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Lire > Chapitre 9 :

9.

Trois mois plus tard je suis en pleine mer.

Je tiens la barre seul, tout le monde dort. Il fait nuit, mais il ne fait pas froid, nous sommes déjà bien au sud.

Je n'aurais jamais cru, avant d'essayer, que je puisse devenir marin. Non que je sois totalement aguerri – on dit amariné, mais quand même, je tiens la barre seul, on me fait confiance.

 

C'est allé assez vite, j'ai rapidement trouvé deux bateaux qui traversaient l'Atlantique, l'un pour le Brésil, l'autre pour Panama.

Celui du Brésil, je ne me suis pas entendu avec le couple, ils m'ont trouvé trop… populaire.

L'autre, celui pour Panama, c'est un couple aussi, mais ils font un convoyage. Le bateau ne leur appartient pas, ils l'amènent à son propriétaire jusqu'au milieu du Pacifique. Avec eux, ça a été tout de suite plus agréable. Nous vivons dans le même monde, à peu de choses près, je veux dire, nous vivons dans le monde, pas dans une espèce de chimère sociétale.

Nous avons conclu l'affaire, c'est-à-dire le départ, et ils m'ont donné rendez-vous un matin, dans une ville au bord de mer, le plus à l'ouest possible.

Rien de plus simple effectivement, comme me l'avait prédit Vania.

Il ne me restait qu'à patienter les trois mois qui me séparaient du rendez-vous, avec une exaltation croissante, bien entendu.

 

Je suis resté chez Vania pendant tout ce temps. Nous nous entendons bien, nous avons beaucoup discuté, mais, par une série de hasards que je ne m'explique pas, nous n'avons jamais couché ensemble.

Sur ce bateau, dans la nuit, je pense beaucoup à elle, j'aimerais bien qu'elle soit là quelques instants, je pourrais lui montrer comme les étoiles sont belles en mer.

 

En trois mois, je me suis quand même constitué une jolie cagnotte pour subsister pendant le voyage. Un peu pour participer au ravitaillement du bateau, mais surtout des réserves importantes pour le trajet à terre.

Je n'ai qu'une petite somme sur moi, en dollars, j'ai laissé le principal sur le compte de Vania, qui m'a gentiment fait faire une carte de crédit.

C'est que tout de même, au bout de trois mois, nous commençons à former un petit couple, malgré les apparences.

Puis je me suis retrouvé, le matin convenu, sur le bord du quai, attendant de pied ferme le passeur qui me mènerait de l'autre côté de l'océan.

 

Au début j'ai été légèrement malade, il paraît que c'est normal.

J'ai voulu aller me coucher mais mes deux coéquipiers m'ont pratiquement forcé à rester sur le pont. Ils m'ont donné des madeleines à manger, je ne comprenais pas pourquoi. Après j'ai compris, c'est tout simple et terriblement pragmatique : les madeleines, c'est bon à vomir, il faut le savoir.

Vers midi, ça allait déjà mieux. Je me sentais plutôt bien, mis à part que, par ma maladresse, je mettais en danger la vie de l'équipage à chacun de mes déplacements.

Le soir, j'ai eu de la chance, le temps était calme et j'ai pu dormir. Au matin, quand je me suis réveillé à l'odeur du café, je me sentais tout à fait au point. D'ailleurs la nuit suivante, calme aussi, j'ai pris mon premier quart de nuit.

Ce qui est le plus difficile, la nuit, c'est de garder les yeux bien ouverts sur le compas. Le truc est illuminé pour qu'on puisse lire la direction, mais, avec la fatigue et l'obscurité, on est tout simplement ébloui, on n'y voit plus rien. Il faut fixer le compas un bon moment en fronçant les sourcils pour arriver à lire la direction.

À part ça, c'est plutôt tranquille, il faut juste garder le cap.

 

Au matin de ma première nuit de quart, nous devions être encore au large du golfe de Gascogne, j'étais assez fatigué, et, dans la pénombre de l'aube, on ne voyait pas grand-chose. J'ai d'abord entendu comme un sifflement, puis j'ai vu, dans un souffle, un bolide passer juste au-dessus du bateau. Je ne l'ai vu que quelques secondes, puis ça a disparu dans la brume, ou dans les nuages.

