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12.

Vers onze heures du matin j'émerge du sommeil. Tout est calme, mais c'est un miracle que j'aie pu dormir jusqu'à cette heure avec le bruit qui règne dans l'hôtel depuis le petit matin.

Entre les poules, la patronne, les partants et les nouveaux arrivants, il était difficile de dire qui criait le plus fort. J'ai tout de même réussi à rester couché jusqu'à maintenant, moitié réveillé, moitié endormi, c'est une performance.

Hier soir, la voiture et le vélo de Léti étaient toujours en place quand je suis revenu sur le parking. Alors je suis rentré, je l'ai laissée regarder les étoiles et chercher des soucoupes volantes.

Je ne sais toujours pas quelle heure il était, mais je sais que j'ai eu un peu de mal à retrouver le chemin… Malgré la lune…

Quand je suis arrivé dans San Pedro, il n'y avait pas un bruit. Je suis discrètement entré dans ma chambre, et là, seulement, j'ai entendu des gens s'affairer pour partir aux excursions du matin.

Je me lève douloureusement et m'habille rapidement. Dans la chambre, il y a une lumière agréable, filtrée par les volets fermés. Je vois bien que l'extérieur semble très lumineux, mais je suis tout de même surpris en ouvrant la porte. Je fais un pas en arrière et détourne la tête. J'ai une folle envie de retourner me coucher, mais j'ai eu le temps de jeter un œil sur la montre accrochée à mon sac, et je sais que j'ai rendez-vous avec Léti dans une heure.

Malgré la brume qui flotte dans ma tête, je crois me souvenir que je ne voudrais pas manquer ça…

Courageusement, je me traîne jusqu'à l'accueil, où la propriétaire de l'hospedaje est en train de faire ses comptes. Je quémande un café. Elle me regarde d'un œil désapprobateur, puis va chercher un reste de café dans une bouilloire. Elle me demande si je vais manger ici, je lui réponds que je dois aller prendre le petit-déjeuner dans un bar, ce qui a pour effet d'accentuer cette lueur de désapprobation dans son regard.

En retournant à ma chambre avec un gros bol de café fumant, je dois bien reconnaître que je suis le seul hôte à traîner encore dans la cour. Une bonne partie d'entre eux doit être en excursion quelque part, plus ou moins loin, et le reste, ceux qui viennent d'arriver ou s'accordent une journée de repos, sont probablement sortis faire quelques courses avant midi.

Je m'assois sur une chaise d'école rouge, à une petite table en bois, devant ma chambre, sous le toit de paille qui déborde sur la cour. Tranquillement posé à l'ombre, je bois mon café en attendant l'heure de partir. L'heure de rejoindre Léti…

En me remémorant les événements de la veille, je me promets de repasser au marché pour m'acheter un des ponchos en laine que j'ai vus la dernière fois. Je les avais déjà remarqués, mais comme il faisait chaud je n'en avais pas vu l'utilité. Elle m'apparaît maintenant cruciale, en lettres rouges clignotantes. Je ne veux plus que les froides nuits du désert me privent encore des moments de grâce qu'on y vit parfois …

 

Un peu avant midi, je pars à la recherche du bar Clandestino, dans je ne sais plus quelle rue. Je demande à la patronne de me l'indiquer, ce qu'elle fait, polie malgré sa désapprobation.

Comme San Pedro n'est pas très grand, je m'en sors assez bien. Peu après midi, je débarque dans le bar, non sans avoir remarqué ma méprise quant à l'orthographe de son nom. D'ailleurs, ce qui m'étonne à San Pedro, c'est qu'on puisse trouver un bar branché, avec décor fantasmagorique, musique et connexion internet, derrière une vielle porte bleue ouverte dans un mur en adobe.

Léti est là, devant une des tables en bois brut. Dans la lumière tamisée, elle me semble encore plus belle. Je me dis que j'ai eu une sacrée chance de choir sur elle, littéralement. Il y a aussi deux gars autour de la table, ils la boivent du regard. Ils ne me voient pas arriver, il faut que je fasse le tour, que je me mette face à Léti, qu'elle me reconnaisse enfin, pour que les deux types sortent de leur contemplation.

« Ah ! Johnny, je t'attendais… Tiens, je te présente Michael et Nathan, les deux amis dont je t'ai parlé hier soir. »

Elle a levé les yeux sur moi et s'est fendue d'un large sourire. Ça m'a fait un grand plaisir, qui déboule comme ça sans prévenir, le bonheur tient à peu de chose. Je me dis que, comme les deux autres, je pourrais tomber dans une contemplation béate de cette fille, alors j'essaie de me ressaisir, de rester un peu plus lucide.

