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1.

Je suis Johnny Milou. Jeune, j'en ai souffert. Vous imaginez les quolibets dans la cour de récréation : « Au pied, Milou ! » Maintenant que je suis un jeune adulte, ça va mieux.

 

De temps en temps, la vie me rappelle ces frustrations de jeunesse, par une raillerie, une déconvenue quelconque. Aujourd'hui, justement, je retrouve ce sentiment de honte.

Je n'arrive pas à comprendre comment, ni pourquoi, je me suis fourré dans cette situation indescriptible. Pourquoi faut-il toujours que les choses tournent mal ?

Agrippé à une branche comme un fugitif s’accrochant désespérément à la vie, je sens bien que quelque chose va arriver. Je ne sais pas quoi, je n’ai pas tout compris. Il y a eu des lumières, des éclairs, et il y a ces gars bizarres, en bas…

Mais il y a aussi des raisons, une histoire. C’est arrivé au terme d'un long enchaînement de phénomènes improbables.

Il faut que je vous explique…

 

Je revenais de ma plantation, en pleine campagne. Comme d'habitude j'avais passé la nuit là-bas, dans ma petite caravane, elle-même posée dans le coin d'une grange. J'avais donc dormi paisiblement, sous la protection de deux toits.

J'habite en ville mais je cultive à la campagne. C'est un ami, un agriculteur, qui me prête une partie de son terrain, vingt mètres carrés, en plein milieu de son maïs. C'est pratique.

Je devrais plutôt dire, « c'était pratique », car depuis que j'ai dû vendre ma voiture, c'est un peu plus compliqué, je fais du stop. Du coup j'y vais moins souvent et je prends plus de risques parce que je ramène plus de plantes en un seul voyage.

Le tout, la plantation, la caravane et le coin de grange, fait partie de l'arrangement que j'ai avec Gérard, l'ami agriculteur, avec en prime un petit potager à côté du sien.

Tôt ce matin, je suis allé soigner mes plantes et en couper quelques-unes. Je les ai mises à sécher et ai récupéré, pour mon usage personnel, un des vieux plants qui pendaient tête en bas depuis mon dernier passage.

J'ai aussi prélevé quelques herbes et légumes du potager, puis je suis allé rejoindre Gérard à la ferme. Nous avons mangé ensemble et discuté un peu.

Vers quatre heures de l'après-midi, je me suis mis en marche pour le retour vers la capitale.

Il était à peine six heures quand j'ai poussé la porte du "bar de l'église", dans un village proche de la ferme de Gérard.

 

Je me suis installé et ai commandé un café, j'espérais repérer dans l'assistance des personnes qui pourraient me rapprocher.

Il est plus facile de demander à quelqu'un de vous prendre en stop quand vous êtes assis dans un bar qu'au bord de la route. Le sympathique automobiliste a, de cette façon, le loisir de vous observer, de mesurer le peu de chances que vous l'égorgiez pendant le trajet.

Le risque, bien sûr, c'est de tomber sur un alcoolique.

Donc, en entrant dans le bar, j'avais déjà repéré et éliminé toutes les tables sur lesquelles l'alcool semblait abondant.

Je m'étais assis dans un coin de la salle, dos au mur, je voyais tout le monde. Le café fumant devant moi, j'écoutais. À ma droite, un groupe de jeunes et des sodas. Très bien pour moi, ils avaient l'air de ne pas être du coin, probablement en vacances.

Et ça tombait bien, l'un d'eux reluquait en biais mon paquet de tabac.

« Servez-vous, si vous voulez…

- Merci »

Il s'est servi, j'ai souri, complice. Puis j'ai tout de suite engagé la conversation, je ne voulais pas laisser passer l'occasion.

« Vous êtes en vacances ? »

Ils se sont tous les trois tournés vers moi, m'ont regardé, m'ont jaugé… C'est celui du fond qui a répondu.

« Oui… enfin c'est fini, on rentre chez nous. Et vous ?

- En balade plutôt… Vous rentrez où ?

- Dans la capitale, au centre.

