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Lire > Chapitre 24 :

24.

« Et si on lui préparait juste des œufs avec du jambon et un peu de riz ? Comme ça, tout naturellement… »

Je propose ça au hasard, une idée en l'air, mais en y réfléchissant ce n'est pas si bête. Je suis sûr qu'ils sont toujours fourrés au restaurant, pendant leurs "missions", alors essayer de lui préparer un truc tellement simple qu'aucun resto ne le propose jamais, c'est plutôt une bonne idée.

J'argumente auprès de Vania, mais elle ne semble pas convaincue. Elle est plutôt partante pour tenter une prouesse culinaire. Elle est justement en train de se creuser la tête pour choisir laquelle serait la plus exceptionnelle.

« Désolé Vania, mais là je crois que tu te plantes… Compte sur eux pour avoir essayé les mets les plus raffinés. Non, forcément, ce qui intéressera le plus Hermès, c'est de voir comment nous mangeons tous les jours…

- D’accord, mais ils ont dû aussi aller traîner dans les supermarchés et les fast-foods… Ils le savent bien, ce qu'on mange tous les jours…

- Ils connaissent sûrement la consommation uniformisée des centres commerciaux, oui… Là tu as raison… Mais il y a aussi des plats traditionnels… C'est pour ça que des œufs, ou une omelette… »

Nous continuons à débattre pendant un moment avant de nous décider à aller faire les courses. Et ce n'est pas fini, en arrivant dans le magasin nous en parlons encore.

 

Alors que le soir arrive à tout petits pas, je me sens de plus en plus nerveux. Tout est prêt, la nourriture est là, la pièce est propre, j'ai rangé les disques pour qu'on puisse les trouver facilement.

Finalement nous avons opté pour un repas-buffet avec plein de plats différents. Des salades, des grillades, des brochettes, des légumes entiers, des fruits. Et quelques pâtisseries, qu'y a-t-il de meilleur sur terre qu'une pâtisserie ?

Il y a des produits du monde entier, tout ce que nous avons pu trouver dans trois hypermarchés. Certainement beaucoup trop pour trois personnes, nous proposerons à Hermès d'en ramener à ses collègues.

Vania est en train de prendre une douche, de se faire belle. Je ne sais pas pourquoi elle tient absolument à être magnifique pour recevoir Hermès, mais c'est un fait, elle le veut. Peut-être parce qu'il l'a complimentée sur sa plastique la dernière fois, elle voudra lui montrer ce que ça donne avec une robe.

Il arrive juste quand elle sort de la chambre, propre et habillée. Il est magnifique lui aussi, comme à son habitude.

 

Hermès a tout de suite insisté sur le fait qu'il s'apprêtait à passer une vraie soirée avec des humains de la Terre, comme un ami. Il nous a promis de répondre aux questions que nous nous posons, mais en fin de soirée. Il a posé un ultimatum au début du café, mais il ne semble pas prêt à accélérer les choses, il prend son temps.

Nous avons commencé par lui présenter le fruit de nos pérégrinations dans les hypers du coin, forcément, puisque tout était étalé, là, sur une table. Vania a même pris la peine de mettre une nappe blanche, pour que ça ressorte bien.

Nous lui avons décrit les mets, avec le pays d'origine et tout ce que nous savions sur l'historique du plat, les accompagnements envisageables, et ceux qui seraient, selon la coutume, hérétiques.

Pour ne pas dire n'importe quoi, je suis allé chercher les emballages dans la poubelle, ce qui m’a valu une salve de mitrailleuse de la part de Vania. J'ai évité de justesse.

Puis nous avons dérivé – grâce, il faut bien le reconnaître, à cette exploration inopinée de nos déchets – jusqu'à parler plus généralement de l'organisation agroalimentaire de la planète.

Certes, on s'éloignait un peu d'une discussion courante entre terriens, mais avec un ami comme Hermès, il faut toujours s’attendre à ce que la discussion prenne de la hauteur.

Quand je lui ai fait la remarque, il a répondu :

« Considère-moi comme un ami très curieux et très intelligent, très impatient de comprendre. »

Nous lui avons donc dit ce que nous savions, c'est-à-dire peu de choses. Ce qu'on en voit quand on est un rouage de la machine elle-même.

