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Lire > Chapitre 18 :

18.

Au matin, je me réveille dans le sable, ce n'est pas très agréable. C'est un peu mouillé, ça colle partout.

Je ne comprends pas exactement ce qui m'a réveillé, le soleil se lève à peine. Je sais où je suis, pas de problème de ce côté, je suis à Isla Grande, je me suis endormi sur la plage. Mais il y a quelque chose que je ne saisis pas…

« Inglan is a bitch, y´u bettah face up to it… »

Il y a de la musique, du reggae. Ça vient de loin, du bout de mes pieds, de la mer. Je ne suis pas encore assez réveillé pour lever la tête et voir de quoi il retourne. Je sais seulement qu'hier soir j'avais essayé de m'endormir loin de toute zone d'activité.  C'est loupé.

Et d'un coup, je l'entends. Assourdissant. Un moteur qui se lance, qui tourne, qui accélère par à-coups, comme une moto entre les mains d'un adolescent.

C'est ce qui m'a réveillé, j'en suis sûr, ce ne peut être que ça. Et ça m'exaspère…

Je ne vois pas pourquoi, sur une petite île a priori paisible, en face des côtes atlantiques du Panama, je devrais être réveillé par un moteur hystérique. N'y a-t-il plus un coin tranquille sur cette planète ?

Je me lève, aussi furieux que le moteur. Je titube un peu, puis me stabilise, et je cherche à localiser le bruit.

Pile au moment où je le vois, ça s'arrête. Il y a un homme, penché sur un moteur de bateau dont le socle est dangereusement fixé à une branche transversale. Il m'a vu, il a coupé le contact, et maintenant il lève un bras amical puis s'avance vers moi.

Du coup j'attends, la colère retombe un peu.

 

Le gars a la peau brune, quelques tatouages et de fines tresses dans les cheveux. Il sourit et me tend la main en arrivant.

« Yo man ! Excuse-moi, je t'ai réveillé… J'ai bien vu que t'étais là, à dormir, mais je ne pouvais pas non plus faire des kilomètres sur la plage avec le moteur, je me suis juste mis un peu plus loin… Désolé… »

Je grimace, sans pouvoir répondre grand-chose. Comme il a l'air sympathique, j'aimerais bien dire que ce n'est pas grave, mais il faudrait attendre que ma colère descende encore un peu.

« Ouais, oh, my friend, ce n'est pas si grave… T'as fait la fête hier soir ? T'es bourré ? Viens boire un café, ça ira mieux après… »

Je ne réponds toujours rien, mais ce gars me semble définitivement sympathique. Je me fends d'un sourire, en acquiesçant.

Je le suis. Nous longeons la plage, vers un sac à dos posé sur le sable, avec une thermos. En marchant, je constate que la musique vient d'un bateau amarré un peu plus loin.

Il fouille dans le sac et en sort deux moitiés de noix de coco qui servent de bol. Il verse le café puis nous nous asseyons. Je n'ai encore rien dit, mais ça ne le choque pas. Il sort un paquet de tabac, et lève à nouveau la tête vers moi.

« Tu fumes ? »

Rien ne pouvait me faire autant plaisir sur cette plage…

J'acquiesce à nouveau, cette fois avec vigueur, et avec mon plus large sourire.

 

Après, je me suis totalement détendu et réveillé, j'ai enfin pu parler. Il m'a expliqué qu'il n'est pas antillais mais tahitien, les tatouages auraient dû me mettre sur la voie.

Bien que je sois à peu près sûr de la réponse, je pose tout de même la question qui me brûle les lèvres.

« C'est ton bateau ?

- Oui… J'étais en train de vérifier mon moteur, je dois partir avant midi et, là où je vais, il me faudra un moteur pour entrer au port…

- Ah… Où vas-tu ?

- Ben, d'après ce qui est prévu, je dois aller à Barcelone, j'ai des amis à voir là-bas… »

La chance me sourit. J'essaie de saisir l'occasion, mais je ne trouve pas comment, et il ne me laisse pas le temps de réfléchir.

« Et toi, t'es en vacances ici ?

- Oui… Si on veut, enfin là je rentre.

- Et c'était bien ? Tu t'es bien éclaté ici ? »

Je note une pointe d'ironie, diffuse certes, mais qui me blesse un peu.

« Oui… Enfin, non, je ne sais pas… J'ai fait ce que je devais faire… À San Pedro je me suis bien amusé… Je ne sais pas ce que tu entends par "s'éclater"…

- Ben tu sais quoi, les boîtes de nuit, tout ça… Tu m'as dit que t'avais fait la fête tout à l'heure…

- Non… Non, je n'ai pas fait la fête, je suis arrivé seulement hier soir, sur un bateau… Mais les gens ne voulaient pas que je continue la traversée avec eux… Et en plus le skipper était un naze, j'avais pas confiance… »

Il sourit, un petit doute semble s'immiscer dans son ironie.

