrière.

- On refait le même trajet ?

- Ben oui, je crois que c'est le mieux. Après on reviendra en bas dans la clairière pour regarder tout, mais pour commencer, il vaut mieux faire le même trajet. Comme ça je pourrai peut-être reconnaître un truc, je sais pas… N'importe quoi…

- Mais qu'est-ce que tu cherches, qu'est-ce que tu comptes trouver ? Je pensais qu'on allait seulement regarder cette trappe.

- Quelle trappe ?

- La trappe quoi ! Celle que t'as vu sur le rocher, où les gars descendaient pour déménager je ne sais quoi !

- Ah oui, la trappe… Je n'y pensais presque plus… On verra, de toute manière y'en a pas pour longtemps. »

J'avance un peu plus, jusqu'à l'endroit où je suis parti sur les rochers. Je les escalade une deuxième fois, tout en criant à Gérard de me rejoindre dans la clairière.

 

Il n'y a rien à remarquer sur les rochers. Je vois Gérard qui attend un peu plus loin, dans l'herbe. Je lui dis de s'approcher pendant que je m'allonge pour reprendre la même position, mais je ne sors que la tête : je serais capable de tomber une nouvelle fois.

Quand je regarde en bas, je ne vois aucune trappe, aucun couvercle de trappe, rien. Mais il y a tout de même quelque chose qui me frappe, comme une perspective bizarre, surtout depuis que Gérard est là en bas à me regarder, blasé.

En fait il me semble petit, le Gérard. C'est pourtant un gars massif quand on l'a devant soi, mais par rapport aux silhouettes de l'avant-veille, il est plus petit, certes trapu, mais indéniablement plus petit. Et aussi je suis plus haut que je ne le pensais, plus de cinq mètres. D'ailleurs je préfère repartir par où je suis venu plutôt que de rejoindre Gérard en descendant directement.

En arrivant en bas je constate que les rochers forment une falaise assez impressionnante. Il est très étrange qu'une telle chute ne m'ait laissé aucune blessure. Je demande à Gérard combien il mesure, un mètre quatre-vingt. C'est ce que je craignais, il est plutôt grand, mon pote Gérard.

Je commence à trouver quelques indices, d'abord les silhouettes que j'ai vues devaient mesurer plus de deux mètres, ensuite il est tout à fait improbable que je ne me sois rien cassé après une chute de cinq mètres. J'en fais part à Gérard, de plus en plus sceptique.

« Justement, t'es peut-être resté dans les vapes pendant toute la journée, après ta chute. Ça expliquerait la journée en plus et peut-être aussi tes hallucinations. »

Je n'en crois pas mes oreilles, plus je suis sûr de mon coup, plus il a du mal à l'admettre.

« Et comment, à ton avis, me serais-je retrouvé au milieu de la clairière ? Et comment mon paquet de tabac s'est-il retrouvé dans ma poche ? Et pourquoi n'ai-je aucune blessure ?

- Peut-être que tu t'es relevé juste après la chute, des fois ça arrive qu'on ait de la chance… Peut-être que tu t'es relevé, que t'as ramassé ton paquet de tabac et qu'après t'as perdu connaissance dans la clairière…

- Et tu trouves ça plausible ? Plus plausible que de parler d'extraterrestres ?

- Ça s'est déjà vu, je l'ai lu dans les revues de ma femme. Des extraterrestres par contre je n'en ai jamais vu la queue d'un !

- Oui, c'est ça ! Et les lumières que j'avais vues avant ? Je n'étais pas dans les vapes avant de tomber. Et les gens que j'ai vus, ils viennent d'où ?

- Ah ça, moi je ne sais pas… T'avais peut-être commencé à délirer, qu'est-ce que je peux en savoir. Tout ce que je dis c'est que pour l'instant, t'as aucune preuve. D'ailleurs, y'a pas de trappe. »

Je regarde les rochers. Effectivement il n'y a pas de trappe, même vu d'ici. Il n'y a même plus le rocher qui la cachait, plus rien. Il n'y a qu'une grosse pierre plate. Je m'accroupis pour regarder de près. Je la palpe. Elle semble naturelle, pas de tracé régulier, pas de découpe. Je me relève et jette un regard désabusé à Gérard. Pour moi les choses deviennent de plus en plus réelles, l'enjeu est de le convaincre. Mais je ne sais vraiment pas comment…

J'abandonne mon ami pour ausculter les alentours dans le mince pinceau lumineux qui jaillit de la lampe torche. Je marche en suivant le chemin que les visiteurs empruntaient. Il me semble que l'herbe a été foulée, mais ce n'est pas net. J'avance en suivant la falaise puis dans la direction où je voyais la lumière, la base de la soucoupe volante.

Et là je vois ce que j'étais venu chercher, un indice qui, pour moi au moins, prouve que ce que j'ai vu était réel.

Sur deux bons mètres de diamètre, l'herbe est jaunie. Je me retourne pour voir la direction et ça semble coller. Pour vérifier, je cours remonter sur les rochers et je pointe ma lampe vers l'endroit où je voyais la lumière l'avant-veille.

Ça tombe en plein dessus.

 

Je redescends vers Gérard avec un grand sourire. Il me questionne du regard. Je n'ai même pas envie d'essayer de le convaincre, pour moi c'est devenu trop évident. Et puis la tâche jaune n'est pas assez régulière, il pensera que c'est naturel, peut-être un trou de soleil qui brûle l'herbe. Il n'a pas vécu tout ça, lui. Il ne peut pas comprendre que tout s'emboîte parfaitement, que c'est tellement parfait que ça ne peut être que la vérité.

Comme il me regarde toujours en exprimant la plus totale incompréhension, je lui montre tout de même la tache.

« C'est ça qui te rend si joyeux… C'est rien, c'est n'importe quoi, c'est juste…

- Peu importe, on peut rentrer. De toutes manières on ne trouvera rien d'autre.

- Là je suis d'accord ! J'essaie même plus de comprendre… »

Moi, je commence seulement.

 

Nous sommes repartis vers la camionnette et avons fait demi-tour pour rentrer.

Nous avons parlé d'autres choses, il n'y avait plus rien à dire et j'avais envie de me changer les idées. Puis Gérard s'est concentré sur la route et j'ai un peu fait le point.

Pour moi le voile est levé, toute l'histoire est vraie. Mais que dois-je faire maintenant ?

Je vais en parler à quelqu'un. À qui ? J'ai bien vu que Gérard ne me croyait plus du tout. Au début oui, parce que c'est un ami, mais en fait, il espérait me prouver que j'avais rêvé. Qu'est-ce qui va changer dans ma vie ? Est-ce qu'il faut que je lise des bouquins sur les ovnis ? Lesquels ? Pourquoi est-ce que ça m'est arrivé ? Est-ce courant ?

Et surtout, surtout, comment pourrai-je à nouveau les rencontrer, ces extraterrestres ?

J'ai maintenant tant de questions à leur poser !