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Lire > Chapitre 13 :

13.

Il ne doit pas être neuf heures quand j'entends un bruit répétitif contre ma porte.

À moitié endormi, je commence à rêver que le vent s'est levé et que la porte bat, laborieusement je me dis qu'il faut aller voir. Puis, comme je me réveille de plus en plus, je remarque qu'il n'y a pas d'autre bruit de vent. Il serait étonnant d'entendre un vent d'enfer sur la porte alors que le reste ne bouge pas d'un pouce. Finalement je discerne comme une voix, une voix de Léti, qui appelle derrière la porte.

Motivé, ragaillardi par ces excellentes perspectives, je me réveille complètement. Pendant que je cherche mon pantalon, je lui propose de s'installer à la table devant la chambre. Ne trouvant rien d'autre, j'enfile directement mon treillis, et je sors.

Léti est tout sourire, et la patronne de l'hôtel vient d'amener deux cafés, la journée débute donc très bien.

Nous commençons par échanger quelques banalités, à propos de la qualité de notre sommeil et des rêves éventuels. Mais, en me remémorant les événements de la veille, j'en viens à me demander ce qui s'est passé entre elle, Nathan et Michael, qu'est-ce qui nous a valu ce départ précipité. Je lui pose donc la question directement, en portant le café à mes lèvres.

« Pfff… Ils m'ont fait toute une crise… Comme quoi je ne passe pas beaucoup de temps avec eux…

- Mais tu es quand même libre de faire ce que tu veux, non ?

- Oui et non… En fait Nathan est le fils d'un collègue de mon père, je ne le connaissais pas vraiment, mais j'avais vu son père plusieurs fois chez nous et j'avais discuté avec lui sur le net…

- Et alors ?

- En fait, mes parents n'aiment pas trop que j'aille me balader seule dans le désert… Alors j'ai profité du passage de Nathan et de son pote pour faire un tour avec eux… Mon père leur fait confiance, à cause de son collègue… Donc Nathan est un peu mon tuteur… Et hier soir il a menacé de téléphoner à mon père pour lui dire qu'il ne me voyait plus, que je traînais avec des gens bizarres…

- C'est nul. Les gens bizarres… C'est moi ?

- Oui, et le gars d'hier… Il ne t'aime pas beaucoup… D'ailleurs il ne veut plus te voir.

- Du moment qu'il accepte que tu me voies…

- Il ne veut pas non plus, il me l'a dit. Ce matin j'ai argumenté que je devais récupérer mon vélo… »

Elle est là, devant moi, fragile. Elle vient de me livrer toutes les limites de sa liberté, toutes les contraintes de sa vie. Elle est un peu gênée.

« Et sinon, avec Nathan, à part qu'il ne veut ni me voir ni que tu me voies…

- Oh, ça va… Il est calmé… J'ai fait l'amour avec lui ce matin, sinon il n'aurait jamais voulu que je vienne… Il serait venu le prendre lui-même, le vélo. »

Au fur et à mesure que l'idée se développe dans mon cerveau, je sens la jalousie m'envahir. Je regarde son corps, sous ses vêtements, j'imagine les mains de Nathan qui en suivent les contours.

« T'as pris une douche avant de venir ?

- Non, pourquoi ?

- Oh, rien… Pour savoir… C'est con, j'ai dû entendre cette réplique dans un film… »

Je laisse la conversation tomber dans le néant. J'essaie d'avoir l'air pensif, mais je ne pense à rien. Je suis suspendu. Il y a d'un côté l'envie que j'ai de Léti, à tous les niveaux, et d'un autre côté le réalisme qui me fait dire que tout ça m'est bien égal, que ça devait arriver, et que je vais bientôt rentrer pour retrouver Vania.

Entre les deux, mon cerveau s'est arrêté, n'arrivant pas à décider de quel côté aller.

« Tu sais, Johnny, j'aurais bien aimé le faire avec toi aussi, plus même… Nathan, c'est juste pour qu'il se calme, je me laisse faire, mais je ne ressens rien, juste son sexe qui va et qui vient, mais il n'y a rien derrière, c'est comme un bâton… D'ailleurs si tu veux… »

Un instant j'imagine la douceur des ébats, puis je me ressaisis, je me dis que ça n'en vaut pas la peine, et que si je pense à Nathan je n'y prendrai aucun plaisir. Et il y a aussi Vania, à qui je n'ai rien promis, avec qui je n'ai même pas encore couché, mais que je porte tout de même très haut dans mon cœur.

