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Lire > Chapitre 17 :

17.

J'ai regardé le vaisseau d'Hermès s'élever silencieusement dans les airs… À une vitesse vertigineuse, mais ça ne me surprend plus.

Puis, quand il eut complètement disparu, j'ai réalisé que mes deux pieds foulaient à nouveau le sol de la Terre.

 

Bizarrement, je me sens abandonné. Je ne dirais pas seul, puisque je vais retrouver tous les gens que je connais, mais abandonné.

J'ai le sentiment que quelqu'un a ouvert la porte de ma cage, très peu de temps, puis l'a refermée. Cette cage, je n'en avais jamais eu conscience auparavant, je l'ai découverte quand j'en suis sorti.

Je suis là, et je n'ai aucun moyen de retourner là-haut, je suis bloqué. Et pourtant ce qu'il y a au-dessus de nos têtes est sacrément intéressant, je vous le garantis.

D'après ce que m'a dit Hermès, je n'ai pas non plus beaucoup de chance de convaincre mes congénères de ce que j'ai vu.

En fait, il m'a carrément déconseillé d'essayer.

« Admettre l'existence d'êtres supérieurs, mais non divins, c'est-à-dire qui ne soient pas nécessairement tournés vers vous, est un pas que la plupart de tes frères terriens ne peuvent franchir. Nous ne pensons pas être supérieurs à vous, nous sommes des êtres très semblables, mais, du fait de notre supériorité théorique et technologique, vous nous percevez comme supérieurs. »

 

En remettant mon scooter sur la route, je réalise que j'ai atteint le but de mon voyage. J'ai de nouveau côtoyé des extraterrestres, je suis même allé les voir chez eux.

Mais qu'ai-je de plus maintenant ? Qu'est-ce qui a changé, réellement ?

Je serre, dans ma poche extérieure, le petit transmetteur que m'a laissé Hermès. Il m'en a rapidement expliqué le fonctionnement et m'a assuré que je pourrais le contacter, malgré la petite taille de l'appareil.

Ça, c'est une preuve, c'est un objet tangible que je peux montrer. D'abord à moi-même, dorénavant je pourrai le palper dès que je douterai. Et puis à d'autres, peut-être, quand je voudrai convaincre, bien qu'Hermès me l'ait également déconseillé.

La route défile dans l'unique phare du scooter, la nuit est encore profonde mais je sais que le jour ne va pas tarder. J'ai repris sans réfléchir la route qui m'avait amené, l'avant-veille.

Cette fois la journée n'a pas disparu, je l'ai vécue consciemment, je me souviens de tout.

 

En fin de compte je me sens rempli, complet. Mon but est rempli. Et du coup je suis libre, je suis joyeux. Je dois rentrer, certes, et je sens bien que d'autres questions m'attendent, quand je voudrai bien me les poser.

J'ai surtout gagné ma conviction personnelle, et un petit objet à exhiber. Mais il me reste à décider ce que va devenir ma vie, ce que je ferai de cette conviction.

Hermès m'a confié une mission, je commencerai par ça, bien sûr. Des enquêtes, je ferai des enquêtes. Il faudra que je réfléchisse aux moyens.

Tout cela plane vaguement dans ma tête, mais ça n'atterrit pas, ça reste en l'air, soutenu par ma joie latente, ma complétude, et la monotonie du bitume qui défile sous les roues.

Et puis ça se dissipe, quand je m'accorde à nouveau quelques jours de vacances. Oui, des vacances, comme à San Pedro… J'aurai bien le temps de repenser à tout ça plus tard…

Et il ne reste que le vide, un vide plein, comme le néant du bouddhisme. Un vide plein de joie, de béatitude, de complétude, de quiétude. De confiance aussi, en l'avenir, en mon destin. Un vide plein d'être, simplement, d'être moi.

 

Arrivé au matin à Tocopilla, j'ai choisi de m'asseoir à une terrasse et de m'offrir un petit déjeuner d'enfer, pour bien commencer les vacances. Œufs, jambon, purée de haricots rouges, jus d'orange…

En regardant distraitement la carte du Chili, étalée devant moi, je pense à mon voyage de retour. L'achat du scooter m'a laissé quelques moyens financiers, mais je préfère ne pas faire me lancer dans un voyage de retour à grands frais, on ne sait jamais… Le scooter me donne une certaine autonomie tant que je suis sur la terre ferme, puis, pour traverser l’océan, je pourrai, comme à l’aller, me faire embarquer sur un bateau.

