La Vaisselle Johnny Milou Carnets de notes Chants d'au-delà les Océans L'auteur Textes courts et humeurs Accueil de l'Océanique L'auteur
Présentation
 
Lire en ligne
Télécharger le livre (pdf)
Lettres ummites
Les discours d'Hermes
Démarches auprès des éditeurs
Page de liens
Images du livre et du site
Vos commentaires...
Lire > Chapitre 21 :

21.

Hermès nous a envoyé une lettre, postée de Madrid. Il nous a donné rendez-vous dans un bar, ce soir. Nous avons traversé la moitié de la ville dans les souterrains du métro.

En sortant, nous nous dépêchons de localiser le nom du bar parmi la forêt de néons et éclairages divers. Sitôt vu, nous y courrons. Il pleut à torrent, le bitume est luisant, le bruit des voitures et la luminosité de leurs phares déchirent l'air, dans l'hystérie quotidienne de la ville.

Bien que nous ayons un peu d’avance, je vérifie qu'Hermès n’est pas encore arrivé, et nous nous installons à une table bien en vue, pour qu’il ne puisse pas nous louper.

En un mois, nous avons passé quelques journées à faire des sondages, nous avons maintenant plus de deux cents questionnaires remplis, et nous avons essayé de réfléchir au rapport dont Hermès nous avait parlé.

Pour commencer, nous avons recensé tous les films, tous les documentaires et tous les livres qui sont sortis sur le sujet, avec les statistiques d'audience ou d'achat de chacun. Nous avons pensé que ça donnerait déjà une bonne opinion.

De mon côté, puisque Vania pensait que nous n’en tirerions aucune information intéressante, je suis allé rencontrer des membres de clubs d'ufologie. Comme je n'ai pas encore eu le temps de lui raconter, je profite de notre avance pour lui faire un résumé de mes tribulations.

« En fait, ça m'a tout de même permis de réviser les théories habituelles… Avec un petit plus sur le rapport entre la science et le phénomène ovni.

- Oui, et alors ?

- C'est assez étrange… On dirait que les scientifiques souffrent d'une grande peur par rapport au sujet. Ils ont peur de se décrédibiliser au sein de leur communauté.

- Ah bon ? Il me semble pourtant qu'ils pourraient étudier la chose sereinement… C'est le cheminement habituel de la science, au début on ne comprend rien à ce qui se passe, et petit à petit les briques s'assemblent…

- Bien sûr, certains le font… Mais ils sont rares, et souvent ils passent pour des farfelus, de grands enfants… En fait, les ovnis sont toujours restés un truc d'adolescents, de science-fiction et d'allumés. Dans l'imaginaire de la société, c'est comme ça. Croire aux ovnis c'est un peu comme croire au père Noël…

- Je vois… Oui, c'est un peu ça… Ça reste au niveau des lutins et des farfadets… Mais je me demande pourquoi…

- Ben… J'aurais deux théories à te proposer… Mais je ne sais pas ce que ça vaut…

- Vas-y toujours…

- La première possibilité est que nous nous protégeons de cette façon. Je veux dire que ça serait tellement dur d'admettre l'existence d'êtres extraterrestres, probablement plus évolués que nous puisqu'ils sont capables de voyager dans la galaxie, que la plupart des gens préfèrent en rire, pour ne pas se poser la question, pour que le monde reste tel qu'il est.

- Oui, c'est possible… Mais, pour en revenir aux scientifiques, on a tout de même plus de matière maintenant qu'à l'époque des farfadets… On peut faire des analyses… Je ne sais pas moi, quelque chose…

- Il n'y a jamais eu de preuve scientifique reconnue…

- Et, si autant de scientifiques doutent, ne serait-ce pas qu'il y a, au contraire, des théories scientifiques prétendant que ce n'est pas possible, que la vie ne peut pas exister ailleurs ?