« Non, merci… Je n'ai pas envie de jouer le rôle du bâton, comme ça, au petit matin…

- Tu es méchant, tu fais exprès de ne pas comprendre ce que je te dis.

- Non, c'est pas ça. L'amour c'est agréable quand s'est reproductible. Moi je vais partir, il faut que je trouve comment, et toi, Nathan ne veut plus que tu me voies… Alors c'est bouché. Imagine que ça se passe mal, qu'on soit interrompus, ou n'importe quoi d'autre… On ne pourra jamais se rattraper… La tension est trop forte… Tu comprends ? »

Non, elle ne comprend pas, elle considère que son corps est toujours un cadeau, quelles que soient les circonstances. C'est aussi un point de vue… Je ne peux même pas dire que je ne le partage pas.

Il y a un long silence. Devant nos cafés, auxquels nous n'avons pas beaucoup touché, nous restons immobiles, moi regardant la cour, Léti qui me regarde, et frotte doucement sa jambe contre la mienne, comme pour me consoler.

 

Une dizaine de minutes passent en silence. Pas un silence gêné, mais juste un silence parce qu'il n'y a rien à ajouter. Nous avons fini nos cafés en écoutant San Pedro bruisser doucement derrière la porte cochère.

Après cette pause, l'ambiance est au changement de conversation. Dans ce domaine, avec ce qui s'est passé les deux derniers jours, il y a de quoi faire.

C'est Léti qui commence, normal, c'est aussi elle qui avait créé l'embarras.

« Que t'a dit le type, hier soir, quand Nathan m'a attirée à l'écart ? J'ai juste vu que vous avez parlé… Et après tu étais décomposé, tu ne savais plus où tu étais…

- Oh… Pas grand-chose en fait… Mais ça m'a fait un drôle d'effet… Ça résonnait avec les autres trucs que j'ai vécus avant, ceux que je ne t'ai pas encore racontés… »

Ses yeux brillent, elle s'est penchée sur la table, les mains repliées entre ses seins, avec une attitude de complot. De mon côté, j'estime que nous avons atteint une intimité suffisante, depuis quelques minutes, pour que je lui raconte pourquoi je suis ici, réellement.

En jouant le mystère à mon tour, je me lève, contourne la table, viens chercher sa main droite sous son sein et la fais lever, puis entrer dans la chambre. Je ferme soigneusement la porte, et pousse même jusqu'à jeter un œil par les trous du bois, pour voir si rien ne bouge, si nous sommes en sécurité, à l'abri de toute oreille indiscrète, comme dans un film.

« Alors quand j'étais petit… Je m'appelais déjà Johnny Milou…

- Non, s'il te plaît vas-y, ne me fais pas attendre.

- Bon, d'accord, j'abrège… Mais bon, pour une fois que je me retrouve enfermé avec toi dans une chambre, je peux bien profiter de la situation un peu… Non ? »

Mais j'abrège, je commence juste quand j'ai vu les extraterrestres, je ne lui raconte même pas comment je me suis retrouvé dans la nature en pleine nuit.

Elle m'écoute religieusement, pouffe de rire de temps en temps, quand j'en rajoute un peu.

Je passe aussi assez rapidement sur ma relation avec Vania, je parle seulement de l'épisode avec le bouquin qu'elle a chopé à la bibliothèque.

À la fin du récit, qui est tout de même court quand on simplifie un peu, elle se renverse sur mon lit et reste là, pensive. J'ai un mal fou à me retenir d'aller m'allonger sur elle pour lui faire un bisou. Mais je me retiens, je pense déjà à la suite de l'histoire, je vais partir d'ici, et la laisser avec ses deux copains. Dans un élan de compassion, je pense que ça ne va pas être drôle pour Michael.

« Mon histoire t'a tuée ?

- Pffff… Non, non, j'y pense… Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas en parler, et pourquoi hier tu disais que tu "devais" voir des extraterrestres…

- Oui, tu vois, je m'étais accordé un peu de vacances à San Pedro, mais en fait je ne suis pas en balade. Je suis même assez stressé…

- Je comprends… Tu n'as pas beaucoup d'indices…

- C'est sûr…

- Et que vas-tu faire maintenant ? Tu vas encore aller dans le désert ?

- Non. Non, surtout pas. Je crois que je ne trouverai rien ici…

- Où alors ? Tu ne sais pas ?

