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Lire > Chapitre 5 :

5.

Je suis rentré dans ma vie courante, comme on rentre dans un gant souvent porté, si bien ajusté qu'on ne le sent plus, qu'on l'oublie.

Après l'épisode de l'enlèvement, je suis resté un peu pour aider aux champs et je suis revenu en train.

La capitale n'avait pas changé en mon absence, mon petit appartement ne s'était pas auto-nettoyé, aucun mécène mercenaire ne m'avait adressé un gros chèque pour mes bonnes œuvres et aucun employeur bien intentionné ne m'avait offert un travail.

Mais la télé était toujours là et j'avais ramené pas mal d'herbe.

 

Ça m'est revenu en tête quelques semaines plus tard, d'abord par moments épars, puis de plus en plus, comme une obsession. C'était très embrouillé. Je n'arrivais pas encore à faire le tri entre la conviction et le doute. J'inclinai pour la conviction, mais ça me semblait dur à porter dans le monde moderne. Le doute était plus simple, plus conforme à la norme.

Le problème était assez simple : il me fallait admettre soit que j'étais complètement givré, soit que je détenais une information primordiale pour l'humanité.

Vu mon historique, la première solution était la plus plausible. Déjà, sans que j'ouvre la bouche, trois quarts des humains que je croise me classent dans la catégorie "rebut de la société". Je le vois dans leur regard. Et ça pourrait être accompagné de compassion, mais pas du tout, ça ne l'est pas. Plutôt un peu de dégoût et beaucoup de distance, le plus possible, c'est peut-être contagieux.

Alors, naturellement, j'ai d'abord essayé de me rassurer sur mon état mental.

 

Je saisis l'annuaire qui bloque la petite étagère sur laquelle des tubes d'épices sont entassés en vrac.

Emporté par l'action, je n'ai pas pensé à prendre quelque chose pour remplacer l'annuaire, pourtant essentiel à l'équilibre de l'ensemble. L'étagère menace de s'effondrer.

Un bref instant je reste suspendu, un soupir imaginaire émane de mon cerveau. Lassé de toujours me trouver dans des situations pourries, je lâche le tout et me retourne, sans même regarder les épices s'effondrer sur le sol. Je les entends seulement, un fracas quelque peu assourdi, parce que je m'y attendais et que je l'ai accepté.

Dans mon quartier, il y a trois mille psychanalystes, quelques centaines de psychiatres et un nombre incalculable de gourous, magnétiseurs, relaxeurs, étireurs, faiseurs de bonheur en tout genre. Je me concentre sur les psychiatres qui me semblent les plus aptes à répondre à une question toute simple :

 

« Voilà, docteur, je ne sais pas ce qui m'arrive… Vous devez entendre ça tout le temps… Enfin, ce qui m'arrive… c'est que j'ai l'impression d'avoir vécu des trucs extra… ordinaires, mais je ne sais pas si c'est réel ou non.

- Oui

- Alors voilà… Comme je me suis fait taper dessus juste avant que ça arrive, je voulais que vous vérifiiez si je n'avais pas le cerveau détraqué… Je sais pas, un coup mal placé…

- Oui

- Ben… C'est tout…

- Il faut que vous m'en disiez un peu plus. Par exemple, ces "trucs" extraordinaires, de quoi s'agit-il exactement ?

- Euh… En fait, j'ai l'impression d'avoir été enlevé par des extraterrestres…

- D'accord. Pouvez-vous me raconter comment vous avez vécu cette scène ?

- Alors… J'étais dans la campagne… Donc, comme je vous le disais, je me suis fait frapper par des jeunes qui me ramenaient en ville, je revenais de vacances... Ils m'ont laissé sur le bord de la route... J'ai vu de la lumière… Je me suis approché, et après je suis tombé, je ne me souviens plus d'un long moment, et je me suis réveillé dans une soucoupe volante… Enfin je résume un peu…

- Qu'est-ce qui vous a fait penser à une soucoupe volante ?

- Rien, à ce moment-là je pensais être retenu en otage par des services secrets…

- Ah ? Et quand, alors, avez-vous pensé qu'il s'agissait d'extraterrestres ?

- Et bien, quand ils m'ont ramené sur terre, à l'endroit où ils m'avaient pris, j'ai vu la soucoupe de l'extérieur... Elle est partie très vite, comme aspirée vers le ciel, et je vous assure que c'était impressionnant…

- Certainement, certainement. Donc vous avez vu une soucoupe volante partir dans le ciel. Très bien. Avez-vous reçu des coups à la tête ? »

C'est ce que je craignais, il ne me croit pas une seconde…

D'un autre côté, je suis venu pour ça. Alors je continue, bien que je sois assez énervé de le voir écarter la possibilité sans même l'envisager.