L'idée m'effleure de trouver une connexion au réseau pour chercher un bateau, mais ça me semble compliqué. Je suis au Chili et il faudrait que je trouve des bateaux qui partent d'Amérique du Sud en direction de l'Europe…

Puis l'idée tombe d'aller directement dans un port et de traîner sur les pontons jusqu'à trouver une bonne âme pour m'embarquer. Ça me semble plus prometteur, plus lumineux.

Dans la région, en matière de port passant, pour les voiliers, je ne vois pas mieux que Panama. Tout le monde y fait escale, sauf les fier-à-bras qui veulent se faire le Cap Horn, ou, mais ils sont moins nombreux, les voyageurs de passage en Patagonie.

 

Le ventre bien plein, le sourire aux lèvres et l'optimisme débordant, je décide de repartir tout de suite vers Panama, de ne pas retourner à San Pedro pour revendre le scooter, de ne pas essayer de revoir Léti, qui est probablement déjà partie…

Je ne m'inquiète pas pour le scooter, après tout il ne me reste plus qu'à rentrer, je ne l'ai pas payé cher, et je pourrai toujours le revendre ailleurs.

Comme je n'ai pas trop envie de réfléchir, je repars sur la même route, vers le nord, en longeant la côte. C'est la troisième fois, je commence à bien connaître le chemin.

J'ai vu sur la carte que je pouvais remonter le long de la côte jusqu'à Iquique, ça doit faire dans les trois cents kilomètres. Pour une première journée de voyage c'est ce qu'il faut.

Je me promets que ce soir, une fois là-bas, je regarderai plus en détail le chemin jusqu'à Panama.

 

Les images d'Hermès et de la Terre vue de l'espace ont très rapidement quitté ma tête. Je n'ai pas oublié, je n'oublierai jamais. Mais j'ai peut-être occulté, parce que je suis en vacances, parce que je suis sur terre et parce que j'ai probablement eu peur, à mon insu, quand j'ai vu la boule bleue s'élever devant moi, peur de l'avoir quittée à jamais.

Je suis content d'être sur terre, je la retrouve.

J'ai été content de manger à une terrasse, de voir la ville s'agiter, les gens passer. Je leur ai dit bonjour.

J'ai été content de sentir les aliments passer dans ma bouche.

J'ai été content de sentir le vent doux glisser sur mon visage, sous ma chemise, de voir le paysage se transformer au sortir de la ville. Les vagues qui déferlent sur la côte. Et la végétation aussi, j'ai été content de revoir des arbres.

Et finalement, je suis content d'être sur terre, d'être un humain de la Terre. Je suis fier de ma planète, je la trouve belle.

Même si j'ai hâte de visiter la galaxie, je l'aime, ma planète.

 

Au début de l'après-midi, j'arrive à Iquique. Avec mon petit-déjeuner pantagruélique dans le ventre, je ne me suis pas arrêté pour manger. J'ai roulé sans cesse depuis le matin, et je suis couvert de poussière, les cheveux asséchés par le vent.

En suivant la côte, j'ai atterri sur une longue plage. J'ai garé le scooter un peu à l'écart et je suis descendu. Ça aussi je suis content de le sentir à nouveau, mes pieds qui s'enfoncent dans le sable…

Je m'assieds et plonge mes deux mains dedans, c'est chaud. J'étends les doigts pour bien sentir les grains bouger contre ma peau.

Le Pacifique déferle sous mes yeux. Des sportifs s'adonnent à leur passion, je me demande comment tout ça fait pour ne pas s'emmêler. Les surfs, les voiles, les cerfs-volants, ça part dans tous les sens.

J'ai envie de les rejoindre, d'aller me laver du voyage. Et puis, avec cette ambiance de vacances, tout le monde qui joue, ça donne envie de profiter un peu du soleil et des vagues. Ça doit être un conditionnement de l'homme moderne.

Je me lève et marche vers la mer, en slalomant entre les plagistes. Les hommes pérorent, les enfants jouent dans le sable, et des filles aux seins nus narguent mes pulsions refoulées.