« Ah, oui… Et tu venais d'où ? De "San Pedro" ?… C'est où ?

- Oui, de San Pedro de Atacama, au Chili.

- Waouh. Ça fait une trotte !

- Oui, mais ça a été, j'ai trouvé un cargo pour remonter du Chili à Panama, puis un voilier qui m'a amené ici… Là je cherche un bateau pour rentrer en Europe, moi aussi… »

J'essaie de voir sa réaction, mais je ne vois rien. Il triture le sable avec un bout de bois, comme Carlos dans le désert, mais ne jette pas un œil sur son bateau. Il est pourtant là, et il va partir… Dans la même direction que moi... Sans moi… Ça serait vraiment bête…

« Oh… Tu vas bien trouver un bateau ici, il y en a plein… »

J'ai déjà entendu ça quelque part… Mais là, ça ne m'arrange pas. Et puis non, il n'y en a pas tant que ça.

« Ouais… C'est pas si évident… Mais je me demandais si, toi, tu ne pouvais pas me prendre ? »

Il me regarde étonné, comme si l'idée ne lui avait jamais effleuré l'esprit, comme si c'était complètement stupide, incongru, impossible.

« Oh moi, tu sais, je voyage seul… Je suis sympa comme ça, quand je rencontre des gens, mais je voyage seul… Et, pour tout te dire, je n'aime pas beaucoup les touristes… »

C'était donc ça, ce petit air ironique tout à l'heure… De nouveau, ça me blesse.

Puisque de toute manière l'histoire semble mal engagée, je décide de tenter le tout pour le tout, de lui parler de mon voyage.

« Oui, enfin je ne suis pas exactement un touriste… Je suis venu au Chili pour faire un truc particulier… Très particulier…

- Ah ouais, dit-il en riant, et c'est quoi ce truc "particulier" ?

- Je suis venu pour rencontrer des extraterrestres…

- Non, tu déconnes… Et t'en as vu, des extraterrestres ? »

Je vois à son large sourire et à son regard que ça l'amuse beaucoup. Il reste sur son idée de touriste, me regarde l'air goguenard, attend la réponse, prêt à exploser de rire. Alors je prends mon temps, je laisse retomber.

Je le regarde dans les yeux, je garde mon sérieux, puis, quand il cesse de rire, quand il se demande ce que je vais dire, je réponds, en appuyant bien sur chaque mot, pour qu'ils s'impriment dans l'air, pour qu'ils prennent de la densité, parce que ce sont des mots vrais.

« Oui, j'ai rencontré des extraterrestres, je suis parti avec eux pendant une journée. »

Il ne sait plus trop quoi faire, il est encore un peu sur la lancée de l'éclat de rire, mais mon air sérieux doit le retenir. Puis il redevient sérieux à son tour, il me regarde comme je l'ai regardé tout à l'heure, intensément.

« C'est vrai ?

- Oui, c'est vrai.

- Alors d'accord, je t'emmène, il faut que tu me racontes ça. »

 

Le bateau s'appelle Tavana, le rasta s'appelle Raimana, mais je l'appelle Raï ou rastaman, et le voyage est excellent.

Le bateau file sans problème dans un temps calme. Nous, comme il n'y a rien à faire, nous mangeons, nous fumons, et nous discutons. Et il y a toujours de la musique… Écouter de la musique en plein océan…

 

Au début, j'ai raconté l'histoire comme elle s'est déroulée. J'ai aussi montré le transmetteur, mais ne l'ai pas mis en marche, Hermès m'a bien spécifié de faire attention, de ne l'utiliser que seul, ou, à la limite, avec Vania, si je veux absolument la mêler à cette affaire.

Raï est maintenant convaincu, d'ailleurs l'histoire ne le choque pas vraiment. Il a une culture étonnante en matière d'affaires "ovni", de complots et de manipulations.

Alors nous avons commencé à parler des incidences sur la vie terrestre.

 

Un soir, au large des Açores, nous sommes tous les deux allongés à regarder les étoiles, je viens de raconter à Raï le spectacle de la Terre vue de l'espace, et celui de la galaxie.