Vania s'est enflammée quand elle lui a décrit l'ambiance des grands magasins, comment nous fonçons tous sur le produit à acheter, sans un regard pour ce qu'il y a autour, y compris tout le monde, tout le reste du monde. Aller faire ses courses dans un hypermarché est resté comme un succédané de chasse primitive, l'instinct du combat s'exprime. C'est la guerre.

Hermès semblait très intéressé.

 

Au milieu du repas, nous étions en train de lui expliquer nos parcours respectifs. J'avais commencé en premier et Vania, qui est un peu plus jeune que moi, s'est greffée dans le cours de mon histoire. Et elle a continué de raconter ce dont elle se rappelait, année après année, en contrepoint de ma propre vie.

Je ne m'étais jamais livré à un tel exercice auparavant. Il est étonnant de voir à quel point ça change les perspectives. Entendre une autre histoire en même temps que la sienne resitue tout dans le temps. Voir l'évolution parallèle, qui plus est d'une fille que j'aime, m'a permis à la fois de mieux la comprendre, elle, et de mieux me comprendre, moi.

Et de mieux comprendre l'évolution tout court, comment les choses se développent en rebondissant sur des événements anodins.

Quand j'en suis arrivé à mes quinze ans, j'ai commencé à mêler aussi les grands événements dont j'avais entendu parler aux actualités, ceux qui m'avaient assez marqué. Vania s'y est mise également et nous avons fini par décrire nos deux parcours au milieu de l'évolution globale de l'humanité terrestre.

Sur une telle base, nous avons pu aborder à peu près tous les sujets, et Hermès ne s'est pas privé pour poser des questions. Tout y est passé. Avec Vania c'était plutôt l'éducation, la santé, les études supérieures, les voyages. Quant à ma propre histoire, elle a surtout ouvert sur les hôpitaux, l'aide sociale, la justice.

Quand nous finissions le dessert, j'en arrivais à notre première rencontre. J'ai raconté à Hermès, comme je ne l'avais encore jamais fait, comment j'avais vécu l'intervalle entre ma chute de cette branche qui n'en était pas une et notre deuxième rencontre : les psychiatres, la rencontre avec Vania, puis le départ pour le Chili.

 

Hermès opine de la tête en ramassant les dernières miettes de son gâteau.

« C'est très intéressant… Je vous remercie les amis, vraiment très intéressant…

- Tu trouves notre vie intéressante ?

- Oui, bien sûr. Pour moi c'est extrêmement intéressant. Voyez-vous, j'ai une connaissance essentiellement théorique de votre culture, mais je n'avais encore jamais eu l'occasion de discuter aussi longtemps avec des terriens, des amis terriens… Et je crois qu'un très petit nombre de non-terriens ont eu l'occasion de le faire…

- Tiens, au fait, j'y pense… Je préfère maintenant dire exo-terrien plutôt que "extraterrestre", je voulais savoir ce que tu en penses…

- Mais Johnny, tu connais votre langue beaucoup mieux que moi, si tu préfères ce terme, utilise-le. Étymologiquement ça me semble correct… Pourquoi préfères-tu ce terme ? Est-ce que tu trouves "extraterrestre" trop chargé d'histoire ?

- Oui… C'est ça…

- Il n'y a effectivement pas grand rapport entre ce que vous avez l'habitude de désigner par "extraterrestre" et la réalité. Il n'y a qu'à voir les expressions dérivées : un homme qualifié d' "extraterrestre" est un homme bizarre. Il semble que, dans votre inconscient sociétal, "extraterrestre" est opposé à humain. Ce qui n'est pas humain, ou inconnu de l'humain, est extraterrestre. C'est justement pour ça que vous n'êtes pas prêts, globalement, à admettre notre existence : vous ne pourriez que vous opposer à nous, alors que vous devriez vous sentir proches de nous. Nous ne sommes pas différents, nous sommes simplement ce que vous serez dans mille ou deux mille ans. »

Il a reposé son assiette vide, en finissant la phrase.