 

Quand elle a abandonné d'un coup la conversation, sans doute passionnante, qu'ils s'évertuaient à inventer pour elle, ils s'en sont pris un coup, les prétendants. Ils me regardent comme un intrus importun, l'air de dire : « Qui c'est celui-là, qu'est-ce qu'il vient faire ici ? »

Comme pour leur répondre, Léti entreprend de me présenter plus amplement.

« Johnny Milou, qui m'est tombé dessus hier soir dans le désert… »

Elle ne peut pas s'empêcher de rire à nouveau en pensant à notre rencontre.

« Et avec qui j'ai passé une partie de la nuit… Tu m'as ramené mon vélo ? »

Merci Léti, pour ce petit plaisir viril. Les deux autres ont blêmi. Que je passe une partie de la nuit avec leur icône, semble être de l'ordre du sacrilège suprême. Je fais mine de rien, juste un petit sourire de connivence, pour enfoncer le clou.

« Ah non, tiens, j'ai complètement oublié… Mais c'est pas grave, on n'a qu'à repasser à ma chambre tout à l'heure. »

Le simple fait de mentionner ma chambre est largement pire que l'annonce de la troisième guerre mondiale. Ils commencent à perdre pied, se raccrochent à la table pour ne pas venir m'étrangler sur-le-champ.

Profitant du passage d'un serveur qui leur apporte leurs déjeuners, je commande le mien. Ça fait un peu diversion, je demande des renseignements sur les plats, Léti m'explique en quoi ça consiste. Sitôt la commande passée, un plat fumant arrive devant moi. Nous mangeons tous en parlant de choses et d'autres.

Autour de Léti, nous, les trois garçons, faisons comme trois coqs qui se chamaillent à coups de patte sur le côté, et font les beaux devant la plus jolie poule du coin. Malgré le coup d'éclat à mon arrivée, je ne suis absolument pas doué à ce jeu, je m'en prends plein la figure.

Ils ont beaucoup voyagé, avec leurs fidèles sacs à dos, alors ils étalent tout ça devant nous et n'arrêtent pas de s'étonner de mon inculture.

« Tu aurais dû voir Katmandu, c'est encore mieux qu'ici. Tu ne connais pas Katmandu ?

- Non, non, mais y'a pas que ça que je connais pas… »

Ils critiquent un peu tout, comparent, et se placent en conquérants, en juges. Eux, européens, ils savent, ils peuvent juger, ils sont comme des ethnologues au travail. Ils posent des questions, observent les autochtones, et puis ils pérorent. Des fois même, ils essaient d'expliquer quelques rudiments de civilisation à ces pauvres "pauvres" : comment ils devraient découper le poulet ou aménager un hôtel plus accueillant.

Au bout d'un moment, n'y tenant plus, je m'énerve un peu, je leur dis ma façon de penser. On ne peut pas toujours se battre sur le même terrain.

« Moi, je ne voyage pas pour juger les peuples qui m'accueillent. Il me semble que j'apprends beaucoup plus de choses sur moi en étant chez eux, que je ne pourrais leur en apprendre sur eux… Quand je discute avec quelqu'un, je me dis que j'aurais pu naître ici, aussi. Alors j'essaie de me mettre à sa place, de comprendre comment il vit, et je lui raconte comment moi je vis, chez moi. Et comme ça je comprends mieux comment je fonctionne, quel est l'impact de ma culture sur ma façon de voir, et aussi ce qu'il y a de commun entre tous les hommes de la Terre. Des fois il n'est même pas nécessaire de parler la même langue, les gestes et les émotions suffisent… »

Silence, j'ai massacré la bonne ambiance de foutage de gueule organisé qui se mettait doucement en place… Une mouche vient tourner autour des restes de plats, Michael l'écrase sauvagement sur la table… Ça ne m'étonne pas, il semble adorer dominer tout ce qui bouge, fût-ce une mouche.

Pour mettre encore un peu plus de distance entre nous, j'insiste :

« Et d'ailleurs je suis venu ici avec un but précis, j'ai quelque chose à faire, je ne suis pas en vacances. Mais je ne peux pas vous en parler là, une autre fois peut-être… »

Et je regarde Léti, avec un air mystérieux. Elle sirote négligemment son jus d'orange.