« Ce qui est étrange, c'est que, au lieu d'être aspiré par l'univers, je me sens beaucoup plus terrien qu'avant. Peut-être le fait d'imaginer qu'on puisse être d'ailleurs…

- Bah… C'est normal je crois, avant tu ne te voyais pas comme un terrien parce que c'était implicite, ça ne pouvait pas être autrement. Maintenant que t'as rencontré des mecs qui viennent d'une autre planète, tu sais que tu es terrien… Moi aussi j'ai cette impression, depuis que tu m'as parlé de tout ça…

- Oui, oui, ça doit être ça… Et le fait de voir la planète aussi. Tu sais, c'est petit quand on regarde bien… Et puis c'est fragile… Et puis on est dans la merde si on l'abîme, parce que dehors c'est l'espace… Et c'est pas spécialement accueillant…

- Oui, c'est sûr… Mais tes potes extraterrestres pourront nous aider…

- Oh, apparemment ils n'en sont pas là… Ils ne veulent pas s'introduire dans la société terrestre maintenant, il paraît que c'est trop tôt.

- Forcément, quand on voit le bordel qu'il y a ici, ça ne donne pas envie…

- D'après ce que j'ai compris c'est un peu ça…

- Ils auraient peur de se faire taper dessus, ou qu'on aille foutre le bordel sur une autre planète…

- Oh non, là non… Ça ils s'en moquent, ils auraient les moyens de se protéger. Mais ils craignent que nous ne nous autodétruisions, ou qu'un petit groupe essaie de prendre le pouvoir sur tous les autres au prétexte de leur présence…

- Ah oui ? C'est gentil de s'inquiéter pour nous…

- Ben tu sais, ce qui ressort le plus de ce que m'a dit Hermès c'est l'humanisme. Ça semble bizarre parce qu'on considère que l'humanisme est quelque chose qui nous appartient… Mais c'est pourtant bien ça.

- Comment ça ?

- Ces mecs oeuvrent pour le progrès de l'humanité, au sens large. Ils parlent tout le temps de fraternité, de leurs frères de la galaxie, de leurs frères de la Terre…

- Ils doivent bien avoir des méchants aussi ?

- Oui, il m'en a parlé un peu… Des civilisations qui accèdent au voyage spatial avant d'avoir suffisamment évolué au niveau social et humain… Mais apparemment c'est rare. D'après ce que j'ai compris, il y a une phase, dans l'évolution classique d'une civilisation, où elle s'autodétruit si elle n'arrive pas à dépasser les agressivités individuelles. C'est classique, c'est comme ça que ça se passe d'habitude…

- Et on en est là ?

- Oui, on en est là. C'est pour ça qu'ils sont là, si nous arrivons à sortir vivants de cette phase difficile, ils entreront en contact avec nous.

- Je me demande comment ça se passera…

- Oui, moi aussi… Il ne m'a pas dit grand-chose là-dessus…

- On va les voir un jour au journal télévisé…

- Non, justement, ça leur pose un gros problème… Comme je te disais, ils ont peur des réactions. Mais pas des réactions réfléchies, ils craignent des crises psychologiques graves et de grande ampleur, des réactions de paranoïa ou d'hystérie collective… Il faut d'abord qu'ils préparent les humains à avoir une vision plus vaste, à ne plus se croire des êtres supérieurs.

- Comment ça ?

- Ben si des extraterrestres déboulent sur la planète, tous les mecs qui se croient les maîtres du monde vont avoir les boules, ils voudront se protéger, rester les maîtres à tout prix… Alors qu'ils ne seraient même pas menacés… Sauf par l'humanisme qui ressort de tout ça, évidemment.

- Oui, c'est peut-être ça qui leur fera le plus peur, que tout le monde se mette à réfléchir un peu, à se demander si la société est juste.

- Ben voilà… Alors, les extraterrestres, il faut d'abord qu'ils étudient, qu'ils essaient d'éduquer un peu… Il y a des gens qui supporteraient plus ou moins bien l'idée…

- Tu sais, Johnny, moi je viens d'un peuple… On était tranquilles sur notre île, et y'a des mecs qui sont venus d'un continent qu'on n'avait jamais vu, qu'on ne connaissait même pas, qui était au-delà de deux océans, c'est te dire... Notre monde se limitait à un chapelet d'îles… Alors qu'il y ait, sur une autre planète, des mecs plus balaises que les balaises qui ont déjà foutu notre monde en l'air, ça ne m'étonne pas. J'espère juste qu'ils seront plus polis.

- Ce n'est pas tellement une question d'être balaise, en fait…

- Non, bien sûr, dans le fond… Mais pour ces mecs, quand ils ont débarqué, nous étions bien des êtres inférieurs…

- Tu crois ?