- Tiens, ben moi aussi… »

Excellentes perspectives…

Je leur ai expliqué mon histoire, je n'ai pas parlé du chanvre. Nous avons discuté pendant dix bonnes minutes, l'ambiance était chaleureuse, puis ils m'ont annoncé qu'ils devaient y aller. Ils m'ont expliqué qu'ils allaient d'abord récupérer leurs affaires, qu'ils partiraient dans deux heures, à peu près.

Là, j'ai senti que ça commençait à filer, il fallait que je mette les pieds dans le plat.

« Moi aussi il faut que j'y aille, sinon je ne trouverai plus de voiture…

- Tu n'as pas de voiture ?

- Non, c'est assez récent, mais là je dois faire du stop. Je m'en passerais bien, mais bon, il faut que je soigne mes plantes ! »

J'en rajoutais un peu sur le côté écolo, préoccupé par ses chères plantes… C'était pour la bonne cause.

« Si tu veux, on te récupère ici tout à l'heure, avant de partir… »

Nickel.

 

Plutôt que de rester planté là, je leur ai expliqué que je préférais commencer à marcher le long de la route, je les attendrais un peu à l'écart du village. Je leur ai payé les boissons en disant que c'était ma participation au voyage.

J'ai donc marché un peu, calmement. Puis, je me suis assis dans l'herbe et ai attendu.

À ce moment-là, j'étais content. Tout se déroulait au mieux : j'étais au calme, pas pressé, je savais que les jeunes pourraient me déposer pratiquement en bas de chez moi.

C'était vraiment parfait, inquiétant même pensai-je fugacement, mais je chassai cette idée.

 

Deux heures plus tard, je les ai vus arriver et stopper devant moi. Je suis monté dans la voiture et tout a continué à bien se passer jusqu'à ce qu'on parle de marijuana.

Les gars me semblaient sympathiques, aimables. Après tout, ce sont eux qui m'ont proposé de m'emmener, je ne me suis pas imposé. Alors quand ils m'ont demandé si je savais où trouver de l'herbe, je leur ai craché le morceau. Je sais, je ne devrais jamais en parler, mais que voulez-vous, des fois, comme ça, je me sens empli de sympathie pour mes congénères, je suis en confiance, je me laisse aller.

Ils ont eu l'air soudain très intéressés par mon sac. Je leur ai expliqué que je ne vendais pas, par principe, mais que je pouvais leur donner une poignée, pas plus – parce qu'il m'en fallait assez pour quelques mois. Après, l'ambiance est retombée, ils semblaient tous songeurs.

Je ne me sentais plus tellement à l'aise, le voyage était encore long et je ne voyais pas bien comment les choses pouvaient évoluer.

Comme en écho, le conducteur a décidé de s'arrêter, pause pipi. Ils se sont avancés tous les trois dans un champ, je suis resté près de la voiture.

 

Quand ils se sont retournés, dans un ensemble parfait, une vraie comédie musicale, mais dans le silence de la campagne suspendue, j'ai bien vu qu'ils parlaient entre eux, en me jetant des regards bizarres. Ils n'avaient plus du tout l'air amical. À ce moment j'ai su qu'il allait se passer quelque chose. Je le voyais arriver, mais je ne pouvais pas bouger.

Une partie de mon cerveau a compris instantanément, une autre a essayé de raisonner en se raccrochant à toutes les bonnes impressions précédentes.

Si je m'étais appelé Indiana Jones, ou James Bond, j'aurais saisi mon sac et serais parti en vitesse. Mais moi, Johnny Milou, j'ai attendu que les gars arrivent et me mettent un flingue sous le nez.

Je me souviens que j'ai regardé l'arme en face, sans peur, puisque je savais que ça allait se produire.

Je pensais quelque chose comme « Ah merde, c'est ballot ! »

Ils m'ont dépouillé, ont pris mon sac, m'ont enfoncé la figure dans la boue du bas-côté, et sont repartis en trombe.

 

À l'école primaire et au collège, mon nom, "Milou", faisait beaucoup rire mes camarades. Un peu plus tard, c'est ma maladresse qui les fit rire, ils m'appelèrent alors "mi-loose".

L'idole moderne est le gagnant. À l'inverse, il y a le perdant, le looser. Entre les deux, plutôt du côté perdant, on trouve le mi-looser, moi.