« Bon, eh bien je crois qu'il est temps que nous passions au café », ajoute-t-il avec un grand sourire.

Il est temps en effet, je sens les questions qui affluent dans mon cerveau, ça commence à bouillonner, à faire bouchon. Bientôt ça aurait éclaté, de toute façon.

 

« Alors, de quoi vouliez-vous me parler ? »

Forcément, en le demandant comme ça, on ne sait plus quoi dire, ni l'un ni l'autre.

C'est Vania qui s'y colle, toujours plus limpide que moi dans ses pensées.

« Eh bien voilà, tout tourne un peu autour du rapport que tu nous as demandé, du rôle qu'on pourrait avoir…

- Oui, c'est vaste… »

Hermès attend autre chose, une question plus précise. Je reprends le flambeau maintenant que Vania a lancé la conversation. Nous sommes un couple parfait sur ce plan là.

« Nous nous demandons si nous pouvons avoir un rôle actif dans cette histoire. Je veux dire… Rédiger un rapport c'est bien, mais est-ce qu'on ne pourrait pas agir pour faire avancer l'humanité, pour la faire évoluer de telle façon que vous puissiez vous montrer ?

- Oh… Tu deviens très prétentieux, Johnny.

- Non, mais je veux dire juste faire ce qu'on peut…

- Je comprends… Je comprends… Je m'attendais bien à ce qu'un jour nous ayons une discussion approfondie sur ce sujet. »

Il laisse le silence retomber, semble chercher à organiser ses pensées, nous regarde pour juger quels termes nous toucheraient le plus.

Je commence à le connaître, Hermès. Je sais qu'il nous domine incontestablement sur le plan intellectuel. Mais je sais aussi qu'il n'en tire aucune vanité, qu'il n'en profite pas. Il ne nous domine pas comme un terrien nous dominerait.

« Il y a deux parties, dans la réponse que je te ferai. La première est effectivement que tu deviens prétentieux, et je dois te mettre en garde. Je sais que cela vient de toi, beaucoup plus que de Vania. »

Elle se trémousse sur le canapé, comme si elle venait de recevoir un bon point. Hermès sourit. Je laisse passer.

« Il ne faut pas que tu te sentes investi d'une mission que tu ne pourras pas mener à bien. Nous nous sommes autorisés à te parler justement parce que tu ne disposes pas des moyens nécessaires pour faire évoluer votre société. »

Ça commence à être désagréable…

« Je ne parle évidemment pas de moyens intrinsèques, comme l'intelligence, l'ouverture d'esprit ou l'intuition, je parle des moyens sociaux. Votre société est très hiérarchisée, en fait elle n'est dirigée, ou plutôt régentée, que par un petit groupe de personnes, une oligarchie. Or tu ne fais pas partie de ce petit groupe. Tu pourras faire tout ce que tu veux, tu n'y arriveras pas, car cette organisation est cloisonnée. Si tu parles de nous, on ne te croira pas, si tu amènes des preuves, on les discréditera, et si tu te contentes d'affirmer, personne ne t'écoutera. C'est prévisible, parce que votre psychologie sociale est construite sur ce principe. Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas… »

De nouveau un silence. Il nous laisse assimiler, et c'est sacrément nécessaire.

J'ai l'impression qu'il parle sur un niveau différent qu'à nos précédentes rencontres. Il simplifie moins. Ses phrases résonnent encore dans l'air et, sur chacune d'elles, j'ai l'impression que mon esprit pourrait bâtir une théorie, tirer des centaines de conclusions. Il y a le sens direct, et tous les sous-entendus…

« En outre, je t'empêcherai de montrer des preuves ou de parler à trop de gens, c'est la deuxième partie de la réponse… Je t'ai déjà expliqué que nous ne pouvons pas vous donner des preuves de notre existence aujourd'hui, votre société ne le supporterait pas.

- Mais vous êtes en train d'étudier la question, puisque tu nous demandes un rapport…

- Oui, bien sûr, nous savons que le moment sera bientôt venu. Mais ce moment n'est pas défini, peut-être dans quelques années, peut-être dans des centaines d'années…

- Eh bien justement, nous pourrions agir pour le rapprocher, ce moment !