Évidemment les deux autres trouvent que mon discours est "bidon", que c'est n'importe quoi, que je ferais mieux de voyager un peu plus avant de parler. Certes. Je les laisse dire et finis mes œufs au bacon sans m'intéresser beaucoup à la conversation.

 

Léti annonce qu'elle a sommeil et que, probablement, elle va retourner à l'hôtel faire un petit somme. Nathan, celui qui est à sa droite, a les yeux qui s'agrandissent, pleins d'espoir. Il déclare que lui aussi a bien besoin d'une petite sieste. Léti sourit, il prend ça pour une promesse, mais moi, qui ai connu la fille dans une situation cocasse, je n'en serais pas si sûr.

Elle me regarde longuement, complice à cause de ce qu'elle m'a dit hier soir, puis elle propose qu'on se revoie en début de soirée pour décider d'un truc à faire. Elle a envie d'aller se promener dans le désert un peu plus loin que la veille.

De toute manière les deux autres sont d'accord, pas la peine de poser la question. Quant à moi, je n'en sais rien, ma prise de distance a un peu fonctionné, et je vois la scène plus de l'extérieur.

Malgré l'élan que je ressens pour Léti, je ne veux pas la suivre pour le simple fait de la suivre, donc je me donne l'après-midi pour décider.

Un peu vexée de ne pas réunir l'unanimité autour de son projet, elle me regarde avec une sorte de reproche. Elle n'a pas l'habitude.

 

À la sortie du bar, les saluts sont rapides, Michael et Nathan sont pressés de se retrouver seuls avec Léti. Je ne sais pas s'ils ont conscience qu'ils restent tout de même deux.

Je pars dans la direction opposée à la leur, pour ne pas m'imposer, s'il y a une chose que je déteste par-dessus tout c'est bien de m'imposer. Je préfère laisser les femmes libres de choisir qui les accompagne. Elles sont toujours libres, de toute façon.

Sur la route, je m'arrête tout de même au marché pour acheter un poncho de laine. Ils ont l'air effectivement très chauds, mais en plus du poncho, qui est ouvert, je décide de prendre une lourde veste en laine de lama. La veste est marron sombre avec des bandes plus claires, le poncho est blanc avec des bandes marron. En quittant le vendeur, je me dis que le blanc est salissant. À chaque fois j'y pense trop tard, j'aime trop les vêtements blancs.

Chargé de deux gros sacs en plastique, je continue au hasard, je traverse le marché, agréablement étalé sous les cannisses, et j'arrive devant l'église.

Parce que les églises sont toujours des lieux calmes, des havres de paix au milieu des villes, je décide d'y entrer, bien que San Pedro ne soit pas une ville stressante et que je n'aie pas réellement besoin de repos.

À l'intérieur, c'est plutôt petit. Les murs sont blanchis à la chaux, et on dirait, par endroits, qu'ils coulent. Le plafond est fait d'une charpente irrégulière en bois de cactus.

Pour m'écarter un peu des touristes qui passent prendre quelques photos, je m'avance et m'assieds sur un banc du deuxième rang.

Je ferme les yeux et écoute les bruits de la ville, agréablement étouffés par les murs de l'église. D'autres touristes entrent, mais ils parlent bas, ils chuchotent. On entend le vent qui pousse doucement la paille du toit, quelques oiseaux qui discutent dans les arbres proches.

Je suis à San Pedro de Atacama, à plus de dix milles kilomètres de chez moi, j'y suis, je suis là. Je sens la rotondité de la terre sous mes pieds, j'imagine que je suis assis sur une sphère, de l'autre côté d'où je suis né.

J'ai croisé des extraterrestres, un jour, il y a quelque temps, puis j'ai rencontré Vania, et je suis venu ici, et j'ai croisé Léti…

Et je ne sais pas ce qui vient après. Pour la première fois depuis que je suis à San Pedro, je pense à Vania, j'ai un élan de tendresse. D'un côté, je m'en veux d'avoir succombé comme un idiot aux charmes de Léti, de n'avoir plus vu qu'elle pendant un court instant. Mais d'un autre côté, je me demande si elle n'est pas liée avec le but de mon voyage, notre rencontre a tout de même quelque chose d'extraordinaire. C'est un point que je ne peux pas négliger.

 

Le soir venu, je retrouve le trio infernal sur la place de la mairie, un peu en avance. J'ai décidé de venir avec eux, parce que, il faut être lucide, je n'ai toujours pas d'autre idée. Après tout, partir dans le désert est à peu près ce que j'aurais fait seul, et je sais que Léti, au moins, partage le même but que moi.