Le mi-looser associe la notion de moyen à la notion de perdant, et, quand on y pense, c'est pire. Le vrai looser peut inspirer de la pitié, voire de la compassion, sa vie est une tragédie. Le mi-looser n'attire que les rires. Il ne rate pas tout, sa vie est assez monotone pour avoir les atours d'une réussite passable.

Le mi-looser peut entreprendre des choses, du moins commencer, c'est après que ça se gâte, juste au moment où ça allait prendre une bonne tournure.

Telle est ma vie, et je ne citerai qu'un exemple, une expérience récurrente qui a assombri mon adolescence : mes rapports compliqués avec les femmes. J'ai toujours réussi assez facilement à nouer des relations amicales approfondies, mais, quand je voulais aller plus loin, quand je tombais irrémédiablement amoureux, la fille m'expliquait gentiment que j'étais un super ami, mais… non. Mes jeunes années restèrent peuplées de bonnes amies.

 

Mi-loose.

Alors que je me relevais, plein de boue, sur le bord de la route, c'est exactement le sentiment qui me submergeait. Le choc traumatique s'apaisait, en tant que sentiment récurrent, je le connais bien, il est en quelque sorte rassurant. Les choses rentraient dans l'ordre : j'avais de la boue entre les dents.

Résumons, car ce n'est que le début…

C'est un point, comme un roulement de tambour. Déjà la soirée a basculé, déjà je suis sorti du déroulement "normal" des événements. À partir de cet écart, ma vie va partir dans une direction totalement imprévisible…

 

Donc, à ce point, je suis au bord d'une route déserte, à cent vingt bornes de mon lit, en pleine nuit. Il n'y a pas de lune et je ne distingue presque rien. Au loin, les deux points rouges des phares de mes agresseurs se rapprochent l'un de l'autre, disparaissent puis réapparaissent, finissent par ne faire plus qu'un seul point, à peine visible.

Sur l'horizon, on voit comme des gros halos de lumière autour des villes proches. Au fur et à mesure que je m'habitue à l'obscurité, je discerne des halos plus petits, plus lointains.

Au-dessus, là où il n'y a plus la lumière des villes, on voit un très beau ciel. La voie lactée se détache clairement, et les étoiles apparaissent de plus en plus nombreuses. Je m'allonge dans l'herbe pour profiter du spectacle. Un peu de calme, un peu de distance par rapport à ce qui vient de m'arriver.

Où suis-je exactement ?

La probabilité que je trouve à nouveau une voiture pour continuer la route est infime...

Je reviens les mains vides…

Ai-je le courage de continuer maintenant ou vais-je plutôt dormir ici ? Est-ce que je retourne au champ demain ? Je prendrai alors le train pour rentrer…

Lentement, la solution se dessine : pas de stress, faire comme si rien d'important ne s'était passé, continuer son chemin en s'adaptant à la situation.

Conclusion : je cherche un endroit pour dormir et me remettre de mes émotions, et, demain, je retourne au champ.

 

Je me lève, décidé. Maintenant mes yeux se sont totalement habitués à l'obscurité, la faible lueur des étoiles et des halos lumineux suffit à distinguer le paysage.

Pas très loin, il y a une petite colline, et, en suivant des yeux la crête qui se découpe sur le ciel plus clair de l'horizon, je tombe sur une maison en ruine dans un terrain dégagé, juste avant que la ligne de crête ne replonge vers le bas. Ça me plaît. Un toit s'il pleut, la vue dégagée, c'est parfait pour passer la nuit…

Je choisis de remonter la route qui file à peu près à 45° à gauche de ma destination. J'essaierai de trouver un chemin sur la droite. Inévitablement, il y en a un pour monter là-haut, puisqu'il y a une habitation, en ruine certes, mais une habitation tout de même.

 

Un quart d'heure plus tard, je suis dans la cour. En chemin, je me suis cassé la figure deux fois dans l'obscurité, je suis encore plus sale et mouillé qu'avant.

Devant la maison, il y a comme une petite terrasse couverte avec un vieux banc de bois. Bien qu'il commence à faire plus clair – la lune doit se lever – je préfère ne pas rentrer dans la maison où je risquerais de trouver rongeurs et rampants, une horreur.

Il ne fait pas trop froid et l'extérieur me semble plus éclairé, plus hospitalier.