- Non, pratiquement pas. D'après ce que j'ai compris, la plupart des scientifiques sont d'accord pour admettre que la vie est probablement apparue ailleurs, quelque part dans l'univers. Statistiquement, vu le nombre d'étoiles dans la galaxie, le nombre de galaxies dans l'univers, et vu que, en ce moment, on découvre de plus en plus de planètes, il est probable que la vie se soit développée un peu partout. Mais les statistiques ne sont pas des certitudes, et surtout on ne connaît pas la probabilité d'apparition de la vie sur une planète…

- C'est flou quoi…

- Oui, c'est flou. Et en plus on ne parle là que de la vie, c'est-à-dire des cellules… Quand on commence à parler d'êtres intelligents, de civilisation, là on est encore plus dans le flou… Et après, il y a tout de même un argument scientifique solide.

- Lequel ?

- Ben c'est le voyage spatial… Actuellement, selon nos connaissances, il est impossible d'accélérer une masse jusqu'à la vitesse de la lumière…

- Oui, c'est vrai… J'ai déjà entendu ça…

- Mais bon… Ce n'est tout de même pas très sérieux…

- Pourquoi donc ? Ça me semble un bon argument…

- Ben… Il y a un siècle, on pensait que le mur du son était infranchissable… Alors… On devrait surtout se dire qu’on n’en sait rien… Après ce genre d’expérience, on devrait avoir conscience qu’on ne sait pas tout… On peut tout à fait imaginer qu'on découvrira bientôt une particularité inédite de l'univers qui permette de le faire…

- Oui… C'est possible… Mais maintenant qu'on les a rencontrés, les extraterrestres, on en est sûr, nous…

- Certes…

- Et ta deuxième théorie pour expliquer que personne ne veut y croire, c'est quoi ?

- Oh… C'est plus machiavélique… Je me suis toujours demandé pourquoi il y avait autant de films de science-fiction… En fait, il y a des gens qui prétendent que ces films sont des manœuvres pour décrédibiliser les ufologues. En faisant des films, qui peuvent même incorporer des éléments vrais, on associe dans l'esprit des gens l'idée d'extraterrestres à l'idée de fiction, de divertissement. Du coup, s'il y a un témoin d'un événement particulier, qui a été vu dans un film, personne ne peut le croire…

- Et alors ? Qui aurait fait ces films ?

- Ben avec cette théorie, des gens haut placés sont au courant de l'existence des extraterrestres… Mais ils ne veulent pas rendre l'information publique…

- Ouais… Là c'est vraiment de la fiction…

- Peut-être…

- Mais, toi qui réfléchis à ça depuis plus longtemps que moi, Qu'est-ce qui est si dur à admettre dans l'existence d'extraterrestres ? Qu'est-ce que ça change pour nous ?

- Je ne sais pas… Enfin si, forcément, ça change quelque chose… Tu as bien vu toi-même, quand on a parlé à Hermès, que ça change quelque chose.

- Oui… C'est difficile à décrire, mais c'est vrai qu'on a l'impression d'un grand chamboulement… C'est comme si l'univers s'agrandissait subitement…

- Il y a un changement de positionnement… Je crois qu'au Moyen Âge les gens ont dû faire le même effort pour admettre que la Terre tourne autour du Soleil… C'est dans la fierté de l'humain… Mais ça, c'est parce qu'on imagine que les extraterrestres sont autre chose que nous. Nous considérons comme inférieurs tous les êtres vivants que nous connaissons. Alors, forcément, quand on imagine des extraterrestres, on pense qu'ils nous sont supérieurs…

- Oui…

- Donc on est blessé dans notre fierté ancestrale… Nous ne sommes pas l'être le plus évolué de l'univers… Et c'est ce qui est magnifique dans le discours d'Hermès… Certes, nous ne sommes pas les seuls, il y a d'autres êtres intelligents plus évolués que nous, mais ils ne se considèrent pas supérieurs à nous, ils sont des humains, ils sont nos égaux…

- Je vois… Mais t'auras du mal à faire admettre ça à n'importe qui…

- Oui, d'ailleurs tu auras remarqué que je n'essaie même plus… »

Simultanément, nous réalisons que nous sommes dans un bar peuplé, et que nous y attendons un extraterrestre. Chacun de notre côté, cela nous fait sourire, puis rire. Quand nos regards se croisent, nous comprenons que nous pensons à la même chose, le rire devient fou rire.