Un peu plus bas, le sable est mouillé, la sensation change, on commence à être plus dans l'action. Le grondement des vagues s'amplifie, recouvre celui de la plage.

Le sable est plat, stable. Une légère brume d'embruns arrive de la mer chaque fois qu'une vague déferle. Et il y a comme un souffle continu venant du large, un véritable bain d'énergie vitale.

Face à la mer, j'ai un sentiment d'immensité, comme si tout le reste avait disparu, comme s'il n'y avait que cette immensité plate de la plage, l'immensité de l'océan derrière, et les vagues qui déferlent entre les deux.

À l'arrière de mon cerveau, une petite voix ajoute qu'autour de tout ça il y a encore l'immensité de l'univers, mais ce n'est pas actuellement ma préoccupation. Je veux juste aller dans l'eau.

 

Les vagues étaient plus grosses que je ne le pensais. Vues de là-haut, elles faisaient envie, elles paraissaient modestes. C'étaient des monstres.

Ça pour être lavé, je suis lavé… J'ai l'impression de sortir d'une machine de pressing, une des grosses. La première vague est bien passée, je l'ai déjà trouvée monumentale.

La deuxième était plus haute, elle a déferlé juste devant moi, j'ai vu les autres nageurs plonger mais je n'ai pas réagi. Je me suis pris le bouillon en pleine figure et mes pieds ont quitté le sol. J'ai tournoyé un moment dans les remous avant de pouvoir me rétablir.

La troisième était une montagne au sommet enneigé. Je l'ai vue monter devant moi juste au moment où je me relevais de la précédente. Un gigantesque bouillonnement blanc.

Je ne sais pas ce qui s'est passé, je sais seulement que ça a duré très longtemps. J'ai cru que je ne pourrais plus jamais respirer. Mais, en bout de course, la vague assassine m'a seulement projeté sur le sable, puis elle s'est retirée.

Je me suis retrouvé allongé face au sol, avec des grains de sable incrustés dans le visage.

Alors j'ai décidé de remonter, de me sécher, et de voir la suite…

 

Comme le soleil tape tout de même fort, je ne suis resté sur la plage que le temps de fumer une clope, puis je suis remonté à l'ombre d'un petit bar.

Sur la carte, de nouveau étalée sur la table, je constate que Iquique n'est qu'à deux cents kilomètres de la frontière nord. Mais ma carte ne va pas plus loin, je ne sais pas quelle distance il me reste à faire pour arriver à Panama City.

« Excusez-moi, Monsieur, est-ce que vous savez combien de kilomètres il y a d'ici à Panama ? »

Le gars me regarde d'un air bizarre, la bouche à moitié ouverte il semble se demander d'où je viens, quel être inconscient peut bien poser une telle question.

Il est seul, assis à la table voisine, la cible idéale pour une question stupide. Alors je lui explique patiemment ce que je fais, le scooter, et que je veux prendre un bateau à Panama pour rentrer chez moi.

Le pauvre homme m'écoute, l'air de plus en plus désolé. Puis il sort un petit agenda de sa poche et me montre une carte de tout le continent, de son doigt il trace le trajet de Iquique à Panama.

Ça fait la moitié de l'Amérique du Sud, plus de trois mille kilomètres à vol d'oiseau !

Six mille kilomètres, probablement, par la route. Je reste suspendu, le gars me regarde, satisfait de voir que je commence à comprendre.

Mais il en rajoute, il tire vers moi le journal qui traîne sur sa table et me montre un entrefilet sur le côté :

« Panama :
Compte tenu des dernières informations confirmant la présence de guérilleros repliés dans la province du Darien, zone limitrophe avec la Colombie, il est plus que jamais déconseillé aux touristes de se rendre dans cette zone frontalière. »

 

En sortant du bar je suis un peu perdu. Je me demande d'ailleurs pourquoi j'en suis sorti.

J'ai parlé un peu avec le gars. Il semblait maintenant très amusé, après être passé par l'étonnement et la désolation. Alors j'ai coupé court, j'ai dit que je devais y aller, que je me débrouillerais bien.