- Carlos m'a donné une indication. C'est ça qui m'a secoué hier soir, c'est pour ça que j'étais "décomposé", comme tu dis. En fait depuis le début j'avais l'impression qu'il avait quelque chose à dire, et puis là, d'un coup, dans le petit instant que nous avons passé tous les deux, paf, il me dit d'aller dans le nord. Tu comprends ? C'est comme s'il savait depuis le début ce qui allait se passer !

- Tu parles ! Si ça se trouve, il a dit ça au hasard, pour s'amuser. Tu sais les gens d'ici ça les fait bien marrer les histoires d'extraterrestres, ils jouent un peu là-dessus aussi…

- Oui, mais justement je suis sûr que c'est pas un mec d'ici, il n'en a pas l'air.

- C'est un étranger de souche certainement, mais moi je suis sûre qu'il vit ici… Pour rester comme ça en plein désert autour d'un feu…

- Oui, enfin bon, ça m'a fait bizarre…

- Et il t'a dit d'aller dans le nord ?

- Oui, au nord de Tocopilla… Je crois que c'est ça, c'est le nom qu'il a prononcé… Il faut que j'aille voir où ça se trouve, sur le net, ou sur une carte.

- Et qu'est-ce qu'il y a là-bas ?

- Apparemment un désert, mais avec plus de relief qu'ici. C'est pas bête, comme ça les soucoupes sont plus discrètes.

- Et comment comptes-tu t'y rendre, dans ce désert ? Tu n'as même pas de voiture… Je te dis ça parce que je m'inquiète un peu pour toi. Tu sais, ici, ce n'est pas la bonne région pour s'en aller à pied comme ça. Le désert… c'est désertique. »

Oui, effectivement, je n'y avais pas encore pensé mais c'est évident. Pour le moment j'avais le projet de prendre un bus jusqu'à Tocopilla et de voir après. Je la regarde en silence, l'air étonné, pour ne pas paraître embêté.

« Je pensais voir là-bas, à Tocopilla… Ça doit être un peu comme ici, non ?

- Non, t'es fou… Tocopilla, c'est une plus grosse ville, et industrielle en plus… Pas vraiment touristique. Tu ne trouveras pas facilement des véhicules là-bas.

- Ah ? Tu crois ? Faudrait que j'en prenne une ici alors ? Tu as besoin de ta voiture ?

- Pfff… Oui, bien sûr, j'ai besoin de ma voiture, elle est neuve en plus, tu risquerais de me l'abîmer dans le désert.

- Pas pire que Nathan… Entre nous soit dit…

- Non, mais j'ai une idée. À San Pedro il y a un mécanicien qui vend des vieilles voitures, enfin il les vend et après il les reprend si elles ne sont pas trop abîmées. C'est comme une location, sauf que si la voiture pète, et bien tu te débrouilles, tu n'es pas obligé de la ramener, et lui n'est pas obligé de te dépanner.

- Ben… C'est que… Je ne sais pas si j'ai assez d'argent…

- Oh… Je crois que ça ira, ce sont des vieux trucs… Et puis il y a aussi des scooters… »

Je fais le compte de ce que je peux encore dépenser, en gardant une réserve pour le retour. Léti pense que c'est jouable. De mon côté, je trouve l'idée d'avoir mon propre véhicule, fût-ce un scooter, très bonne, ça me rapproche de mon but. Libre de me déplacer, je pourrai plus facilement me retrouver seul quelque part, ce qui n'est encore jamais arrivé depuis que je suis dans le désert.

Comme elle a envie de me rendre un dernier service elle se charge d'aller voir le mécanicien, elle le connaît déjà.

Quand elle sort de la chambre, je hume un peu l'air encore imprégné de son odeur, je range quelques affaires, puis je sors à mon tour, pour trouver des informations sur Tocopilla.

 

Je revois Léti en milieu d'après-midi. Avec un grand sourire, elle m'annonce que je peux devenir, en quelques minutes, l'heureux propriétaire d'un scooter, magnifique malgré son grand âge.

Elle m'emmène voir la bête, que j'achète sans trop réfléchir puisque j'ai déjà décidé de suivre cette idée. De plus, ce n'est vraiment pas cher, ça me laisserait même suffisamment d'argent pour en acheter un deuxième.

Léti n'a pas vraiment le temps de partager mon allégresse. Je propose d'aller boire un verre quelque part, mais Nathan est dans le coin, il veille au grain. Elle me regarde gentiment, un peu triste. Je l'embrasse furtivement sur les lèvres, puis je lui dis d'y aller. Je lui caresse le bras, pour avoir un dernier contact, et je la vois filer dans les rues de San Pedro.