Pour elle, c'est plutôt un jeu, une passion post-adolescente, alors que pour moi c'est une mission, mais le résultat est le même.

Nathan n'est pas au mieux de son entrain et Léti semble reposée, j'en conclus qu'elle a bien dormi et qu'il est resté sur le pas de la porte. Bien que je veuille rester distant par rapport au problème, j'en ressens une satisfaction sourde.

Léti propose que nous allions manger, même s'il est encore tôt, puis que nous partions tout de suite dans le désert, à la tombée de la nuit. Tout le monde est d'accord sauf Nathan, qui semble vouloir marquer sa désapprobation d'une manière ou d'une autre, pour faire le dur.

À cette heure, beaucoup de restaurants n'ont pas commencé à servir, le choix est donc vite fait. Je ne parle pas beaucoup, je suis absorbé par mes projets.

Depuis mon passage dans l'église, je me suis bien remis dans le bain, j'ai repris le but initial de mon voyage. La pause que je m'étais accordée en partant pour San Pedro est derrière moi, consommée.

Je sens bien que je n'ai pas d'autre but, que si je n'avance pas dans mes investigations, je tourne en rond. Sans compter que je grignote petit à petit mon budget. De ce point de vue, je suis tout de même assez pressé, je ne voudrais pas avoir à emprunter de l'argent à Vania, ni revenir bredouille.

Avant d'arriver, sur le bateau, et pendant le trajet de Guayaquil à Antofagasta, j'imaginais le désert d'Atacama comme une zone localisée, circonscrite à une taille humaine. Je prévoyais donc de faire ce qu'il m'a été dit : « Va dans le désert d'Atacama. » C'est-à-dire seulement y aller et voir ce qu'il se passerait.

Mais, depuis mon arrivée, je n'ai parcouru qu'une minuscule zone… Pire, si je ne trouve rien, je pourrai toujours me dire que je ne suis pas allé au bon endroit. Je pourrai toujours me le dire, même si je reste des mois dans la région !

Ce soir, si tout se passe comme je le souhaite, je vais pour la première fois m'enfoncer dans le désert. Là-bas je verrai bien. Je verrai si des extraterrestres m'attendent. C’est possible puisque l'un d'eux m'a donné rendez-vous. Si ce n'est pas le cas…

Je suis tiré de mes rêvasseries par un violent coup de pied que m'envoie Léti sous la table.

« Eh, Johnny, qu'est-ce que tu fous ? Où es-tu encore parti ?

- Non, rien, excuse-moi, excusez-moi, je pensais au truc que j'ai à faire ici…

- Toujours cette fameuse mission dont tu ne peux pas parler… Ne me fais pas rire, ironise Nathan.

- Ouais, ben t'occupes pas trop de ce que je pense, tu pourrais attraper une tumeur au cerveau.

- Et à moi, tu le dirais ce que tu es venu faire ici, demande Léti. Après tout, je t'ai bien raconté ce que je faisais dans le désert, moi…

- Oui, je te le dirai, peut-être, "si on se retrouve et si je ne suis pas passé à autre chose"…

- Mais c'est du chantage !

- Non, c'est juste un clin d'œil, une petite vengeance sans conséquences… »

Nathan et Michael n'ont rien compris à notre dernier échange, normal, il faut avoir vécu la nuit d'hier. De mon côté, j'ai toujours raffolé des blagues intimes, qui sont révélatrices de la complicité, et en ce qui concerne Léti, je suis plutôt fier d'avoir des instants de complicité. Il faut juste savoir éviter les rayons lasers dévastateurs qui jaillissent des yeux des deux autres.

 

Après le repas, ils doivent encore passer à leur chambre pour prendre quelques affaires, de mon côté, j'ai tout sur moi, je les accompagne donc directement dans une jolie maison d'hôtes, un peu à l'extérieur de la ville.

Pendant qu'ils se préparent, je regarde une carte étalée sur le nez du pick-up, et sur laquelle Léti m'a rapidement indiqué une direction.

Quand ils reviennent tous les trois, Nathan monte directement à la place du conducteur comme si c'était une chose évidente. Moi, je suis déjà monté à l'arrière, dans la benne, je ne me fais pas d'illusion, je suis pour ainsi dire rajouté au groupe.

Sur ce, à la surprise générale, Léti déclare qu'elle monte à l'arrière avec moi, pour discuter un peu. Nathan proteste qu'il a besoin d'elle pour lui indiquer la direction, mais elle rétorque qu'elle peut très bien la lui indiquer depuis l'arrière, pour peu qu'il ne roule pas trop vite.