J'ai tout de même noté ce qu'il a dit tout à la fin : « Le plus sûr c'est d'essayer de trouver une place de passager sur un cargo… Depuis n'importe quelle ville de la côte… »

J'ai donc repris mon scooter et j'ai quitté la plage à regret, en projetant de passer la fin de la journée à traîner dans le port de commerce.

Je ne sais absolument pas comment on fait pour embarquer sur un cargo. J'envisage seulement de me pointer et de voir sur place.

Au bord de la route, devant la plage, j'ai trouvé une carte de la ville, sur un grand panneau. Elle est usée, mais j'arrive tout de même à me situer et à voir le port, il est plus au nord, au bout d'un petit isthme.

Je souris en pensant que le Panama est aussi un isthme, partir d'un isthme pour en rejoindre un autre, c'est plutôt bon signe.

 

Alors que la soirée est déjà bien avancée, je n'ai toujours rien trouvé. Je traîne sur le port, poussant mon scooter à la main.

J'ai essayé de parler avec les gens qui travaillent ou passent seulement sur les quais, mais personne ne semble porter un quelconque intérêt à mes questions, tout le monde a quelque chose d'urgent à faire.

Il y a deux heures, j'avais réussi à voir un capitaine, mais il me demandait un prix que je ne pouvais pas payer. J'ai essayé de discuter, mais il m'a regardé en rigolant et m'a renvoyé jouer sur le quai.

Maintenant, je cherche un bateau qui doit partir ce soir, d'après ce que m'a dit un gars que j'ai rencontré, complètement saoul, dans un bar.

Le port est irrégulièrement éclairé. Souvent ça va, il y a assez de lampadaires, mais il y a aussi des passages sombres. Je les traverse le plus vite possible, après avoir vérifié que rien ne bouge. À cette heure, il n'y a presque plus personne sur les quais, mes pas et les grincements du scooter résonnent.

 

J'arrive au bout du quai que m'a indiqué mon ami alcoolique et je constate tout de suite qu'il y a effectivement plus d'activité. Un long cargo rouge, fatigué, y est amarré. Des hommes montent et descendent par une passerelle en portant des provisions. Devant, un petit groupe est en train de palabrer en fumant. Ce doit être l'équipe dirigeante…

J'oblique vers le petit groupe, autant essayer de voir directement les gens qui pourront décider ou non de me prendre.

Il faut que je remonte tout le quai à découvert, et ils m'ont déjà repéré. Ce n'est pas difficile : je suis seul, je sors du noir et je dois avoir une drôle de dégaine avec mon scooter à la main.

Ils pourraient avoir peur, se méfier un peu, mais ils n'ont pas du tout l'air inquiet. Ils me jettent de temps en temps un regard, juste pour voir où j'en suis.

Du coup c'est moi qui commence à avoir peur, ces gars pourraient tout aussi bien faire partie d'une mafia quelconque. Pour charger le bateau à dix heures du soir, sur un quai sombre, sans grue, sans rien, juste à dos d'hommes, il faut avoir quelque chose à cacher. Je me demande ce qu'il peut y avoir dans tous ces cartons… Au début je pensais à des victuailles, mais ça commence à faire beaucoup…

Ça me semble extrêmement long. Je marche depuis des heures sur le quai, à découvert. Et les gars continuent de me regarder à la dérobade, de plus en plus fréquemment à mesure que je m'approche. Derrière eux, le ballet des hommes qui transportent les cartons est imperturbable, comme une mécanique bien huilée. On entend leurs pas qui se superposent sans cadence, dans un tumulte de foule silencieuse.

Quand je finis par me rapprocher du petit groupe, ils commencent à se demander ce que je leur veux. Les discussions s'arrêtent et ils se tournent tous vers moi.

Je m'arrête, le scooter à la main.

« Bonjour… Euh… Bonsoir… Je me demandais… Euh… Vous appareillez ce soir, c'est ça ? »

Un homme trapu, au visage rond, me répond. Il porte une casquette blanche, une chemise rouge ouverte et tient un carnet à la main.

« Oui, c'est ça, cette nuit. Qui es-tu, gamin ? Pourquoi traînes-tu le soir, comme ça, sur le port ?