- Oui… Enfin, nous, en Polynésie, ça va, on s'en est plutôt bien tiré… Mais je sais qu'à l'extrême, en Australie, les aborigènes ont été consignés dans les livres de bord sous la catégorie "animaux"… Ça a justifié leur extermination, puis les réserves…

- Ah ? Je ne savais pas…

- Tu imagines que des extraterrestres fassent pareil avec l'humanité entière !

- Non, je n'imagine pas… Je crois que ce n'est pas possible. Ils n'ont pas du tout cette approche… Mais c'est bien le problème, en ce qui nous concerne, nous sommes capables de nous comporter comme ça… Si nous avions accès à la galaxie, nous pourrions faire la même chose, nous serions parmi les "méchants" qui accèdent trop tôt au voyage spatial…

- C'est déjà bien que, toi et moi, nous en discutions, comme ça, sur un bateau, sous les étoiles, et que nous soyons d'accord. Si nous pouvons comprendre que nous serions des "méchants", c'est que nous envisageons une humanité plus pacifique…

- Oui… Ça prouve déjà qu'une partie au moins de l'humanité serait prête à s'ouvrir à la galaxie…

- Le problème c'est que, toi et moi, nous sommes sur ce bateau, au milieu de l'Atlantique, mais dans la société qui vit sur les continents, nous ne sommes rien, nous ne parlons pas, nous ne comprenons même pas ce qu'il se passe réellement… Moi, en tout cas, j'ai abandonné, je suis parti…

- Je crois que c'est effectivement le problème…

- Les dirigeants de la planète sont comme ceux qui classaient les aborigènes dans la catégorie "animaux", ils n'ont pratiquement pas changé. Les dominants sont les plus dominateurs, c'est normal, c'est fait pour…

- Oui, enfin… Je ne sais pas… Je n'irais pas jusque-là… Mais bon, c'est vrai que, vu le comportement des gouvernements de la planète, j'imagine que si j'étais extraterrestre, je n'aurais pas très envie d'y aller…

- Tout à fait ! T'imagines qu'ils arrivent dans un pays, les politiques vont essayer de garder le secret, de fabriquer des armes hyper-puissantes pour niquer les voisins… Ou alors ils vont construire un parc d'attractions "ET Land"… J'imagine le truc… »

Nous partons tous les deux dans un fou rire énorme. Ça fait du bien de rire, de rire fort. Surtout comme ça, où nous nous trouvons, en pleine mer, sous les étoiles. Le son, le cri, part dans toutes les directions, monte au ciel… Ça doit leur faire plaisir, aux étoiles, de nous entendre rire comme ça.

Le calme revenu, je reprends :

« Oui, j'imagine surtout que les extraterrestres auraient du mal à établir un contact international : le pays d'origine essaierait de garder le monopole, pour exploiter les richesses… Il deviendrait ambassadeur terrien dans la galaxie, et tous les autres n'auraient qu'à attendre…

- Ah, c'est sûr… Ou alors il faudrait qu'ils débarquent dans tous les pays à la fois, comme ça il n'y aurait pas de jaloux.

- Oui, mais ça passerait pour une agression, pour une prise de pouvoir, un coup de force. Et justement ils ne veulent pas, je crois même qu'ils ne peuvent pas, faire ça…

- Oui, je sais… L'humanisme… Mais si maintenant l'enjeu c'est de sauver une grosse part de l'humanité qui est sous l'emprise d'un système malsain… Alors là, ce ne serait pas humaniste, qu'ils fassent un coup de force ?

- Je ne sais pas… Je ne sais pas si on peut dire que l'humanité est sous l'emprise d'un système…

- Mais si, Johnny, c'est évident ! Moi, je n'arrête pas de rencontrer des gens très bien, qui ont le cœur sur la main, avec lesquels je me sens fraternel, effectivement. Il y a plein de gens comme ça, ils fonctionnent sur la coopération. Et pourtant tous vivent dans un monde de chiens, dans un monde construit sur la compétition. Alors pourquoi ? Pourquoi ce monde a-t-il des valeurs totalement différentes des leurs ? Est-ce que les "représentants" représentent ces gens ?

- Euh… Ben je ne sais pas… On est en démocratie quand même… Il suffit de voter.