Je balaie la salle du regard. La vie se déroule, des gens entrent, sortent, parlent, se regardent. Hermès n'est pas là, mais il n'est pas encore en retard. Vania reprend la conversation, sans se soucier le moins du monde de sa présence ou de son absence.

« D'un autre côté, on peut douter que tout le monde se demande régulièrement d'où nous venons, qui nous sommes, et où nous allons. On se demande plus souvent : quand est-ce qu'on mange, est-ce que tu veux coucher avec moi, ou mon poing sur ta gueule ?

- Euh… Si j'ai le choix, je préfère coucher avec toi…

- Pfff… C'est un exemple… Je veux dire que je ne sais pas si ça changerait quelque chose dans notre vie, d'admettre qu'il y a des civilisations plus évoluées...

- Non, je ne pense pas que ça changerait grand-chose… Surtout que, toujours d'après Hermès, il ne faut pas compter sur des transferts technologiques, ils sont trop en avance sur nous…

- Non, mais rien que de le savoir, je veux dire. Même si on ne les connaît pas, pourquoi est-ce si difficile à admettre, puisque ça ne change rien à notre vie ?

- Il faudra le lui demander… Je trouve que ça change la perspective… Tu vois, là, maintenant, je me dis que je vivrai peut-être sur une autre planète dans dix ans. Je ne me serais pas dit ça avant… Ça change la liberté de mouvement, la taille de l'espace… Et la taille de l'histoire aussi, la taille de l'humanité… En fait c'est un changement d'échelle…

- Tiens, le voilà… »

 

Hermès vient de passer la porte, pile à l'heure. Il ne met pas une seconde à nous repérer et s'avance en souriant. Avant de s'asseoir, il nous serre la main.

Vania est à nouveau sans voix. Dans le transmetteur, ce n'était qu'une petite image, maintenant elle le voit dans la réalité.

Il faut dire qu'il a de l'allure, Hermès. Par certains côtés, il me fait penser à Carlos, que j'avais rencontré dans le désert. Comme lui, il donne l'impression de comprendre instantanément tout ce qui se passe.

Et je suis, moi aussi, impressionné de le voir ici, souriant, assis dans un bar bondé. Personne, à part nous, ne pourrait se douter que ce gars vient d'une autre planète.

Il nous regarde amusé, passant de l'un à l'autre.

« Je vous laisse un peu de temps pour vous remettre, mais vous devriez faire vite : du temps, je n'en ai pas beaucoup. Je suis désolé, mais je ne peux vraiment pas rester longtemps, je ne suis pas encore autorisé officiellement à établir un contact durable avec vous.

- Ah bon ? Pourquoi ?

- Simplement parce que je viens juste de le demander. Je t'ai dit la dernière fois que je devais rencontrer des frères de ma planète pour décider de ce que je suis autorisé à faire par rapport à vous deux…

- Et combien de temps as-tu à nous accorder alors ?

- Une heure, juste.

- D'accord… T'es en permission ? »

Il rigole encore, décidément très joyeux.

« Si tu veux, mais pas exactement. Nous devions passer par ici pour d'autres raisons, je me suis seulement détaché du groupe parce que ma présence n'était pas indispensable.

- Tu es sur terre depuis longtemps ? Je veux dire pour cette fois…

- Une dizaine de jours. Nous avons tout un planning, comme une tournée à faire en Europe. D'ailleurs je dois aussi récupérer les sondages et discuter de ce rapport… »

Je me penche pour récupérer les deux enveloppes dans lesquelles nous avons bourré les feuilles de sondage. Pendant que je farfouille dans mon sac, j'entends Vania qui se réveille.