- Ben… En fait je cherche un bateau qui pourrait me prendre jusqu'à Panama… Il faut que je rentre chez moi… »

Silence en face. Ils me regardent un peu comme le gars de tout à l'heure, au bar, celui qui m'a dissuadé de partir en scooter. Je sens l'histoire mal partie, je m'attendrais presque à ce que l'un d'eux sorte un flingue et me descende. Triste destinée pour un gars qui vient de faire un tour dans l'espace.

« Oui… Donc voilà… Je suis arrivé en Amérique du Sud par bateau, et là j'ai fini mon voyage et je dois rentrer…

- …

- Alors je vais chercher un voilier à Panama… Parce que là-bas il y a beaucoup de voiliers qui passent… Non ?

- …

- Donc, là, maintenant, ce soir, je cherche un bateau pour remonter à Panama… »

Toujours aucune réaction, ça s'éternise, il y en a même un qui a le temps de tousser. De mon côté, j'ai dit tout ce que j'avais à dire, je me contente donc de sourire, l'air amical, sympa...

La plupart des gars me regardent d'un œil totalement indifférent, voire hostile, et il est évident qu'ils ne sont pas prêts à ouvrir la bouche. Seul celui qui a parlé tout à l'heure semble plus agité, le plus enclin à sortir un mot. Il se retourne de temps en temps vers les autres, mais la pression est sur lui.

Finalement il s'adresse à un des gars trop rapidement pour que je comprenne, et, après un bref échange, se retourne vers moi. Quelques-uns se marrent.

« Nous avons bien une chambre qui reste libre, mais elle n'est pas très confortable… Combien peux-tu payer ? »

Ils me regardent tous en souriant, je me demande ce que cette chambre a d'inconfortable. Mais je ne me démonte pas, je ne veux pas rester à Iquique une éternité.

Je dis une somme, en faisant attention qu'il m'en reste assez pour la fin du voyage, et j'ajoute que je veux bien dormir sur le pont s'il le faut, ce qui fait à nouveau rire tout le monde.

« Ce n'est pas beaucoup, reprend le gars à la casquette blanche.

- Ben… C'est tout ce que j'ai, je n'ai même pas de montre ou quoi que ce soit qui ait de la valeur… »

Le gars me regarde, me jauge…

En un quart de seconde, je pense que j'ai une chose très précieuse, une chose d'une valeur inestimable : le transmetteur. Je soutiens le regard, j'essaie de ne pas montrer la peur qui m'étreint subitement quand je pense qu'ils pourraient me dépouiller de ce bien, de ce lien.

Je garde tout de même le sourire, j'ai confiance. Le gars semble satisfait de l'inspection, il tourne les yeux, regarde un de ses potes, puis son regard tombe sur mon scooter et s'illumine.

« Et ça ? C'est quoi ça ? C'est ton scooter ?… Il est sale, mais a l'air en bon état…

- Euh… Oui, c'est mon scooter, je suis venu de San Pedro avec…

- La somme dont tu parlais et le scooter, je suis d'accord. »

Je n'y avais pas pensé à ça, ou plus exactement je n'y pensais plus…

« D'accord.

- Ok, bienvenue à bord, mon ami… Je te laisse le choix entre la chambre "inconfortable" et le pont… C'est comme tu veux ! »

Je souris vaguement, me demandant encore ce qu'elle peut bien avoir, cette chambre. Puis le gars me tape sur l'épaule, me fait signe de laisser le scooter à un des hommes et de le suivre.

 

La chambre...

Je comprends pourquoi ils se marraient tous. Il est impossible de dormir ici. Ce n'est pas seulement "inconfortable", c'est insupportable. La chambre est juste à côté de la salle des machines : c'est petit, étouffant de chaleur, et surtout extra­ordinairement bruyant.

À la réflexion je pense que je me suis bien fait avoir. Un instant je songe à récupérer mon argent, débarquer, et chercher autre chose, mais je décide plutôt de laisser tomber. J'ai choisi de prendre ce bateau, je le prends, et je ne me pose plus de questions.

Certes, l'intendant, car il est intendant, profite de la situation. Il a vu arriver un touriste perdu, les touristes sont en moyenne riches, il en profite, c'est normal. J'allais dire que c'est humain mais je n'en suis pas sûr, disons que c'est naturel...