Comme je scrutais encore le ciel, à l'affût du moindre son et de la moindre image, j'ai totalement oublié de manœuvrer le bateau. Au sommet de la vague, j'aurais dû obliquer sur la gauche pour amortir le mouvement, mais je n'ai rien fait, j'ai gardé les mains immobiles sur la roue. Le nez du bateau s'est élevé au-dessus de la pente et s'est abattu d'un coup dans la descente.

J'ai failli perdre l'équilibre, et en bas, dans les couchettes, ça leur a fait tout drôle. J'ai entendu des cris et des mugissements sortir par la trappe qui descend vers le quart. Avec un peu de retard j'ai repris la manœuvre, et murmuré que tout allait bien.

Quelques minutes plus tard mes deux équipiers sont venus me rejoindre. Ils n'étaient pas de très bonne humeur. J'ai eu beau leur expliquer que j'avais vu un truc passer et que, sous le coup de la surprise, j'avais très temporairement négligé la navigation, ils n'avaient rien entendu passer et ne me croyaient qu'à moitié.

C'est comme ça qu'au matin du deuxième jour de mer, un improbable phénomène inexpliqué a fait comprendre au couple qui m'avait gentiment embarqué qu'ils ne seraient jamais à l'abri d'une bourde. Et ils ont décidé de ne plus me placer en quart du matin, pour au moins se réveiller sereinement.

 

À part cet épisode, la traversée de l'Atlantique s'est faite tranquillement. Nous n'avons pas eu de gros temps, juste croisé quelques cargos.

Nous avons pêché, nous avons bronzé, un peu picolé aussi, nous avions des réserves.

Si tout se passe bien nous arriverons dans deux ou trois jours au Panama. Là, il faudra passer le canal et continuer dans le Pacifique.

Je dois quitter le bateau en Équateur, dans une ville avec un drôle de nom, puis je descendrai jusqu'au Chili en bus ou en train, selon ce que je trouverai.

En cours de route, je dois traverser le Pérou de part en part.

 

La nuit est presque noire, la lune est en train de se coucher au sud-ouest, presque dans mon dos du côté où je suis, elle éclaire encore un peu la voile.

Mais quand je me penche, je vois toutes les étoiles, ou presque, et la voie lactée qui barre le tout. Le ciel est très pur, on voit clairement que certains astres sont plutôt rouges, d'autres plutôt bleus.

Il paraît que, dans le désert d'Atacama, on voit encore mieux, c'est ce que j'ai lu.

 

Sur le bateau, j'ai beaucoup de temps pour méditer. C'est une caractéristique assez étonnante de la navigation à voile : c'est très lent. On a beaucoup de temps, mais on ne s'ennuie pas, jamais. Il y a toujours une voile à régler, la vaisselle à faire, ou le point… Je veux dire, quand on veut perdre un peu de temps, au lieu d'utiliser le GPS, on fait le point au sextant.

J'ai donc le temps, et je pense beaucoup, et pas seulement à Vania. Je me demande ce qui va se passer, là-bas, dans le désert. D'accord j'y vais, je poursuis mon destin, je fais confiance aux signes comme dit Vania, d'accord. Mais en fait, je ne sais fichtrement pas quoi faire !

Et si j'arrive a rencontrer des extraterrestres, le plus dur sera encore de trouver quoi leur dire !

Parce que s'ils comptent sur moi pour leur expliquer comment fonctionne la planète, il va y avoir un os : je n'en sais strictement rien. Je sais, je me sous-estime, Vania me le hurle toutes les cinq minutes depuis que je l'ai rencontrée.

Pour ce qui est de tenir la barre d'un bateau, je dois bien reconnaître qu'elle avait raison.

 

La voile c'est lent, certes, mais il faut dire que, entre les extraterrestres, Vania et Atacama, j'ai de quoi penser.