Bougons, ils montent tous les deux à l'avant et Nathan démarre en trombe, pour, une fois de plus, marquer sa mauvaise humeur. J'espère qu'il gardera suffisamment de maîtrise pour éviter de nous précipiter dans un fossé en essayant de regarder ce qui se passe derrière. Un fossé, ou, à la limite, un cactus, il n’y a pas d’arbres dans le coin.

Léti me regarde d'un air étrange, gourmand. Pendant un bref instant, je me prends à rêver qu'elle a sauvagement envie de moi, mais je me ressaisis vite. Dès ses premiers mots, je comprends que son air carnassier n'est dû qu'à l'envie de me tirer les vers du nez.

« Alors, c'est quoi ce "truc" que tu dois faire ici ?

- Un truc. »

Elle minaude, envoie probablement dans ma direction une de ces vagues de sensualité dont elle m'a parlé dans le désert, une de celles qui font perdre la tête aux hommes.

« Allez… Dis-moi ce que c'est, tu as dit que tu me le dirais quand nous serions seuls. Ben voilà, nous sommes seuls… Et je peux te dire que les deux autres devant, ils l'ont plutôt mauvaise…. Allez, dis-le moi… »

Ce n'est pas tellement que je ne veuille pas lui dire, non, je ne pourrais pas, je ne peux pas résister à une minauderie de ce genre. Non, c'est plutôt que je ne sais pas comment le lui dire. Il me semble que j'ai si souvent raconté cette histoire, et avec plutôt peu de succès, sauf auprès de Vania, que je ne sais plus qu'en dire, par où commencer.

Comme je ne réponds pas, elle me pousse du coude et m'inonde de sourires forcés, de battements de cils frénétiques.

À court d'idées, je décide d'aller au plus simple, je lui raconte juste ce que je cherche ici, sans entrer dans les détails historiques.

« Ben, en fait, je suis venu pour essayer de voir des extraterrestres, moi aussi…

- Ah… C'est ça… Je m'en doutais ! Donc tu m'as un peu prise pour une conne hier soir, dans le désert, quand tu faisais semblant d'être étonné… »

Et voilà, c'est pour ça que je me méfie toujours des mensonges, même des plus petits, à chaque fois que je m'y risque ça me retombe sur la tête.

« Je voulais juste éviter d'en parler comme ça, tout de suite… J'ai rencontré pas mal de gens qui n'y croient pas du tout, aux extraterrestres, mais qui me croient fou, moi. Ça, ils en sont sûrs… Comme quoi les certitudes, c'est pas toujours rationnel…

- Oui, je comprends, il faut dire que tu l'es un peu, fou… Non ? Et puis moi encore je fais ça comme un passe-temps, mais toi, tu traverses carrément l'Atlantique pour venir jusqu'ici… Vous n'avez pas d'extraterrestres en Europe, pour que vous soyez obligés de venir mater les nôtres ?

- Pour tout te dire, je poursuis une intuition, comme un message que j'ai entendu en rêve, qui m'a dit de venir ici…

- Ah là, c'est sûr, t'es complètement barré ! Il entend des voix maintenant… Non mais Johnny, tu te fous de moi…

- Oui, un peu… C'est plus compliqué en fait… Mais ça, c'est une autre histoire, et je te la raconterai plus tard… Il faut tout de même garder un peu de mystère… »

Pendant une fraction de seconde, elle a repris la minauderie, mais elle a vite laissé tomber, considérant certainement qu'elle en savait assez pour aujourd'hui.

« Et où comptes-tu aller, pour les trouver ?

- Figure-toi que je n'en sais absolument rien…

- Tu penses les voir ce soir ?

- Je ne sais pas, je n'y crois pas tellement, mais comme je n'ai pas d'autre idée, j'ai décidé de vous suivre…

- Sympa. Tu n'es même pas venu pour moi !

- Je n'aurais surtout pas voulu venir uniquement pour toi…

- De mieux en mieux… Tu sais parler aux femmes, toi. Je ne te plais plus ?

- Y'a trop de gens à qui tu plais en ce moment. J'attends que ça décante, que tu décides qui est l'élu… Mais je n'ai pas envie de me battre avec les deux autres, alors je préfère rester zen, et vivre ma vie normalement.