 

À part ma chambre, le reste du bateau est plutôt agréable. J'ai pris l'habitude de venir m'allonger sur le pont supérieur, à l'ombre de la cheminée. J'y dors aussi, quand il ne pleut pas.

L'équipage m'a bien accueilli, ils se sont un peu foutus de moi au début, mais ont vite été plus sympathiques. Au total le voyage, qui s'annonçait plutôt mal, est un moment agréable. Les repas, en particulier, sont les plus conviviaux que j'aie connus.

Il m'est arrivé de discuter longtemps avec l'un ou l'autre des matelots. Je ne leur ai pas raconté d'histoire d'extraterrestres, maintenant je me méfie, mais je leur ai parlé de mon voyage, et du retour, dont je ne connais pas encore les détails.

En arrivant à Panama, Marco, un des gars, m'a conseillé d'aller fouiner dans les marinas, par exemple à Balboa. Il m'a expliqué que les bateaux attendent là-bas l'autorisation de s'engouffrer dans les écluses avec un paquebot, et que, pour passer le canal, les autorités panaméennes exigent la présence de quatre équipiers en plus du skipper.

Jusque-là rien de neuf, puisque j'ai déjà passé le canal à l'aller. Nous avions dû louer les services d'un chauffeur de taxi et de sa femme pour faire le compte. Ce que je ne savais pas, c'est que nous aurions pu recruter des routards qui rendent le service gratuitement en échange de la balade.

Ça me semble une bonne idée, si je fais la connaissance d'un équipage à Panama, il est assez probable que je pourrai rester sur le bateau pour traverser l'océan.

 

Le soir, à la marina, je n'ai eu aucun mal à rencontrer plusieurs équipages. Beaucoup cherchent effectivement des équipiers pour passer le canal. Il n'y a qu'à s'asseoir devant la capitainerie ou au bar. J'ai choisi le bar du yacht-club, plus frais.

Pour aller plus vite, j'ai fait le tour des tables en demandant si quelqu'un avait besoin d'un quatrième. Et j'avais l'avantage d'avoir déjà passé le canal en sens inverse, ce qui en intéressait plusieurs.

J'ai rapidement trouvé un équipage de deux couples qui voulait profiter de ma connaissance du canal. J'étais étonné qu'ils s'adressent à moi, parce qu'ils avaient tout l'air des personnes qui, habituellement, essaient plutôt de m'éviter.

De mon côté, je les trouvais hautains. Un des deux gars, visiblement le leader du groupe, avait l'habitude de parler avec les mains, comme si on ne comprenait pas ses mots. Une énorme gourmette s'agitait à son poignet gauche, une Cartier à son poignet droit. Parfois les deux se cognaient, ça faisait un bruit de ferraille, comme dans un duel à l'épée.

Mais j'avais tout de même décidé de faire la traversée avec eux, parce qu'ils rentraient en Europe, et que j'espérais naïvement m'incruster pour la traversée. Pour me convaincre, ils m'avaient assuré qu'ils me mèneraient au moins jusqu'à Isla Grande, où je trouverai sans aucun doute un autre bateau, il y en a plein.

 

Le passage du canal s'est bien passé, juste quelques frayeurs quand le skipper a bêtement décidé de passer derrière un remorqueur, entre son arrière et la berge.

Ça aurait pu bien se passer si le remorqueur avait été là juste pour faire joli. Ce n'était pas le cas, je m'en doutais, je l'avais dit, mais notre skipper amateur n'a rien voulu entendre.

Quand les hélices ont commencé à tourner, ça m'a fait l'impression d'être une fraise sur le point de fusionner avec un milk-shake. Le bateau a été projeté vers la paroi de l'écluse, et, comme l'abruti qui tenait la barre n'a eu aucune réaction immédiate, nous l'avons violemment heurtée. Nous avons été obligés de repousser le bateau jusqu'à ce qu'il soit passé, pendant que l'autre faisait hurler le moteur.

Et en plus il nous a engueulés, je n'arrivais pas à le croire. Sa réaction m'a paru tellement absurde que je n'ai rien répondu, je l'ai seulement regardé d'un air profondément attristé.

Quand nous sommes arrivés à Isla Grande, je ne me suis pas fait prier pour débarquer, je ne voulais pas traverser l'Atlantique avec un tel inconscient à la barre.