« Ben, ils m'ont filé un ou deux coups de poings, mais plutôt dans le ventre d'après ce que je me souviens…

- Vous souvenez-vous bien de la scène ?

- Oui, maintenant oui… Quand je me suis réveillé j'étais un peu dans les vapes, mais c'est revenu assez vite. D'ailleurs…

- Aviez-vous bu, dans la journée ?

- Non, rien du tout !

- D'autres drogues ?

- Non, pas à ce moment, je fume du cannabis de temps en temps, mais, là, j'étais clair.

- Avez-vous eu des ecchymoses, ou des traces de coups quelconques ?

- Non justement ! Il faut que je vous dise encore deux trucs qui me semblent bizarres. D'abord, je me suis aperçu, quelqu'un me l'a dit, que j'avais sauté une journée, je ne sais pas où elle est passée cette journée, je ne sais pas si j'ai dormi ou si les extraterrestres m'ont gardé une journée entière…

- Oui…

- Et la deuxième chose est que je n'ai eu aucune blessure, bien que j'aie fait une grosse chute… »

Il ne répond rien, il me regarde, je dirais bêtement, si je n'avais un certain respect pour les gens qui ont fait de longues études.

« Je veux dire que, d'après la chute, j'aurais pu me rompre le cou… Mais bon, si vous voulez, il faudrait que je vous raconte toute l'histoire… Il n'y a pas que ça d'inexplicable…

- Non, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Vous dites que vous avez perdu une journée entière, c'est bien ça ?

- Oui, exactement. Je devais dormir, mais je ne sais pas où… Dans mon souvenir, j'étais dans la soucoupe volante…

- Oui, oui… Avez-vous déjà eu des expériences similaires ?

- Non… rien…

- Je veux dire, pas forcément avec des extraterrestres, peut-être autre chose, une simple perte de connaissance ?

- Non, je ne crois pas… Quand j'étais gamin, il m'est arrivé une fois de tomber dans les pommes.

- Oui ?

- En fait, je devais avoir dix ans, je prenais mon petit-déjeuner, et il y avait un autre gamin qui faisait caca devant moi, dans la cour de chez lui je veux dire… Je sais, ça peut paraître bizarre, mais c'était l'été, à la campagne… Il était assez loin, mais je crois que d'imaginer quelqu'un en train de chier alors que je mangeais, ça m'a fait tourner de l'œil… »

Je souris bêtement, il me regarde sombrement…

« D'accord, rien d'autre ?

- Non. »

Il a l'air plus embêté qu'autre chose. Il me regarde de temps en temps puis replonge vers son bureau, vers un petit carnet sur lequel il avait noté quelques mots pendant la conversation. Peut-être attend-il que je me lève et sorte sans rien ajouter, ou que quelqu'un rentre pour le sortir de ce guêpier.

Ça pourrait durer des heures…

« Écoutez, docteur, je veux juste que vous me disiez si j'ai quelque chose au cerveau, je ne vous demande pas de me dire que j'ai effectivement vu des extraterrestres. Il m'est arrivé quelque chose de bizarre et je me demande si je vais bien, si je ne deviens pas fou… C'est vrai que ça me préoccupe beaucoup, je me demande un peu où est la réalité… Je veux dire, on a l'habitude de se moquer de ce genre d'histoire, mais moi, ça m'est arrivé, en vrai !

- Oui. Oui, oui… J'entends bien… Bon… Il y a peu de chance que votre cerveau ait été atteint au plan organique, si c'était le cas, vous auriez des séquelles externes et, éventuellement, des symptômes psychologiques importants. Maintenant, il peut s'agir d'un délire passager. Mais je ne peux rien vous dire de plus après ce court entretien.

- Vous ne pouvez pas me prescrire des analyses plus précises ?

- C'est ce que je vais faire... Je vais aussi vous prescrire des calmants pour vous aider un peu. Et arrêtez le cannabis, c'est peut-être la cause. »

Il ouvre son tiroir, plonge la main dedans, farfouille quelques instants, je note même assez longtemps, et sort une feuille d'ordonnance. Il a maintenant l'air décidé. Puis, tout d'un coup, il suspend son geste, pensif.

« Avez-vous de la famille ? Quelqu'un qui pourrait vous héberger ?

- Euh… Non… Pas que je sache. Je n'ai pas vu mes parents adoptifs depuis très longtemps.