Je m'assieds sur le banc et commence à me mettre en condition pour dormir.

Ne serais-je pas mieux allongé sur le sol ? Ou sous le banc ? N'étais-je pas mieux au bord de la route, à proximité d'un lieu de passage ? Au moins, si je me faisais attaquer par une bête sauvage, on me trouverait plus rapidement…

Décidément, je ne peux pas dormir, je suis trop excité par l’aventure, je délire.

 

Mon regard est soudain attiré par des lumières intermittentes dans le fond de la vallée, pas du côté de la route, du côté opposé.

J'aurais pu penser à une autre route, mais, alors qu'une demi-lune surgit sur l'horizon, on voit bien qu'il n'y a là-dessous qu'une forêt et quelques clairières. Je pense donc à une soirée épicurienne en pleine campagne.

Si je m'étais marié, j'aurais aimé fêter l'événement dans une clairière, comme une fête gauloise, avec des torches, de la musique, et surtout une bonne part de magie…

Je m'immobilise pour écouter plus attentivement, mais je n'entends rien. Il n'y a pas de musique, l'hypothèse de la fête s'effondre. Intrigué, je me lève et marche un peu à l'écart de la maison. La peur s'atténue peu à peu. Je me sens maintenant comme le propriétaire des lieux qui s'inquiète d'une activité étrange dans son voisinage.

En tendant encore l'oreille, j'entends des cliquetis métalliques et un sifflet modulé. Peut-être une musique déformée par le vent et les arbres ? Peut-être de la musique expérimentale… ou conceptuelle ?

Comme je suis curieux, pas trop fatigué, et puisque la lune éclaire maintenant la campagne, je décide d'aller voir de plus près.

 

J'attends qu'un petit nuage finisse de passer devant la clarté lunaire, et j'y vais.

Je trouve rapidement une allée assez large qui descend en direction de la musique, de la fête supposée, sous les arbres. Je marche d'un bon pas, veillant seulement à ne pas glisser une fois de plus dans la boue.

Depuis que j'ai quitté la maison en ruine, que je m'enfonce dans la vallée, je n'entends plus de bruit et ne vois plus de lumière. Je marche en écarquillant les yeux à la recherche d'un chemin, à droite ou à gauche. Je m'arrête souvent pour voir par où ça continue.

Je scrute la cime des arbres. J'ai l'impression de voir de vagues lueurs un peu sur la droite, pas très loin, mais je ne sais pas si ce sont les reflets de la lune, ou les lumières que j'avais vues de là-haut.

Comme je me pose la question, un grand sifflement surgit de la forêt, assez proche. J'entends aussi des pas rapides dans le sous-bois. Je ne sais pas si je n'y avais pas prêté attention avant ou si des personnes se sont subitement mises en marche. Furtivement, l'idée que ce pourrait être autre chose que des humains me traverse l'esprit, mais je ne m'y attarde pas.

Il y a un autre sifflement et, soudainement, l'ensemble du sous-bois semble s'éclairer. Surpris, comme découvert en flagrant délit de vol dans un entrepôt vide, je fais un saut sur le bord du chemin et m'accroupis dans l'herbe.

La lumière semble provenir d'une minuscule clairière à une cinquantaine de mètres. Elle est très puissante, elle éclaire chaque brindille du sous-bois.

En ombres chinoises, je vois des silhouettes qui se déplacent entre la source de lumière et un gros rocher sur la droite. Ce sont donc bien des humains, mais j'abandonne définitivement l'idée d'une soirée bacchanale dans la forêt, ces gens n'ont pas l'air de s'amuser.

Ils vont et viennent régulièrement, certains portant des objets volumineux qui me cachent la lumière. À ce moment je pense plutôt à des scientifiques ou à des militaires en mission secrète. Je commence à avoir un peu peur.

Quand j'étais sur la terrasse de la maison abandonnée, j'avais regretté mon bord de route. Maintenant, ici, je réalise à quel point le petit banc de la terrasse, là-haut, était calme. Ça ne finira jamais.

Le problème est que je ne peux pas faire demi-tour, le chemin passe trop près de la lumière, je me ferais voir. Je reste un moment tétanisé dans l'herbe.