 

Il m'a fallu tout ce temps pour atterrir réellement, pour réaliser que j'ai quitté la Terre et y suis revenu.

Quand Hermès m'a déposé sur le sol, je suis parti très vite. Je sentais que beaucoup de choses allaient changer, que ça allait faire comme une petite révolution dans mes pensées, mais je voulais temporiser, souffler un peu.

Et je voulais retrouver la Terre, tous mes frères terriens, comme je les avais connus avant, une dernière fois. Je voulais me jeter dans la vie, courir, profiter de tout ce qui passe.

J'ai vécu le voyage comme un rêve, comme si un morceau de passé venait s'insinuer dans le présent. Et pendant tout ce temps j'ai gardé le voyage avec Hermès à l'écart, je l'ai occulté. Si je ne l'avais pas fait, je crois que je n'aurais pas pu m'empêcher d'en parler à tout le monde. Je ne sais pas ce qui se serait alors passé.

 

Le soleil se couche, l'obscurité avance de l'autre côté, sur la mer. J'ai marché tout autour de l'île et, comme à Balboa, j'ai cherché un bateau en manque d'équipiers. Mais je n'ai rien trouvé.

Une vague de déprime flotte sur mes pensées, mais elle n'arrive à s'accrocher nulle part. Alors ça passe… C'est là, mais ça passe… Et puis ça revient, toujours, parce que ça n'arrive tout de même pas à partir réellement.

Au terme de ce long périple me voilà ici, sur cette plage. Bloqué. Vania et la suite de ma vie sont loin, au-delà de l'océan. Je me demande combien de temps il me faudra pour trouver un bateau, s'il ne vaut pas mieux que je retourne sur le continent, par exemple à Colón, bien que la ville soit réputée très dangereuse.

Quoi qu'il en soit, je ne peux rien faire ce soir, la nuit est tombée et je ne trouverai rien de mieux. Comme je veux économiser l'argent qu'il me reste, je décide de passer la nuit sur la plage, et de ne rien manger.

 

Je m'allonge sur le sable et, pour la première fois depuis longtemps, plonge mon regard dans la voûte étoilée. J'ai encore en mémoire la vue qu'on avait de là-haut, la netteté des étoiles. Ici c'est plus flou, elles scintillent. Mais je les imagine bien, j'arrive à superposer les deux images.

Du coup je prends conscience de l'atmosphère. Je réalise que l'image de ma mémoire est la réalité, alors que l'image de mes yeux est passée au travers d’un filtre, comme un voile de fumée, un voile de chaleur. La perspective s'en trouve aplatie et les étoiles scintillent.

Puis la vision s'étend. Je réalise que je suis sur la Terre, dans le système solaire, et qu'il y a toute une vie, là-haut. Ça existe, je l'ai vu.

Jusqu'ici, pour moi, le ciel, l'univers, c'était quelque chose d'abstrait. Certes, il y a ces petites lumières de la nuit, mais on pourrait aussi bien dire qu'elles sont accrochées dans le ciel. On ne réalise pas que ce sont des soleils, très lointains.

C'est comme si mon monde, le monde que je conçois, s'était subitement agrandi. Avant je concevais bien la Terre, j'avais compris qu'elle est plus ou moins sphérique, suspendue dans l'espace. J'avais tout au plus entendu parler des autres planètes du système solaire, Mars, Venus et Jupiter.

Maintenant je visualise la galaxie, Hermès m'a montré une carte en trois dimensions, il m'a montré le soleil.

Et il m'a montré d'autres lieux, dont je n'ai pas retenu le nom, ça ne me servira à rien ici.

C'est habité, je reviens toujours à cette idée. Je crois que je n'ai pas encore complètement réalisé. Comme mon point de vue change, toutes mes pensées sont remises en question, et ça prend un peu de temps.

Je repense aux films de science-fiction que j'ai vus. Je me fixe sur "La guerre des étoiles". Pendant les projections, ou à la télé, j'ai toujours eu le sentiment que c'était une histoire vraie. Après non, en sortant de la séance je revenais les pieds sur terre et j'abandonnais vite ce sentiment.

Maintenant, j'ai les pieds enfoncés dans le sable, sur terre, et je me dis que, oui, ce pourrait être une histoire vraie… ou un mythe galactique.