« Je peux vous poser quelques questions, Hermès ?

- Oui, bien sûr, vas-y. Répondre à vos questions est pour moi plus important que les sondages ou le rapport.

- Justement, ce n'est pas à propos du rapport… Ce sont juste quelques questions restées en suspens dans ma tête… Je voudrais les éliminer une bonne fois pour toutes, et vous êtes la meilleure personne pour ça… On ne pourrait pas rêver mieux… »

J'ai trouvé les enveloppes et je me relève, mais comme ils ont l'air bien partis tous les deux, je ne dis rien. Je dépose les enveloppes sur la table, et, tout en continuant de regarder Vania, Hermès les prend immédiatement, jette un œil sur une des feuilles, sourit et range le tout.

Vania est partie dans ses questions.

« Comment se fait-il que nous ne reconnaissions pas la présence d'extraterrestres sur terre, je veux dire tout le monde, tous les gens qui sont là ?

- Est-ce que tu pourrais dire que je suis un extraterrestre si tu ne le savais pas déjà ?

- Non, bien sûr, ce n'est pas écrit sur votre figure… C'est d'ailleurs assez étonnant, ça aussi…

- Ma chère Vania, nous ne sommes pas ici en vacances, votre planète est interdite au tourisme depuis plusieurs milliers d'années. Nous sommes en mission, comme le disait ironiquement Johnny… Alors nous sommes préparés, nous suivons des cours de langues, nous apprenons même à serrer les mains…

- Interdite au tourisme ? Ça veut dire qu'il y avait des touristes avant ?

- Oui, bien sûr. Et il y en a eu depuis aussi, des touristes illicites…

- Eh bien justement, ça fait partie de ma question. Comment se fait-il qu'on n'ait retrouvé aucune trace ? S'il y a eu des touristes, ils ont bien dû laisser des trucs traîner, des bouts de vaisseau, de vêtements… Ou si des hommes préhistoriques les ont vus, ils auraient dû les peindre dans les cavernes… Comment se fait-il qu'il n'y ait rien ?

- Il n'y a pas rien. Il y a plein de traces, effectivement.

- Et alors ? On ne les a pas trouvées ?

- Vous en avez trouvé certaines, pas toutes, vous êtes très loin d'avoir fouillé tout le sous-sol de la Terre. Et vous ne disposez pas encore de techniques pour établir une carte précise et exhaustive de ce qui se trouve sous vos pieds.

- Et celles qu'on a trouvées ?

- Vous ne les avez pas reconnues comme telles. Il y a eu des peintures d'êtres étranges, il y a eu des découvertes archéologiques totalement anachroniques. Mais vos chercheurs, dans ce domaine, posent en postulat que l'homme est seul sur Terre, alors ils n'imaginent même pas que de telles choses puissent arriver. Si une peinture a des allures de spationaute, on dira qu'elle représente un esprit. Si un peuple construit des alignements on leur trouvera mille autres justifications que d'indiquer une direction dans le ciel. Si un objet ancien est incompréhensible, impossible, on dira que c'est un faux.

- On en revient à la résistance psychologique… Mais je voudrais continuer avec mes questions, si vous le voulez bien, sinon je vais les oublier…

- Bien sûr, je t’écoute.

- Nous en parlions tout à l'heure avec Johnny, et il me disait que la seule objection scientifique valable est l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière. Alors comment faites-vous ?

- Vous avez, pour la plupart, une vision plane de l'univers. Vous l'imaginez infini et uniforme. Mais la réalité est beaucoup plus complexe. Je ne pourrais pas t'expliquer exactement ce que nous faisons, disons simplement que nous utilisons des propriétés de l'univers qui vous sont encore inconnues.

- D'accord… Mais vous ne voulez pas me dire quoi ?