- …

- Cela dit j'aime vraiment bien être là, derrière le pick-up, avec toi… Avec le vent, les étoiles immobiles… Et si je n'avais pas peur que Nathan pète un plomb j'adorerais te prendre dans mes bras et te parler doucement à l'oreille.

- Aaaah… Et qu'est-ce que tu me dirais à l'oreille ? »

Et elle se penche vers moi en tendant l'oreille.

En essayant de trouver rapidement une idée lumineuse, je me penche aussi vers elle. Mais alors que mon idée lumineuse tarde, et que je m'apprête à dire n'importe quoi, la roue avant droite du pick-up passe en plein sur une grosse pierre.

Je suis sûr qu'il l'a fait exprès, il a dû nous voir dans le rétroviseur…

Dans la phase ascendante du mouvement, nos têtes se sont rapprochées et mes dents ont un peu cogné son oreille. Pendant la phase descendante, nous avons tous les deux décollé de la benne. Puis dans la phase finale, la chute, le choc, nous nous sommes lamentablement éclatés sur la tôle. Et là, mes dents, toujours elles, se sont attaquées à son front.

Léti hurle, je jure, Nathan freine, avec je ne sais quel sentiment en tête. J'ai une envie folle de m'énerver, de le faire descendre de la voiture et de le massacrer. Mes dents me font mal, je sens le goût du sang de Léti dans ma bouche.

Elle, elle a une large saignée qui coule à droite de son visage, qui s'étale quand sa main, secouée par les cahots du pick-up, vient tâter les dégâts.

En fait elle me devance et c'est elle qui commence à l'incendier. Ça dure même si longtemps que j'ai le temps de me calmer. Quand elle a fini, elle se retourne vers moi, me prend à témoin. Je dis que je n'ai rien de mieux à ajouter.

Puisque Léti est blessée, je me dirige vers le siège du conducteur. Nathan a du mal à se faire à l'idée qu'il doit descendre et aller se taper le cul à l'arrière, mais je n'ai plus aucune pitié. Jusqu'à un certain point, je le hais.

Je lui dis sèchement de descendre, mais il n'obtempère que lorsque Léti arrive, décidée à conduire elle-même son pick-up. Il manque de m'arracher les doigts, restés agrippés à la portière, quand il essaie de la claquer violemment puis file vers l'arrière en jurant.

Il me hait aussi, mais je crois que sa haine, contrairement à la mienne, n'a aucune limite et, ce qui est pire, n'a non plus aucun fondement.

Après cet événement nous sommes tous les deux assez énervés, nous ne parlons plus de se susurrer quoi que ce soit à l'oreille.

Au lieu de cela, j'ai sorti la carte et j'essaie de guider Léti, qui a du mal à se situer : elle n'a pas suivi la route pendant que nous étions derrière.

 

Après avoir pris une piste, puis une autre, nous arrivons sur une petite bute, surmontée d'une sorte de parking, sauf qu'on pourrait se garer n'importe où dans ce désert.

Léti coupe le contact et nous descendons tous. Nathan et Michael m'ignorent ouvertement. Je commence à craindre que la nuit ne se transforme en cauchemar relationnel.

Le moteur coupé, le silence nous tombe sur les épaules. La lune n'est pas encore levée, on voit juste un disque de lumière se profiler là où elle va bientôt apparaître. San Pedro est loin derrière nous, on n'en voit plus aucune lumière, et il n'y a rien d'autre.

Je suis prêt à penser qu'on est arrivé, qu'on n'a plus qu'à s'asseoir là et attendre en regardant le ciel. Mais Léti ne semble pas de cet avis.

« On va marcher encore un peu à l'est, pour être plus isolés. »

Elle allume sa lampe torche et commence à marcher. Nous la suivons, sans même exprimer le moindre étonnement, elle est assez énervée comme ça.

Pourtant, je ne comprends pas comment nous pourrions être plus isolés…

 

Au bout d'un quart d'heure de marche, je remarque une lueur vacillante au creux d'un escarpement. Je montre la chose à Léti, et lui fais remarquer que nous étions plus isolés près de la voiture. Outre l'avantage, justement, d'être près de la voiture.

Elle grogne et déclare que, puisqu'il y a un importun, autant allez voir de quoi il retourne, nous obliquons donc. La lueur vacillante devient un fanal qui nous indique la direction.

 

Le fanal est un feu de camp, et l'importun est un homme assez âgé. En le voyant, je n'ai pas spécialement envie de lui dire qu'il nous importune par sa seule présence… Il est impressionnant.