J'aimerais bien rester là et attendre que ça passe. Mais d'une part je suis assez mal assis, d'autre part je suis tout de même curieux de voir ce qui se trame là-bas. Le pire serait certainement que je reste terré là, que tout ça s'arrête et que je me retrouve comme un con, ne sachant même pas ce que j'ai vu.

Et pour finir, les gars qui sont là pourraient très bien me découvrir en quittant les lieux.

Il faut décidément que je bouge…

En regardant plus attentivement sur la droite, je vois une petite falaise qui semble s'élever doucement jusqu'au-dessus du rocher vers lequel les ombres se déplacent, et, fait étrange, dans lequel elles semblent disparaître.

Je décide de tenter ma chance dans cette direction, les rochers qui forment la falaise me cacheront de la lumière et je pourrai m'approcher sans bruit jusqu'au-dessus des gars.

 

Je privilégie maintenant l'hypothèse d'agents en mission secrète, et comme j'ai décidé de passer à l'action, j'entends le sang battre dans mes tempes.

Je ne suis toujours pas Indiana Jones, mais, en certaines circonstances, il m'arrive de croire que je le suis. L'adrénaline probablement.

J'enlève mes chaussures pour mieux sentir la roche sous mes pieds et avancer sans bruit. Je les laisse dans l'herbe.

Tel un félin, je me déplace en crabe vers un amas de pierres, situé à au moins un mètre et demi sur ma droite. D'un habile basculement, j'enjambe le premier rocher et me planque derrière.

Et là je ne bouge plus. Je me calme.

L'adrénaline disparaît, l'enthousiasme aussi, le rêve d'Indiana s'évanouit. Je constate cependant que je suis à l'abri de la lumière, que je peux me déplacer silencieusement sur la roche lisse, et, en fin de compte, que je suis assez bien installé.

Je roule sur le côté pour regarder le ciel. On voit toujours les étoiles, un peu moins que tout à l'heure à cause de la forte lumière.

Regarder le ciel étoilé m'apaise, il en a toujours été ainsi. Je pourrais rester des heures le regard planté dans l'espace intersidéral. Je reste quelques instants immobile, le temps de retrouver un souffle régulier, puis la curiosité reprend le dessus, je veux voir ce qui se trame en bas. Je continue donc de progresser pour aller jusqu'au-dessus du gros rocher qui engloutit ces pauvres gens.

 

Allongé sur le ventre je m'approche du bord, tout doucement, millimètre par millimètre.

Je me suis toujours dit qu'il serait assez pratique d'avoir les yeux au sommet du crâne, plutôt qu'au milieu du visage. Après tout, on a inventé les périscopes pour résoudre le problème.

Les silhouettes qui vont et viennent en bas ne semblent pas faire attention à moi. Je m'avance donc plus encore. En fait, ils ne disparaissent pas dans le rocher : il y a une large trappe circulaire par laquelle ils descendent, puis remontent.

L'intérieur est très éclairé, mais rien de comparable à la grosse lumière de tout à l'heure, qui est maintenant sur ma droite. En m'avançant un peu plus, je pourrais voir à l'intérieur de la trappe. Je m'étire. Comme je connais ma maladresse, je fais attention à ce que mes pieds nus soient bien arrimés dans la pierre et dans les quelques racines qui courent dessus.

À l'aveugle, parce que je continue de regarder ce qui se passe en bas, je balance mon bras pour chercher un appui dans les arbres. Je trouve une branche horizontale, très droite. Sans me poser de question, je m'y agrippe et avance encore plus.

J'y suis presque. Je devine que cette trappe donne sur un espace assez grand parce que d'autres personnes se trouvent en bas pour charger et décharger ceux qui font le va-et-vient. Ils doivent ranger. C'est comme un déménagement dans les deux sens, un remplacement de tout.

Mais ce n'est pas une habitation, on est en pleine nuit, et depuis que je regarde ces gars se déplacer, je commence à les trouver bizarres. Aucune parole n'est échangée, on n'entend que le bruit des pas et des étoffes. Montant de la trappe, des bruits plus disparates me parviennent : ils confirment l'hypothèse d'un déménagement.

 

Et voilà, à ce point l'histoire était déjà nouée, tout était en place. Quoi que je fasse, qu'importe la décision prise, tout se déroule à partir de cette situation absurde, tendue par un faisceau improbable de circonstances.