- En démocratie ? Ne me fais pas rire… Tu trouves qu'on est libre, qu'on fait ce qu'on veut ? Tu trouves ça, toi ? Tu trouves qu'on est bien informé, qu'on n'est pas manipulé ? Et, même quand on a l'information, on n'a pas le temps de réfléchir, on laisse ça aux autres, nous on travaille, on se vide le cerveau sur les rouages de la machine de production… Non, on n'est pas en démocratie, on est en oligarchie. Il y a un petit groupe de gens qui dirigent, qui font les lois, qui font les mœurs, au cours du temps, qui ont tout prévu pour que ça marche comme ça. Ils maintiennent une idéologie factice, qui justifie leur position prépondérante. À cause de leur idéologie, l'information est tronquée. Nous sommes manipulés. Et le pire dans tout ça, c'est qu'on croirait qu'on aime ça. Parce que c'est tout de même vrai qu'on peut voter, on pourrait élire des gens qui nous respectent. Mais non, on est naturellement attiré par les personnalités brutales, dominantes. Parce que nous avons été élevés comme ça, dans la culture de la domination…

- Eh ben… Tu es remonté ce soir…

- Oui, excuse-moi, je m'emporte un peu. C'est tout ce que tu me racontes, ça m'énerve…

- Ah bon ? Excuse-moi…

- Non, ce n'est pas ce que je veux dire… Ce qui m'énerve, c'est qu'il y a tous ces gens dans la galaxie, qu'on pourrait y aller, mais ce n'est pas possible parce que notre système est bancal. Tu vois, si au lieu de financer des armées pour se taper dessus, on investissait toutes nos ressources dans l'exploration de l'espace, je suis sûr qu'on y arriverait… Même s'il n'y avait pas une communauté galactique en train de nous attendre, ça vaudrait quand même le coup d'aller voir…

- Certainement… Mais là, c'est sûr, il y a une communauté galactique qui attend que nous soyons assez mûrs pour se présenter… »

Raï hoche la tête et reste pensif un moment. J'en profite pour rouler une clope, je suis en train de l'allumer quand il relance la conversation.

« Et sais-tu pourquoi ils s'intéressent à nous ?

- Non… Ça je n'ai pas pensé à le demander…

- L'humanité a peut-être quelque chose de spécial…

- Je ne crois pas… Ils font des études sur la Terre comme ils doivent faire des études sur d'autres planètes. Ils s'intéressent à l'évolution en général, au développement des cultures… Enfin si… Il y a un truc qui a l'air assez spécial ici, c'est justement que des civilisations différentes se sont développées sur des continents différents, sans se connaître. Alors, tu en parlais tout à l'heure, ce qui s'est passé quand les civilisations se sont rencontrées est similaire à ce qui se passe quand une civilisation planétaire rencontre la civilisation galactique…

- Ah ouais, ça les intéresse, ça ?… Ils auraient pu éviter que ça merde à ce point !

- Ben non justement, s'ils étaient intervenus, ils se seraient comportés en force coloniale, ils ne voulaient pas… »

Le silence tombe à nouveau sur le bateau. Il fait bon malgré la nuit, la mer est calme, on sent juste un peu le vent qui glisse tout autour de nous, gonfle la voile, et nous fait avancer.

Le bateau filant sur l'eau me fait penser à ma vie qui se déroule. Pour le moment c'est le voyage, c'est temporaire, en mouvement. C'est entre parenthèses. Après, je vais arriver, je vais retrouver Vania... Je crois que ma première envie sera de l'emmener voir Hermès.

 

Raïmana est un homme libre. D'une certaine façon il est, lui aussi, un extraterrestre. Il contribue, lui aussi, à ce que ces instants soient entre parenthèses.

Un homme libre est un extraterrestre sur terre, parce que beaucoup d'humains ne sont pas libres.

Raïmana ne vit pas sur un continent, pas dans une ville. Il n'est d'aucun pays. Il ne participe pas au commerce parce qu'il vit de troc. On a du mal à le croire, mais c'est possible.

Le bateau, avant d'être baptisé Tavana, appartenait à un américain de passage sur l'île d'Huahine. Raïmana est né là-bas et il y vivait encore à ce moment-là. Comme par hasard, l'américain est tombé fou amoureux de sa sœur, coup de bol. Il a échangé son bateau contre des cours de tahitien…

 

Raïmana est un homme libre.

Moi aussi, à cet instant, et peut-être pour la première fois de ma vie, je suis un homme libre.

J'avais eu un aperçu de ce sentiment en sortant de l'hôpital, avant de rencontrer Vania et de partir pour le Chili. Mais je suis beaucoup plus serein maintenant, c'est plus intense.

Le bateau file sur l'eau comme je file sur ma vie. Je suis sur cet instant, le passé et le futur s'effacent. Je suis à ma place, au présent.

Les choses vont se dérouler, la machine va tourner. Des événements vont se présenter à moi, je sais ma raison d'être, je pourrai réagir correctement.

Je suis, j'ai un sens. Un sens émane de ma vie. Dès cet instant, j'exprime une intention. Je suis libre, moi aussi.