Il porte un chapeau de cuir déformé et un trench-coat de cow-boy. Il est visiblement étranger, mais je ne dirais pas qu'il est un touriste, il a plutôt l'air d'un chasseur, d'un coureur de plaine. Quand il lève la tête vers nous, je vois des yeux légèrement bridés, perçants, dans un visage allongé. Un visage dont l'allongement est encore accentué par des cheveux longs, poivre et sel, et une barbe pointue.

Il nous regarde arriver un à un sans rien dire. Léti est la première, mais elle a perdu son allant, la présence du chasseur semble l'avoir instantanément calmée.

Nous nous retrouvons tous les quatre debout devant le feu, et l'homme, assis sur son rondin, qui nous regarde tranquillement, avec un petit sourire en coin. On pourrait être dans un western, nous serions les petits-bourgeois, venus réclamer leurs biens à un voleur de grand chemin.

Comme nous sommes trois garçons très courageux, et puisque c'est Léti qui a décidé de venir ici, nous nous tournons un à un vers elle. Du coup le chasseur la regarde aussi, tout le monde la regarde. Dans un moment aussi tendu, les étoiles elles-mêmes doivent la regarder.

Et pourtant elle n'est pas au mieux de sa superbe, Léti. Elle est un peu embêtée, timide. Si je n'étais pas inquiet à ce point de savoir comment nous allons pouvoir sortir de la situation, je penserais que ça la rend encore plus charmante.

« Euh… Nous avons vu de la lumière alors nous sommes venus… », dit-elle en haussant les épaules, et avec son plus beau sourire de gamine.

Le chasseur rigole, et nous invite à nous asseoir, il s'appelle Carlos. Léti est subjuguée. Elle commence à poser une foule de questions sur ce qu'il fait, d'où il vient et où il va. Carlos répond gentiment, toujours avec son sourire, comme si notre présence l'amusait beaucoup.

Nathan trouve quelques conneries à dire, ce qui lui vaut en retour des répliques assassines de la part de Carlos et de Léti. De plus en plus mécontent, il finit par se taire, puis il va faire un tour dans le désert environnant, bientôt suivi par son fidèle acolyte.

Restés seuls face à Carlos, nous nous regardons. Je ne sais pas à quoi elle pense, bien sûr, mais moi je me dis que je devrais parler à ce gars de ce que je cherche ici, je trouve cette rencontre suffisamment incongrue pour ça.

Elle ne doit pas être loin de penser la même chose, parce qu'elle annonce immédiatement :

« Nous sommes venus dans le désert pour essayer de voir les extraterrestres.

- Ah bon ? Tous ? »

Il se rigole encore, mais il ne semble pas surpris. Léti acquiesce, sans se donner la peine de répondre. Elle laisse faire le temps, attend de voir ce qui va tomber. Je suis d'un coup plus intéressé par la tournure que prend la discussion. L'air mystérieux et ironique de ce gars m'étonne. Il est évident qu'il s'amuse de la situation, mais je sens qu'il n'y a pas que de la moquerie dans son attitude, c'est comme s'il s'attendait à tout ce que nous disons, comme s'il avait quelque chose à nous transmettre et attendait le bon moment. Stimulé, je prends la parole flottante.

« Oui, nous voulions venir dans un endroit inhabité pour essayer de voir quelque chose. Nous devons… Enfin je dois chercher à voir des extraterrestres.

- Le désert est vaste, il y a plein d'endroits inhabités dans le coin ! »

Je me sens un peu confus. C'est vrai que venir ici ou ailleurs… C'est un peu ridicule. Le désert d'Atacama est immense, effectivement, j'y pensais cet après-midi même.

« Ben, c'était juste une idée comme ça, je ne savais pas quoi faire de mieux.

- Dans ce cas, tu as bien fait, quand on ne sait pas quoi faire, il faut tout de même faire quelque chose, pour donner l'occasion au destin d'intervenir. »

Oui, c'est exactement ça, c'est ce que je me suis dit, dans des termes un peu plus confus, mais c'est bien ça.

Je n'ai rien à répondre, j'attends bêtement qu'il reprenne la conversation, ou que Léti vienne à mon secours, mais elle est aussi tétanisée que moi. Il comprend et relance.

« Et pourquoi me dites-vous tout ça ? Vous croyez que je peux vous aider ? Vous croyez peut-être que je suis un extraterrestre moi-même ? »

Ce n'était pas la meilleure chose à dire pour relancer la conversation. Un instant je crois qu'il va s'énerver, qu'il va sortir un flingue et nous étaler là. Je regarde Léti en regrettant de n'avoir pas pu entrer dans son duvet avant de mourir. Mais il rigole à nouveau de nos airs ahuris, puis il reprend.