- D'accord, d'accord…

- Ça pose un problème ?

- Non, non, aucun. »

Je ne comprends pas bien ce que ça signifie, mais je décide de ne pas m'y attarder. J'ai plutôt envie de partir, tant il est évident que cet homme ne peut en aucun cas m'aider. Il doit penser à une cure de sommeil ou quelque chose du genre. De mon côté, je n'ai vraiment pas besoin de ça. J'ai besoin d'un diagnostic, j'ai besoin de comprendre, de trouver une place cohérente à cette expérience qui m'est tombée dessus.

Il est en train de signer son ordonnance, à la va-vite comme tous les médecins. Il la plie et la pousse vers moi. Puis il prend une seconde feuille et là, quelqu'un frappe à la porte. Le bon psychiatre lève les yeux, son regard s'attarde un peu sur moi puis se perd vers la porte. Il annonce bruyamment « Entrez ! ».

Une fois de plus j'ai senti un peu trop tard que mon destin allait chavirer. Dans ce regard de respectable docteur j'ai furtivement aperçu une question, comme une flamme d'humanité qui s'est soudain animée, comme s'il me jaugeait pour s'assurer de la justesse de sa position.

D'un coup, j'ai compris que les personnes qui se trouvaient derrière la porte avaient un rapport direct avec ma présence, à mon insu. Et aussi, très probablement, que leurs intentions n'étaient pas à mon avantage.

La porte s'est ouverte pendant que je me levais. Les deux hommes en blouse blanche avancent vers moi d'un air déterminé. Il est clair que je ne peux pas fuir, ce sont des masses. Alors je me retourne vers le psychiatre qui se lève à son tour. Il ne me regarde pas franchement, il préfère s'adresser aux deux autres.

« Hôpital Sainte-Anne. Monsieur Roubigaut. »

Je reste sans voix, je le regarde.

« Écoutez, je ne suis pas venu ici pour qu'on m'interne !

- Oui, bien sûr, personne ne vient ici pour être interné, personne ne se trouve jamais malade dans ma spécialité. »

Il est passé à l'air désabusé. Il a perdu la retenue qu'il arborait fièrement pendant notre entretien. Il n'est qu'un homme qui fait son travail, avec même quelques doutes, comme beaucoup d'entre nous.

Alors que je continue de le regarder, avec probablement peint sur mon visage le profond sentiment d'injustice qui me submerge, il baisse les yeux. Contre l'injustice je ne peux rien. Mon corps entier en subit les conséquences, le sentiment s'infiltre partout. Alors ça se voit, et, parfois, ça émeut les gens qui m'entourent.

Pour se justifier, le psychiatre continue :

« Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas très grave. Vous allez juste rester quelques jours en repos et mon collègue verra comment ça se passe…

- Mais je vais bien, je n'ai pas besoin de repos ! Je vous ai raconté une expérience, un truc que je crois avoir vécu, mais je ne vois pas des extraterrestres partout !

- Je sais, mais le simple fait que vous veniez me voir indique que vous y accordez une grande importance, et vous me l'avez vous-même confirmé tout à l'heure. Il est donc possible que vous soyez atteint de ce qu'on appelle un délire obsessionnel. Si c'est le cas, vous pourriez, à l'occasion d'une crise, devenir dangereux pour autrui ou pour vous-même. Et dans ces conditions, je suis obligé de vous faire interner pour poursuivre des analyses. C'est tout simple… »

Par derrière, les deux masses commencent à me tirer, doucement d'abord, puis plus fermement. Je n'ai pas la force de résister, ils me soutiennent chacun par un bras et j'essaie juste de ne pas tomber. Je regarde le psychiatre sans rien répondre.

D'un côté, subir des analyses, c'est bien ce que je voulais, de l'autre je ne voyais pas ça comme ça…

Personne ne se fera jamais interner pour une histoire de la sorte, mais moi, oui. J'aimerais bien qu'on m'explique en quoi je suis dangereux. Oui, je me suis cassé la figure sur des extraterrestres, certes...

Je dois avoir l'air louche, ou maladif. Enfin quoi que ce soit, on me plaint, on me craint, non pour soi-même, mais de façon plus vague, comme si je portais en moi l'instabilité absolue, comme si j'en étais le symbole.

Puisque, de toute manière, je n'ai aucune marge de manœuvre, je me laisse aller, je suis les courants qui se présentent en attendant de voir où ça me mène.

Escaliers.

Ambulance.

Cachets dodo.

Sommeil…