- Ça ne sert à rien, tu ne comprendrais pas pourquoi ni comment. Vos écrivains de science-fiction ont une très bonne imagination pour ces choses-là… Je ne pourrais pas t’en dire beaucoup plus parce que je devrais rester aussi vague qu'eux. »

Vania semble perplexe. Hermès la regarde gentiment, toujours avec un petit sourire. Mais il ne se moque pas, il sourit simplement.

« Tu n'as plus de questions à me poser ?

- Si… Encore une, qui me vient à l'esprit maintenant… J'ai du mal à admettre que tu sois aussi humain, dans ton apparence, mais aussi dans tes réactions, ton sourire… »

Hermès écarte les bras comme s'il était sur une scène pour recevoir les félicitations du public. Puis il reprend la parole.

« C'est que je suis un bon comédien !

- D'accord… Mais tu as tout de même des facilités… Ton apparence physique pour commencer, qui est identique à la nôtre…

- Pratiquement identique, c'est vrai, mais pas exactement.

- Pourquoi est-ce ainsi ? »

Il semble hésiter un moment, cherche comment expliquer la chose. Plusieurs fois il semble sur le point de répondre, mais rattrape les mots avant qu'ils ne sortent. Vania le regarde intensément, contente d'avoir posé une question dont la réponse n'est pas si évidente.

« Actuellement vous imaginez la galaxie comme vous imaginiez les autres continents avant de les avoir visités : vides, ou peuplés de créatures étranges. Et finalement qu'avez-vous trouvé sur ces nouveaux continents ? Des humains, comme vous, ni plus ni moins que des humains. C'est la même chose pour la galaxie, dans votre imaginaire les extraterrestres sont inexistants ou exotiques. Alors tu as du mal à admettre que je te sois si semblable, parce que ça ne cadre pas avec l'image que tu t’en fais. Dans la réalité, je suis un humain, comme toi, comme vous, comme vous tous. Que je sois né sur une autre planète n'a pas d'importance, imagine simplement que je viens d'un autre continent.

- Mais comment cela est-il possible ?

- Parce que c'est nécessaire. La forme humaine, l'existence des humains, n'est pas un hasard, c'est une nécessité.

- Oui… Johnny m'a déjà un peu parlé de ça…

- Et ce n'est pas tout. Il y a aussi un autre facteur, dont je peux peut-être vous parler maintenant. Il est vrai que la forme humanoïde est nécessaire à l'évolution, mais il est aussi vrai que tous les humains de la galaxie partagent une autre particularité : leur âme, donc la faculté d'influencer l'univers. C'est la vraie nécessité dans le fond, la nécessité que l'univers puisse être modifié par l'intention d'êtres pensants. La forme physique et le reste, tout découle de ça. Mais je n'en dirai pas plus sur le sujet aujourd'hui, vous ne comprendriez pas correctement. »

Il y a un long blanc dans la conversation. Tous les deux nous sommes étonnés du ton qu'a soudain pris Hermès. Alors qu'il était jusque-là très amical, il est devenu plus distant dans sa dernière déclaration.

Pour la première fois je me rends compte qu'il est au travail, qu'il mesure l'impact de chaque information avant de nous la donner.

Il s’en rend compte et corrige immédiatement le tir.

« Il faut que vous compreniez que je ne peux pas tout vous dire… Il faut que je tienne compte de l'évolution physique et psychique des humains de la Terre, dont vous faites partie. Même si vous acceptez notre existence, vous êtes immergés dans la culture sociale de la Terre. Les archétypes qui sont à l'œuvre au fond de vos cerveaux sont les mêmes que pour tous les gens de ce bar. Je ne peux pas nier ces faits, et pour votre bien, comme pour le bien de votre civilisation, je ne dois pas trop vous en dire. Si je vous donne trop d'informations, vous ne pourrez pas les assimiler, vous serez obligés de les admettre. Donc vous ne les jugerez pas, vous les accepterez comme si j'étais un dieu omniscient, ce que je ne suis pas. Il n'y a aucun intérêt à ça, il vaut beaucoup mieux que je me contente de vous parler des choses que vous pouvez appréhender, donc critiquer. De cette façon je vous rendrai service, vous progresserez dans la connaissance et la réflexion. »

Il marque une pose puis continue.