- Non ! Il est bien plus important de laisser les choses se faire, de laisser votre structure psycho-sociétale évoluer naturellement vers cette évidence. Car c'est tout de même une évidence… Vous avez largement assez de preuves de notre existence. C'est aussi pour ça qu'il est inutile d'en apporter d'autres.

- Ah… Quelles preuves, par exemple ? Intervient Vania.

- Les survols d'engins, les dessins que vous nommez "cercles de cultures"…

- Pfff… Mais c'est n'importe quoi, ça.

- Vous en êtes convaincus, oui. Mais n'êtes-vous pas étonnés de ne trouver aucune explication ? Alors que l'une d'entre-elles est évidente, et que de nombreux humains l'ont déjà proposée. Certes, vous commencez seulement à vous approcher d'une théorie cosmologique qui dépasse votre planète, mais l'existence d'êtres intelligents sur d'autres planètes devrait déjà vous paraître évidente. Vous pourriez tout à fait faire le lien à grande échelle.

- Oui, on fait le lien, mais ça reste n'importe quoi, des farces…

- Voilà, on est en plein dans le problème de votre structure psycho-sociétale : d'une part vous admettez sans problème l'irrationnel, d'autre part, il vous faut l'aval d'une autorité pour avoir vraiment foi en quelque chose. Tout ce qui n'est pas officiel est ésotérique.

- Comment peut-on faire autrement ? Ce qu'on ne connaît pas, on ne le connaît pas… Et vous, que feriez-vous ?

- Nous avons aussi une grande confiance en nos scientifiques, mais la population entière comprend bien mieux leur travail que chez vous. De plus, si un de nos scientifiques constate un phénomène étrange, il l'étudiera jusqu'à le comprendre, il ne le rejettera jamais.

- Et pourquoi crois-tu que c'est différent "chez nous" ?

- C'est votre structure, certaines choses sont discréditées, parce qu'elles heurtent les idées des uns ou des autres. Certaines idées sont arbitrairement classées dans la catégorie "loufoques", toute personne qui s'y intéresse sera la risée de sa communauté. Il y a chez vous ce qu'on appelle des dogmes : des idées peuvent être balayées avant même d’être étudiées. Voilà pourquoi.

- Et c'est aussi pour cette raison que nous ne pourrions pas digérer votre arrivée ?

- Oui, exactement, tu comprends vite, Vania. Il y a effectivement un rapport. Imagine que nous fassions une apparition massive, irréfutable, avec photos dans les journaux et vidéos à la télévision…

- J'imagine…

- Il suffirait qu'un dirigeant ou même un homme influent prenne peur, pour qu'il puisse entraîner tout son peuple, et probablement la moitié de la planète avec lui. Il y aurait une réaction de panique, les dirigeants décréteraient un état d'urgence, et les industriels se frotteraient les mains en relançant l'industrie de l'armement. Et un an plus tard vous risqueriez de faire exploser votre planète en faisant des essais de bombes à plasma !

- Tu te moques de nous ?

- Non, pas du tout. C'est un scénario que nous avons envisagé, un des rares qui aboutissent à la destruction complète de votre planète, mais il est plausible. Et il y en a d'autres…

- Mais comment pourrions-nous éviter ça ?

- Vous ? En attendant. Et en vous taisant…

- Je veux dire, nous tous, les humains… Que faudrait-il changer ?

- Ça je ne peux pas te le dire, justement… Mais ce que nous attendons, c’est que vous ayez une structure psycho-sociale plus raisonnable, plus stable, plus prédictible…

- Je ne comprends pas…

- Euh… Moi non plus…

- Eh bien, dans l'exemple que je vous ai donné, il suffirait qu'une plus grosse part de la population puisse réguler les peurs irrationnelles des dirigeants pour que ça n'aille pas à la catastrophe.

- Ben… D'accord, mais comment on fait ?

- Oui, que faisons-nous ? En plus, normalement, nos dirigeants ne sont pas sujets aux "peurs irrationnelles".