« Ça ne se passe pas comme ça… Ce n'est pas comme ça que vous allez voir des extraterrestres… Il faut en faire un peu plus que sortir le soir à trente kilomètres de San Pedro. »

Un peu énervée de ces considérations qui semblent des critiques, Léti demande :

« Et comment fait-on alors ? »

Il se retourne vers elle et la regarde droit dans les yeux.

« Il n'y a pas de recette, jeune fille, il faut suivre son intuition. »

Elle continue courageusement :

« Mais vous, vous en avez vu ?

- Là n'est pas le problème, moi je ne vous ai pas dit que je cherchais à voir des extraterrestres… En général je cherche plutôt à voir des terrestres… »

Du coup, la conversation tourne court, je reprends tout de même, pour aller au bout de mon idée :

« Vous n'avez rien à nous dire alors, pas un conseil à nous donner ?

- Je vous en ai déjà donné quelques-uns, des conseils, si seulement vous aviez écouté. Et d'ailleurs, pourquoi devrais-je vous donner des conseils ? Je ne suis pas un employé de l’office de tourisme… »

Il rigole tout seul, en battant le sable avec une tige de bois qu'il balance entre ses jambes depuis le début de la conversation.

À ce moment les deux imbéciles reviennent, l'air décidé. Je les voyais déjà depuis quelques minutes, en plein conciliabule, à une dizaine de mètres de nous.

Nathan, toujours plus prompt à la connerie que son collègue, s'avance et s'adresse à Léti.

« Léti, tu peux venir s'il te plaît ? Nous avons quelque chose à te dire.

- Quoi ?

- Non, viens, c'est un truc entre nous trois…

- Mais qu'est-ce que vous avez trouvé encore ? Tu vois pas qu'on est en train de parler ici !

- Si justement, je le vois… Et il faut qu'on parle, nous aussi…

- Bon, d'accord, mais t'as intérêt à avoir vraiment quelque chose à dire ! »

Elle se lève, de nouveau très énervée, et va rejoindre le conciliabule. Ils s'éloignent un peu plus parce qu'elle a tendance à parler trop fort.

Carlos n'a pratiquement pas levé les yeux pendant tout l'échange. Une fois de plus, j'ai l'impression qu'il comprend tout ce qui se passe avec une acuité bien supérieure à la mienne.

Puis, lentement, il lève les yeux vers moi, et me regarde si intensément que je ne peux pas m'empêcher de parler, pour rompre l'effet anesthésiant.

« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?

- Je ne sais pas… Maintenant que nous sommes seuls, nous pouvons peut-être parler sérieusement. »

Je suis à nouveau transi, j'ai du mal à respirer.

« Comment ça, parler sérieusement ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Rien de spécial, mais tu avais des questions il me semble… Tu cherches à voir des extraterrestres, tu as dit que tu "dois" voir des extraterrestres. C'est bien ça ?

- Oui, c'est ça, c'est ce que j'ai dit, mais vous avez répondu… Rien du tout en fait, vous n'avez pas répondu.

- Pourquoi dois-tu voir des extraterrestres ?

- Je ne sais pas exactement, les événements m'ont amené ici…

- Eh bien j'ai deux conseils à te donner. Le premier c'est d'arrêter de voyager avec tes amis, tu n'as rien à faire avec eux. Le deuxième c'est de chercher une zone assez vaste, désertique et vallonnée. Il y a un endroit comme ça, juste au nord de Tocopilla, tu n'as qu'à chercher sur une carte… »

Plus que jamais statufié, figé sur place, j'entends à peine Léti qui revient pour me dire qu'ils vont rentrer, que si je veux venir avec eux c'est tout de suite. Carlos a retrouvé son petit sourire habituel, il ne fait plus attention à moi, mais je ressens encore son regard vrillé dans le mien quelques secondes auparavant.

Complètement déconnecté, je me laisse entraîner par Léti, qui a sagement décidé qu'elle ne pouvait pas me laisser là, malgré ma passivité de comateux.

Au retour je monte derrière avec Michael pendant que Léti et Nathan discutent dur devant, mais ça ne m'affecte pas le moins du monde.

Je suis illuminé, j'ai trouvé une indication, une piste. D'aucuns douteraient de sa solidité, mais moi, plus rien ne me choque.