« Pour être honnête, il me faut aussi vous dire que nos relations ne sont pas très équilibrées, j'en connais beaucoup plus sur vous que vous n'en connaissez sur moi. À chacune de nos rencontres nous analysons l'ensemble de vos réactions, je consigne tout dans mes rapports. Pour chacun de vous deux, je dispose d'un profil psychologique détaillé. D'ailleurs je les connais pratiquement par cœur tellement je les ai lus. »

Il nous regarde l'un et l'autre, son sourire s'est effacé.

« Oui, je m'en doutais un peu, rétorqué-je.

- Mais je ne voudrais pas que vous soyez choqués par ça…

- Il y a tout de même de quoi, reprend Vania.

- Non, je ne pense pas. Il faut bien séparer mon travail de notre rapport humain. Humainement je vous considère comme des amis, j'ai vraiment de l'estime pour vous, mais en tant qu'êtres de la Terre je suis obligé de vous voir comme le sujet de mon étude. Je suis désolé, je ne peux pas faire autrement. »

De nouveau il y a un blanc. Je regarde la montre de Vania pour constater qu'il ne nous reste qu'une dizaine de minutes.

Je crains qu’elle ne soit très en colère de ce que vient de dire Hermès. Mais elle semble au contraire avoir plutôt bien encaissé. Elle poursuit :

« Mais pourquoi l'existence d'extraterrestres est-elle si difficile à admettre, au niveau psychologique ?

- Je ne peux pas vous l'expliquer simplement. D'abord, comme je viens de vous le dire, parce qu'il faudrait utiliser des concepts que vous ne connaissez pas encore. Mais aussi parce que nous-même ne comprenons pas encore complètement ce phénomène, c'est d’ailleurs pourquoi nous l'étudions. C'est un changement d'échelle au niveau du groupe, vous devez quitter une communauté restreinte pour vous intégrer dans une communauté beaucoup plus vaste, or la pression de cette dernière est très forte, vous n'êtes pas habitués à recevoir autant d'informations inconscientes.

- Mais vous avez tout à nous apprendre, dis-je. Comment voudrais-tu que nous ne te prenions pas pour un dieu ? Dans chaque domaine tu pourrais nous apprendre une tonne de choses…

- C'est bien pour ça que je ne peux pas tout vous dire. Vois-tu, Johnny, la civilisation terrienne est émergente, elle commence juste à se développer, à se reconnaître en tant que civilisation. Elle n'est pas inférieure à une autre, elle est seulement plus jeune. Si nous vous apportions toute notre connaissance, vous deviendriez une sorte de colonie, et vos particularités seraient étouffées. Ce n'est pas du tout ce que nous cherchons. Votre culture, vos arts, votre façon de voir, ont pour nous plus de valeur que toute autre chose. Nous avons beaucoup plus à apprendre de vous que vous ne le pensez, mais pour ça il faut préserver votre patrimoine. Nous avons le désir que vous vous ouvriez à la communauté galactique, mais nous devons absolument vous laisser y parvenir seuls. »

À la fin de ce discours il est pratiquement l'heure de nous quitter.

Nous avons encore échangé quelques mots à propos du rapport que nous devons préparer, mais ce qu'il vient de dire est tellement riche que nous n'arrivons pas à organiser nos pensées.

 

Alors que nous avons encore tous les deux l'impression de vivre au ralenti, Hermès s'en va.

Un brouhaha assourdissant envahit aussitôt le bar, nous agresse, nous oppresse.

Nous payons les consommations et sortons rapidement. Dehors, il pleut toujours. Les phares des voitures et leurs vrombissements aigus sont encore plus agressifs que les bruits du bar.

Comme rejetés par la société terrestre, nous nous réfugions chez Vania.