- Du calme… Un à la fois… D'abord, Johnny, tu devrais le savoir, parce que je te l'ai déjà expliqué, je ne peux pas vous donner de recettes. J'ai les références de ma culture, avec son histoire, sa construction. Votre culture est différente, vous vous êtes développés en empruntant des voies qui sont propres à votre planète, absolument uniques. Nous n'avons pas le droit de vous imposer notre vision des choses.

- Vous pourriez nous le proposer au moins, nous le suggérer…

- Non, même ça nous ne le pouvons pas !

- Ben pourquoi ?

- Parce que nous briserions l'originalité de votre culture, sa richesse. Vous comprendrez plus tard, quand vous appréhenderez la galaxie, que chaque culture planétaire a une importance extrême. Chaque culture est un essai, une possibilité d'évolution. Et ce qui est fantastique, c'est que finalement nous nous rejoignons tous ! »

 

Hermès écarte les bras en souriant. Il rayonne. Je sens une chaleur émaner de lui pour venir m'envelopper. Ça me réchauffe entièrement, alors qu'un feu me brûlerait seulement le visage.

Vania est fascinée. Elle regarde Hermès comme un dieu vivant, jeune et beau.

Il se tourne vers elle, il comprend toujours ce qui nous passe par la tête. Un bref instant je crois voir un mince filet bleu se dessiner entre leurs yeux.

 

« Et venons-en à ta question, Vania. Je sais qu'en ce moment tu m'aimes, tu me vois comme un dieu. C'est logique. C'est un phénomène que vous appelez "gouroutisation", je crois. C'est-à-dire que je te semble tellement supérieur à toi, que tu te soumets intégralement. Entre nous, ce n'est pas très grave. Tu dois t’en rendre compte… Oui tu t’en rends compte, je le vois dans tes yeux : le simple fait que je te le dise a immédiatement dégonflé ton sentiment. Mais à l'échelle de la société, c'est beaucoup plus grave… C'est également un des scénarios catastrophes que nous avons étudiés. »

« Outre la peur, quelques personnes pourraient avoir tendance à se soumettre aveuglément à notre culture. Par l'influence de ces gens – qui n'ont pas besoin d'être des dirigeants, il suffit qu’ils soient médiatisés – nos habitudes, nos gestes, seraient élevés au niveau de dogmes, de rites. La société entière nous identifierait à des dieux. »

« Ce scénario est catastrophique d'une part parce qu'il détruit votre culture, d'autre part parce qu'il ne nous serait pas possible de résoudre tous vos problèmes. Notre modèle de société, nos technologies, ne pourraient pas vous être transmis sans des centaines d'années d'enseignement. Il s'ensuivrait une implosion totale de votre société, et le résultat pourrait aller d'une régression vers une époque reculée de votre histoire, à la disparition complète de la race humaine terrestre. »

« C'est réellement dramatique. »

« Vous comprenez bien maintenant qu'entre la peur et le fanatisme, le créneau est étroit. Nous ne pouvons réellement prendre aucun risque. »

« En ce moment, nous analysons votre société sous l'angle de la psycho-sociologie, qui est mon domaine. »

« Ce que je vais vous dire est important, à la limite extrême de ce que je peux vous révéler, bien que j'en aie déjà touché quelques mots à Johnny lors de notre deuxième rencontre. Mais je suis sûr que vous comprendrez. »

« Nous avons commencé par une étude générale de la société, principalement au travers des médias. Les conclusions de cette première approche furent très pessimistes. Vous ne nous sembliez absolument pas prêts à admettre une vision plus large de l'humanité. »

« Mais nous avons tout de même poussé l'étude un peu plus loin, et nous avons eu raison. L'étape suivante fut une analyse individuelle de la psychologie des individus. Et la conclusion de cette seconde étude nous apprit qu'un grand nombre d'individus sont plus évolués que ne le laisserait supposer la société prise dans son ensemble. »

« Pour comprendre ces différences, nous avons été obligés d'étudier votre société beaucoup plus précisément. C'est ce que je viens faire ici, c'est mon travail. Nous étudions les influences que subissent les individus, les valeurs transmises par les médias et leur entourage, ainsi que la façon dont les quelques personnes influentes sont choisies. »