 

La nuit tombe. Et je viens de me réveiller de mes vacances, de mon rêve de Léti. Quelques gouttes tombent du ciel, ce qui est fort rare dans la région, tout le monde sort pour voir.

Je me secoue un peu, et, plutôt que d'aller déprimer dans un bar, je décide d'être sage et constructif, d'aller préparer mon départ, regarder ce scooter, et me coucher tôt pour avoir une longue journée devant moi demain matin.

 

À six heures du matin, une première vague de touristes est déjà partie de San Pedro, direction les geysers du nord, et une seconde se prépare pour une autre destination. Je file dans les rues encore désertes sur mon magnifique scooter, qui fait tout de même un peu trop de bruit.

Le mécano qui me l'a vendu a aussi ajouté des jerrycans d'essence de chaque côté du siège. Il m'a promis une autonomie de l'ordre de cinq cent kilomètres. Je suis donc tranquille un bon moment, il doit y avoir deux cent cinquante kilomètres jusqu'à Tocopilla, puis une centaine pour arriver au centre du massif.

Il y a d'abord cent bornes jusqu'à Calama, après quoi je dois monter sur Chuquicamata et, de là, prendre la route 24 pour Tocopilla. Par mesure de sécurité je ferai le plein là-bas, avant d’entrer dans le désert.

Sur mon scooter, les cheveux au vent, je suis submergé par une vague de liberté. Avoir son propre moyen de locomotion, ça change la vie.

Je roule tranquillement, il fait bon, le désert est vide. Il y a seulement quelques voitures qui me dépassent de temps en temps, ou des bus de touristes.

 

Vers deux heures de l'après-midi, je ressors de Tocopilla, comme prévu j'y ai fait le plein, et je me suis aussi arrêté pour manger.

Je n'ai pas trouvé que Tocopilla soit une ville agréable, je suis content de me retrouver à l'écart, sur la route qui file au nord, le long de la côte, au pied du massif montagneux dans lequel je dois pénétrer.

À une cinquantaine de kilomètres au nord, je devrais trouver une zone plus dégagée, une plaine au fond de laquelle coule une rivière. Je suppose que je pourrai pénétrer dans le massif en suivant la rivière. Arrivé au centre, il me faudra trouver un lieu nommé La Posada. J'ai décidé que ce serait mon but, j'avais déjà repéré le nom à mon arrivée au Chili.

J'espère que mes prévisions ne sont pas trop absurdes, après tout je ne connais pas la région, j'ai juste regardé des cartes. Je n'ai trouvé aucun guide touristique décrivant le coin.

Le scooter tient le coup, pour une fois je ne me suis pas fait rouler. De plus, vu l'incertitude du chemin à suivre, je le préfère à une voiture : je pourrai prendre des chemins plus étroits.

 

À cinq heures, le soleil va bientôt se coucher, et je peine à monter dans le massif. J'ai trouvé une rivière et j’ai essayé de la suivre, mais je me suis plus ou moins perdu. Je me guide grâce au soleil.

Je suis tout de même pas mal monté, l'horizon se dégage, ça se transforme peu à peu en un plateau, encore très creusé, rebondi.

Je tourne le dos au soleil, je dois donc m'enfoncer vers l'est, mais je ne sais plus du tout où je suis, par quel détour je suis passé pour en arriver là. Du coup je n'espère plus trop atteindre La Posada, je veux juste rouler jusqu'au coucher du soleil, et passer la nuit à l'endroit où je serai arrivé.

 

Je me suis posé dans un coin qui me semblait accueillant dans les dernières lueurs du jour, quoique désertique au possible. J'ai sorti ma veste et mon poncho en laine, ravi de me les être coltiné jusqu'ici. J'ai aussi essayé de faire un feu, mais je ne suis pas aussi doué que Carlos. Je m'éclaire donc avec une lampe-tempête achetée à Tocopilla, quand j'ai réalisé que j'allais passer la nuit dans le désert.

C'est la première fois que j'accorde autant d'attention aux étoiles depuis mon arrivée au Chili. Je m'étais pourtant bien promis de profiter du spectacle. La présence de Léti a suffi à me faire oublier ce projet. Comme étoile, elle est nickel.

Dans le silence du désert je n'ai que ça à faire, attendre, fumer, et regarder les étoiles. Voir s'il n'y en pas une qui bouge, qui pourrait descendre pour venir me chercher.