En regardant vers le bas, je m'étais beaucoup avancé, tout mon buste surplombait le vide. J'étais accroché à cette branche, fine mais solide, qui semblait supporter mon poids sans problème. Mes pieds avaient un peu relâché leur prise, mais je ne m'inquiétais pas parce que je me sentais dans une position assez stable.

Dans un furtif éclair de lucidité, je me suis dit que je devrais me méfier, qu'il était totalement impossible que je sorte indemne de cette histoire. J'ai essayé de me rétracter sur la roche, je ne pouvais de toute manière pas en voir beaucoup plus par cette trappe.

C'est à ce moment-là que j'ai commencé à sentir le piège se refermer sur moi, impitoyable. Arc-bouté entre mon support supérieur, la branche, et l’amas rocheux, j'avais beaucoup de mal à faire machine arrière. J'essayais de me tortiller comme un reptile affolé, essayant tout de même de ne pas faire trop de bruit.

 

Je voulais encore croire que ça pouvait bien se terminer. Je commençais à regagner du terrain sur la roche, j'étais au niveau des abdominaux, autant dire presque sorti d'affaire.

Mais voilà, il a fallu que mon paquet de tabac s'en mêle. Jusque-là bien tranquillement coincé dans la poche de poitrine de ma chemise, il s'est lentement déplacé vers le haut de ladite poche, alors que je me tortillais comme un pauvre diable pour sauver ma vie. Je l'ai senti glisser au dernier moment. Je l'ai vu commencer à tomber, comme au ralenti.

Traître, assassin, le paquet de tabac.

Alors j'ai tenté le tout pour le tout : le rattraper d'un mouvement rageur du bras.

C'était trop pour mon équilibre précaire. J'ai senti mes pieds glisser sur la roche, d'abord doucement puis plus vite, inexorablement.

Je me suis senti basculer dans le vide, avec pour seul support cette branche solide à laquelle je me tiens depuis le début.

J'ai entendu le paquet de tabac tomber mollement sur le sol, puis, semble-t-il, rebondir et retomber plus bas, probablement dans la trappe.

 

Et me voilà pendu par le bras, au-dessus de ces gars silencieux. Je m'attends à ce qu'ils s'esclaffent en me voyant ainsi, mais je n'entends toujours que leurs pas, certes d'un coup plus désordonnés, plus précipités.

Je n'ose regarder en bas. Je devrais avoir peur mais le sentiment qui domine est tout de même la honte. J'ai fermé les yeux, je m'agrippe à cette branche et c'est la seule chose qui compte.

D'ailleurs, maintenant que je m'enroule autour, je la trouve bizarre aussi, cette branche, lisse, fraîche, très droite, on dirait plus une tige qu’une branche. J'ouvre les yeux pour regarder, pour constater le malaise.

C'est une tige absolument horizontale, qui semble sortir de nulle part, noire. En la remontant, je distingue une grosse masse, noire elle aussi, presque invisible, sans reflets. La source de lumière semble provenir du bas de cette masse. Ce n'est pas un arbre, ce n'est pas naturel. Je me suis accroché à un appareil.

Il y a une grande agitation au-dessous de moi, et, comme j'ai déjà les yeux ouverts, je regarde. J’ose enfin assumer ma position. Les gars se sont tous regroupés autour de la trappe, ils font des gestes rapides, comme pour me dire de lâcher, de partir, de tomber. Ils ne parlent pas. Ils doivent tous être muets.

Ils ont aussi des visages étranges, et, maintenant que j'y pense, des habits étranges, comme des combinaisons de plongée très fines.

 

D'un coup les images se recoupent dans un recoin de mon cerveau. La lumière, l'activité, la tige et ces faces étranges, allongées, ce regard bleu profond, intense comme celui des hindous… J'ai peur de comprendre.

Moi, Johnny Milou, au terme d'une journée catastrophique, je me fais pincer en train d'espionner des extraterrestres ! Misère.

Accablé, fatigué, et parce que tout le monde ne semble attendre que ça, je lâche. Je chute. Je m'abîme. Je perds connaissance, sûr déjà que ma vie est finie.