« La conclusion, qui n'est pour l'instant que partielle, est que les humains de la Terre sont encore sujets à l'instinct ancestral dominant-dominé. Vous choisissez vos dirigeants non pas pour la pertinence de leur raisonnement mais pour leur façon de s'imposer. Peu importe qu'ils aient des idées justes, pourvu qu'ils puissent convaincre tout le monde. »

« Il y a deux conséquences assez dramatiques. La première est que vous élisez des dirigeants brutaux, qui sont en moyenne moins évolués que la population globale – je parle d'évolution génétique. Ces gens voient leur fonction non comme une charge, mais comme un privilège, et ils en profitent. Mais il ne faut pas que vous les méprisiez pour ça, ils fonctionnent comme leur cerveau a appris à fonctionner, comme tout le monde fonctionne, y compris vous-mêmes. Je suis sûr que vous vous en défendez, mais c'est pourtant un fait… »

« La deuxième conséquence est que vous continuez à vivre dans une société bâtie sur la compétition, alors que vos scientifiques savent bien que la coopération est plus profitable, globalement, que la compétition. »

 

Hermès s'est arrêté de parler d'un seul coup. Il s'est resservi un verre de cuba libre et nous regarde sans avoir l'air de vouloir ajouter un mot.

Je ne comprends pas bien ce qu'il vient de nous dire. Les mots résonnent dans ma tête mais je n'arrive pas à en faire une synthèse. Je les comprends, je comprends aussi les phrases, mais je ne sais pas quoi en tirer.

Je lui demande finalement :

« Et nous ne pouvons rien faire pour changer ça ?

- Non Johnny, tu n'y peux rien… Je te parle de la psychologie de la société, pas d'un système politique ou social. Vous pourriez essayer de changer un système, mais il est totalement illusoire de vouloir changer la psychologie de la société. D'ailleurs le système existe déjà, vous l'appelez démocratie.

- Ben justement, on pourrait élire d'autres personnes…

- Tu pourrais voter pour la personne que tu préfères, Johnny, mais tu ne peux pas faire en sorte que tout le monde vote comme toi. L'instinct de domination est ancré très profondément dans vos esprits, vous êtes élevés avec ces valeurs, votre société entière est bâtie là-dessus.

- Et comment pourrons-nous en sortir alors ? Ce que tu dis est terriblement déprimant ! Intervient Vania.

- Vos mentalités vont peu à peu changer… Mais il faut du temps, il faut que l'évolution se poursuive, lentement. De plus en plus de vos concitoyens ont le courage de vivre selon de nouvelles valeurs. Et j'emploie volontairement le mot "courage", car il est extrêmement douloureux de vivre dans votre société en rejetant ce principe de compétition…

- Et quelles sont-elles, ces nouvelles valeurs ?

- La coopération, bien sûr, l'humanisme. Vous êtes une humanité, pas seulement des individus ! Vous êtes incapables de vivre sans l'ensemble de votre structure sociale, il faut seulement que vous le reconnaissiez. Le temps est venu où les humains de la Terre doivent se fédérer en une humanité, comme les cellules de ton corps se sont fédérées en un être.

- Mais vous voulez nous réduire à des fourmis, à des robots ! Nous sommes des individus.

- Tu as bien peu d'estime pour les fourmis, et surtout… pour tes cellules. Fais attention, ce n'est pas bon pour la santé. »

 

« Vois-tu, dans l'univers, tout est imbriqué. Vous êtes les individus de la société, comme vos cellules sont les individus de votre corps. C'est d'ailleurs pourquoi "individu" est un terme approximatif, l'indivision doit être précisée dans un contexte, à une échelle.

Si vous vous affirmez comme individu sans penser au niveau inférieur, vous niez la biologie qui vous fait vivre. Vous devez avoir l'intime conviction d'être à la fois des individus au niveau de votre société et une société en vous-mêmes, une société organisée de cellules.

De même, à l'échelle supérieure, chaque humanité planétaire constitue une entité, un individu, vu de la galaxie. Et vous devez, aussi, en avoir conscience. »

 

Hermès est parti. Nous n'avons pas fermé l'œil de la nuit.